Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Vincent Almendros. Extrait de : Un été


EXTRAIT >

 

Disons que pour mon frère, naviguer était un rêve d’enfant.

Cet été-là, il m’avait proposé de venir passer quelques jours en mer à bord de son voilier. Le plus simple, m’avait-il dit, était que Lone et moi prenions un train de nuit pour les rejoindre le matin du 3 à Naples. Je n’avais pas compris ce qui était simple.

Il ne fallait pas que je m’inquiète. Jeanne et lui nous attendraient au port. Celui-ci était situé au pied d’un château, je ne pouvais pas le manquer.

 

En arrivant devant l’édifice un peu après neuf heures, nous décidâmes, avec Lone, d’attendre de l’autre côté de la voie rapide. Nous posâmes nos sacs devant les édicules des compagnies maritimes, sur les vitres desquels des affichettes proposaient des prestations pour les îles environnantes. Au-dessus de nous, on pouvait lire l’inscription « Porto di Napoli » en grosses lettres noires. Je me tournai pour regarder de nouveau le château. C’est bon, dis-je à Lone, c’est là.

Elle venait de s’asseoir sur des marches et s’éventait avec le plan replié de Naples. Elle me sourit, sans rien dire. Elle était fatiguée. Elle avait chaud. Les ailes de son nez étaient pailletées de gouttelettes de transpiration. Je lui souris aussi. C’était le premier voyage que nous faisions ensemble, je ne voulais pas qu’elle pense qu’avec moi on pouvait se perdre.

J’ouvris un bouton de ma chemise et me tournai vers les quais d’embarquement où patientait un imposant ferry blanc. Il n’y avait pas le moindre bateau de plaisance ici. Je regardai ma montre. Je me demandais où était mon frère.

 

Cela devait faire une vingtaine de minutes que nous attendions au soleil lorsque mon téléphone se mit enfin à vibrer dans ma poche.

Vous êtes où ?

Là, au port, dis-je, devant le château.

Mon frère aussi était là, au port, devant le château. Il nous attendait.

Je ne le voyais pas.

Je ne te vois pas, me dit-il.

Je le cherchai du regard.

Où ça ?

Là, insista-t-il.

 

Mon frère se trouvait en réalité à un gros quart d’heure, pour le rejoindre nous devions longer à pied la via Ammiraglio Ferdinando Acton, puis, après le Giardini del Molosiglio, surtout ne pas prendre le tunnel mais bifurquer à gauche sur le front de mer, via Nazario Sauro, poursuivre tout droit et voilà, ce n’était pas compliqué, le port se trouvait là, via Partenope. Il y avait un château, je ne pouvais pas le manquer.

 

En approchant ma joue de la sienne, assombrie par une épaisse barbe mousseuse, je fis remarquer à mon frère qu’il existait deux châteaux à Naples.

Je sais, dit-il.

Tu ne me l’avais pas dit.

Non, moi je t’avais dit le castel dell’Ovo, l’autre c’est le castel Nuovo.

Ça se ressemble, dis-je.

C’est pas grave, dit-il, tu as dû mal comprendre, et il s’avança vers Lone en ôtant son chapeau. On se rencontre enfin, dit-il en l’embrassant, et tout en attaquant l’autre versant de son visage, il lui demanda si elle comprenait le français. Un peu, répondit-elle en riant.

Je voulais savoir ce que mon frère pensait d’elle, comme ça, au premier abord, mais malgré moi mon regard fut attiré par le chapeau qu’il venait de remettre sur sa tête. L’élégance de celui-ci, une sorte de large panama dont la calotte était entourée d’un ruban noir, dépareillait un peu avec le reste de sa tenue, son tee-shirt lie-de-vin maculé d’ocelles de graisse, son bermuda râpé et ses tongs. Il est beau ton chapeau, lui dis-je. Attends de voir le bateau, dit-il avec fierté.

 

A côté des vedettes à moteurs racées et aérodynamiques qui le prenaient en étau, le voilier de mon frère avait un aspect vieillot. Le mât était haut mais la coque pas très longue, moins de huit mètres environ. La partie émergée de celle-ci n’était plus vraiment blanche mais d’un gris érodé, verdi d’algues. Je sentis le regard de mon frère posé sur moi alors je hochai la tête. C’est super, dis-je.

Je me tournai vers Lone pour la prendre à témoin. Elle hocha la tête, elle aussi, et se pencha discrètement pour regarder en contrebas l’eau huileuse du port, à la surface de laquelle flottaient, au milieu de mamelons de mousse, une bouteille en plastique et deux ou trois cubes de polystyrène.

Mon frère venait de monter sur son voilier. Il se retourna pour l’aider à grimper en lui tendant la main. Lone retira ses ballerines sur le ponton et, d’une ample enjambée, franchit le balcon avant, sans parvenir à réprimer un cri d’appréhension qui se mua en rire nerveux. Tout va bien,

dit Jean pour la rassurer.

Mes premiers pas furent hésitants. Mon sac de voyage était lourd et me déséquilibrait. Je dus me courber pour parvenir sans heurt jusqu’à l’arrière du voilier, dans sa partie creuse. Là, en relevant très légèrement son chapeau, mon frère nous souhaita la bienvenue. Il affichait un sourire satisfait de propriétaire. Il massa sa barbe. Voilà le cockpit, dit-il. Je m’essuyai le front et regardai autour de moi le mètre carré dont nous disposions pour nous mouvoir. Deux banquettes étroites se faisaient face. C’est super, dis-je à nouveau en retirant le sac de mon dos. C’était donc là, en plein air, que nous allions passer l’essentiel de notre temps.

Avec une curiosité indécise, je m’approchai de l’ouverture qui composait l’entrée de la partie habitable et, du regard, fouillai l’intérieur du bateau. Tu peux visiter, me dit mon frère.

Je posai un pied sur la première marche. Le bois craqua sous le poids de mon corps. À l’intérieur régnait une chaleur lourde, inerte. De part et d’autre de la pièce se trouvaient deux autres banquettes. Celles-ci, plus longues que celles en extérieur, étaient recouvertes d’un affreux tissu jaune chamarré de bleu et encombrées de vêtements et d’objets divers.

Jean me conseilla de ranger nos deux sacs dans la couchette-cercueil de bâbord. Où ça ? Là, à gauche, dit-il en désignant un renfoncement déjà occupé par deux valises, et il me fit passer le sac de Lone. Je m’essuyai de nouveau le front.

J’avais chaud.

Mon frère descendit pour m’aider, vérifia d’un coup d’œil que les sacs étaient bien rangés puis tassa celui de Lone un peu plus vers le fond. Voilà, dit-il ensuite pour commencer la visite.

Lone descendit à son tour, mais comme nous lui barrions le passage, elle fut contrainte de s’arrêter sur la deuxième marche. Elle dut se pencher pour découvrir l’intérieur du bateau.

Ce n’est pas très grand, mais c’est fonctionnel, s’enorgueillit Jean. Je le regardai.

Jeanne n’est pas là ?

Non, dit-il.

 

 

Tout en m’expliquant que Jeanne avait dû aller acheter du pain - elle allait arriver -, mon frère s’avança vers l’unique porte qu’il ouvrit en me cédant le passage. La cabine dans laquelle j’entrai était occupée par un matelas qui épousait la forme en V de l’avant du bateau et reposait sur une superstructure en bois. Les cloisons avaient pour revêtement une moquette bleuâtre qui dégageait une légère odeur de moisissure. Pourtant, le capot au-dessus du lit était ouvert et apportait un peu d’air.

C’était la première fois, je crois, que je m’approchais d’un lit dans lequel mon frère et Jeanne avaient dormi. J’eus un mouvement de recul en découvrant le soutien-gorge qui traînait sur le drap. Il avait dû être oublié sans préméditation, pourtant, en regardant ses bonnets blancs ajourés, je ne pus m’empêcher d’imaginer que Jeanne ne l’avait pas laissé par hasard.

Vous êtes bien, là, dis-je en sortant de la cabine et, disant cela, je compris que je venais de quitter la seule chambre du bateau. Lone et moi ne dormirions donc pas ensemble mais séparés d’un bon mètre, disposant chacun d’une banquette.

Voilà, dit mon frère pour signifier que la visite était terminée, et il en profita pour ôter son chapeau. Il l’agita devant son visage pour s’éventer. D’une main, il ébouriffa ses cheveux. Ah, dit-il comme s’il avait omis quelque chose, et remettant son panama il nous montra, dans un recoin attenant à leur chambre, les toilettes. Il précisa qu’il nous en expliquerait le fonctionnement plus tard, mais ce n’est pas compliqué, dit-il, le système est composé d’une vanne et d’une pompe qui rejette le contenu de la cuvette dans la mer, comme ça, il faut pomper, pomper jusqu’à ce que l’eau arrive, vous voyez, mais il faut toujours regarder si la vanne est, attendez, dit-il comme s’il y avait un problème. Ah, ça y est, ajouta-t-il, et il recommença à activer la pompe, de haut en bas. Oui, ça n’a pas l’air très compliqué, dis-je.

 

Dehors, la température avait considérablement augmenté. L’air était devenu suffocant. Je sentais le soleil chauffer mon front et demandai à mon frère, qui était encore en bas, s’il avait un chapeau à me prêter. Tu n’en as pas ? Non, dis-je. Attends, dit-il. Je me redressai, et en me retournant vis Jeanne sur le quai.

Je voulus aussitôt l’accueillir par un sourire mais à cause de la réverbération sur les coques des bateaux, je fermai un œil et mon sourire se transforma en grimace. On se demandait ce que vous foutiez, lança-t-elle d’un ton enjoué tout en enjambant le garde-corps. Jeanne ne prononçait jamais le mot bonjour. Elle s’avança en s’accrochant à un câble relié au mât. Quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de moi, elle ajouta qu’elle était contente qu’on soit là.

Jean, dont la tête venait de reparaître à l’air libre, me fit passer une casquette en me disant qu’il n’avait trouvé que ça. C’est super, lui dis-je. C’est mieux que rien, rectifia-t-il, et après s’être emparé du sac plastique que Jeanne lui avait confié, il disparut à nouveau. Je considérai un instant la casquette, mais la main de Jeanne, déjà, se posait sur mon épaule. Je me laissai embrasser sur la joue, avant d’aller chercher la sienne dont, par la force des choses, je m’approchai. Sa peau était brune, parsemée de taches de son. Et alors que je tendais l’autre joue, Jeanne me demanda si j’étais seul.

Non, non, m’empressai-je de lui répondre, Lone est là. Je me tournai, cherchai autour de moi.

Elle s’est couchée, dit Jean dont la tête reparut pour la seconde fois devant nous. Il s’écarta pour nous laisser voir. En contrebas, en effet, Lone s’était allongée sur l’une des banquettes. Ses jambes étaient pliées en L et sa tête reposait sur un gilet de sauvetage dont l’un des pans faisait office de coussin. Elle est belle, dit Jeanne en esquissant un rictus. Elle est blonde, remarqua-t-elle.

 

Lone avait fini par rouvrir les yeux et, nous découvrant tous les trois massés dans l’embrasure, elle s’était redressée en se recoiffant à la va-vite. Elle s’excusa de s’avoir endormie. T’être, rectifia Jeanne. T’être endormie.

Je retirai ma casquette et m’essuyai le front. Sur le devant, l’inscription « Vendée-Globe 2011 - Les Sables d’Olonne » était brodée en lettres blanches. Je mis un temps avant de comprendre. Pour moi, la course en solitaire, jusque-là, s’écrivait Vent des globes.

 

Lone s’était avancée pour se présenter, elle avait tendu la main à Jeanne, qui la regardait, cette main, et finit par s’en saisir, s’en servant comme d’une poignée pour attirer Lone vers elle et l’embrasser sur les joues. À mi-parcours, elle scella son geste en disant son prénom, « Jeanne », comme une signature à laquelle Lone accola aussitôt la sienne.

Comment ?

Jeanne connaissait le prénom de Lone mais ne s’attendait peut-être pas à l’entendre prononcé ainsi.

Lone, répéta Lone.

Tu es fatiguée ? Un peu, répondit Lone en glissant une mèche derrière son oreille. J’enfonçai à nouveau la casquette sur ma tête. Bon, tout le monde est là, dit alors mon frère, on va pouvoir partir. Déjà ? dis-je. J’avais eu, l’espace d’un instant, l’impression que notre voyage se terminait.

En vérité, il commençait.

 

© Éditions de Minuit 2015

© Régis Durand de Girard

 

 

Quatrième de couverture > Jean, mon frère, venait d’acheter un voilier et m’invitait à passer quelques jours en mer. Je n’entais pas certain que ce soit une bonne idée que nous partions en vacances ensemble.

Quand je dis « nous », je ne pensais pas à Jean. Je pensais à Jeanne.

A jeanne et moi.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Vincent Almendros, Un été, Éditions de Minuit, janvier 2015, 95 pages, 11,50 €

Aucun commentaire pour ce contenu.