Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Virginie Despentes. Extrait de : Vernon Subutex


EXTRAIT >

 

Cassandre se penche au-dessus de la table, et lui demande, à voix basse :

— Et t’as… Farlopa ?

Depuis qu’elle a pris six jours de vacances à Barcelone elle ne peut plus dire remontant, ou Corinne, ou juste cocaïne – Farlopa. Lydia se penche à son tour, fait signe que non :

— Rien. Ça t’intéresserait ? J’ai peut-être un pote sur le quartier, il traîne dans un bar à deux rues. Tu veux que je passe voir ?

Oui, Cassandre aimerait bien. Elle a du mal à faire une soirée sans se faire des lignes. Elle raconte qu’elle est une consommatrice occasionnelle. Mais quand il n’y en a pas, elle appellerait la terre entière pour arranger ça. L’excuse est géniale, Paul prend sa veste :

— Si t’as un plan, ça me dit aussi. Je t’accompagne ? Cassandre tient tellement à se poudrer le nez qu’elle ne flaire pas l’embrouille. D’habitude, elle est plus fine que ça. Et perverse. Mais elle a trop envie de se taper une ligne pour capter ce qui se passe.

Dehors, ils font quelques pas en continuant de parler du dernier concert de Gossip, ils tournent au coin d’une rue, Paul voit un couple entrer dans un immeuble, il pense à bloquer la porte en continuant de parler avec elle, comme si l’un d’entre eux allait rentrer chez lui et terminait une discussion avant d’appeler l’ascenseur. Le couple ne les calcule pas, ils prennent les escaliers sans se retourner. Paul entraîne Lydia dans l’entrée, il y a un recoin derrière l’ascenseur. C’est la première fois qu’ils s’embrassent, et ils sont juste assez alcoolisés pour que ça fluidifie les gestes, mais pas assez pour faire des trucs grotesques. Demain, elle se souviendra de chaque parcelle de cet instant-là. Parce qu’il n’y a que ça qui l’intéresse, dans la vie, mais ça l’intéresse à fond : la première fois qu’on s’embrasse, la première fois qu’il soulève son pull et pose une main sur son soutien-gorge, puis fouille du bout des doigts pour l’écarter, s’en débarrasser, la première fois qu’elle a posé sa main à plat contre sa queue encore dans son pantalon, et qu’il bandait si dur qu’elle a cru défaillir, la première fois qu’il a cassé son poignet pour glisser sa paume ouverte contre sa chatte, et que directement deux doigts se sont glissés en elle, qu’il l’a possédée en la doigtant comme jamais elle n’avait été doigtée et qu’elle a joui direct, debout, bassin soulevé vers lui, les yeux plantés dans les siens pour qu’il puisse voir l’effet qu’il lui faisait. Elle voulait le sucer dans l’entrée mais il a chuchoté « chez toi c’est pas possible ? » et elle a répondu oui, tu peux venir mon mec est pas là. Ils sont sortis chercher un taxi. La folie et le quotidien avaient recommencé à se mélanger. Pendant le trajet, Paul lui fait des compliments sur sa façon d’écrire. Elle l’au- rait cru plus retors. Pas le genre à dire des choses gentilles quand tu lui ouvres ton lit. Il est adorable. Ça se confirme une fois qu’ils sont chez elle et qu’ils peuvent se désaper et commencer à baiser. Il est doux, patient et attentif. Elle est déçue. Trop de préliminaires. Ce n’est pas un fiasco magistral, elle aime ses gestes et son odeur, leurs peaux sont d’accord pour se frotter l’une contre l’autre. Mais si c’était pour faire des trucs gentils, peut-être qu’ils auraient mieux fait de se bécoter vite fait en sortant du bar, avant de rentrer chacun chez soi. Ce qu’elle aime dans le sexe avec des mecs qui ne sont pas son fiancé, c’est la sensation de danger, l’impression que quelque chose la dépasse et s’empare d’elle. Elle reste toujours polie avec les mecs avec qui elle couche, pas du genre garce à soupirer pour faire savoir qu’elle se fait chier. Elle simule, patiemment, parfois en faisant semblant on finit par se convaincre toute seule mais parfois non.

Heureusement, il se tire assez tôt. Il a dû s’ennuyer, lui aussi. Elle aurait cru que ce serait plus intéressant, avec lui. Elle troque sa nuisette qui gratte contre un vieux tee-shirt des Ramones et elle enfile ses grosses chaussettes. Elle s’assoit devant son ordi. Aucune nouvelle de Subutex. Elle traîne sur le Web, désœuvrée.

Gérard Depardieu est russe. Ah ben manquait plus que ça. Parfait. La France est peut-être un pays de merde, mais de là à troquer son passeport contre un russe… d’ailleurs Gérard, interviewé, n’a pas l’air si énervé que ça, il se prétend français, russe, aussi bien que prochainement belge. Ça va, mon gars, tout est en ordre ? Il doit trouver que recycler toute sa famille dans l’industrie du cinéma ne suffisait pas à faire chier le monde. T’as raison, mon coco, ton fils toxico ils s’en seraient mieux occupés dans une dictature. La classe exceptionnelle d’apparatchik français n’est pas encore assez exceptionnelle à son goût. Pourtant ça lui plairait, à elle, d’être la fille de quelqu’un du milieu. On ne voit que ça – et les Bedos et les Higelin et les Sardou et les Audiard et les Lennon et les Coppola – et maintenant les parents qui se plaignent qu’on n’a pas fait assez d’effort. Il faut qu’elle clique sur autre chose, sinon elle va sangloter.

Bon. Poutine est sexy. Poutine est d’autant plus sexy que c’est un gros fils de pute plein de pouvoir, mais en vrai même sans ça il serait quand même sexy. A moitié nu sur un cheval, il en jette. Les cuisses serrées sur la mon- ture. Ça fait penser à un tas de choses. Lydia est comme toutes les femelles, sensible aux arguments malhonnêtes. Elle n’a jamais couché avec un Russe. Il lui reste tant de choses à accomplir.

 

Elle parle à mi-voix, toute seule, comme à son habitude, penchée sur son écran. Paul lui a déjà envoyé trois textos. Elle n’aurait jamais cru ça de lui. Un crampon.

Elle se lève visiter le placard. Chocolat au lait, des chips, cacahuètes grillées salées, galette des rois de chez Dia pour 6 personnes, faux Nutella. La moitié de son salaire y passe. Il faut du gras. Même dans le sucré, il faut qu’il y ait du gras. Elle commence par le chocolat. Une plaquette devant son écran. Elle mange, sans se presser, sans non plus s’arrêter. Ça lui coûterait moins cher d’être au crack que de faire toutes ces crises de boulimie. Jusqu’à il y a un mois, elle voyait ces séances comme des montées de gourmandise maladive. Et se faire vomir plusieurs fois dans la nuit lui paraissait l’unique méthode pour manger tout en restant mince. Elle est mince. Elle n’a pas le choix : elle n’est pas spécialement jolie. Il faut au moins qu’elle ait de l’allure.

C’est Sophie, une meuf de son âge qui pige pour Grazia, qui a prononcé le mot boulimie, devant elle, une première fois. Elles étaient ensemble en voyage de presse à Seattle, dans un super hôtel : elles s’étaient retrouvées au petit déjeuner, devant le buffet. En la voyant remplir son assiette plusieurs fois, Sophie avait eu un sourire entendu : « Tu te fais vomir ? Moi aussi. » Lydia n’avait pas eu le temps de nier, trop surprise pas la question. Sophie avait rigolé : « Deux boulimiques au self-service, toi et moi, on va s’éclater. » Et elles avaient organisé une attaque en règle, croissants, muffins, fromage et charcuterie. Il a quasiment fallu les sortir de la cantine en les tirant de là par les cheveux – elles allaient aux chiottes se faire vomir entre deux plateaux. Boulimie. Jamais Lydia n’avait pensé à rapprocher ce qu’elle faisait dans l’inti- mité et ce mot. Boulimique. Merde. Il ne manquait plus que ça…

 

Elle clique sur l’onglet Rosaliethatslife toutes les trente secondes, jette un œil sur Facebook. Tout ce qui l’intéresse, c’est à quel moment Vernon Subutex va revenir et la défoncer de likes, voir lui mettre une éjac virtuelle en laissant quelques commentaires sur sa page. Depuis quatre jours elle ne fait que ça, checker sur Internet des trucs qui pourraient le faire réagir. Silence radio. Elle agonise.

Elle finit par ouvrir Word, par dépit. Il faudrait qu’elle commence ce livre. Puis elle consulte son relevé de compte, vérifie les débits un par un puis s’interrompt pour chercher un disque de God Is My Co-Pilot, ensuite elle suit une joute verbale sur Twitter, à laquelle elle ne comprend rien, elle se tire les cartes sur tarot.com puis se souvient qu’elle doit envoyer le chèque du loyer, elle le remplit et le glisse dans une enveloppe qu’elle laisse ouverte car elle a la flemme de chercher l’adresse de son agence. Elle a la faculté de concentration d’un pois sauteur. Elle retourne à son document Word, vide.

L’essentiel de son temps depuis qu’elle a commencé ce livre est consacré à l’élaboration de son plan de travail. L’éditeur qui l’a contactée n’a pas le début d’une idée de qui était Alex. Elle n’a pas réussi à comprendre d’où ça lui était venu. Elle a googlé la boîte d’édition avant d’aller au rencard, ce n’est pas très rock in the Casbah. Il a une fille de quinze ans, qui lui a rebattu les oreilles avec ça. Il a eu envie de publier un livre qu’elle lirait, pour changer.

Au déjeuner, il l’a hallucinée. Le type portait un cos- tard super ringard, ne lui manquait que la cravate, il avait des manières d’avant la Première Guerre mondiale. Il s’était renseigné sur elle avant de la contacter, c’est-à- dire qu’il était allé chercher des photos sur Internet. Et elle lui plaisait. Lydia n’a pourtant pas trop froid aux yeux mais elle s’est demandé s’il plaisantait quand elle a compris qu’il lui faisait du rentre-dedans, à sa manière alambiquée. On couche, avec des mecs comme lui ? Elle ne veut même pas penser aux genres de chaussettes qu’il doit porter.

L’éditeur est marrant. Il ne regarde pas la télé, il ne va pas sur Internet. Il l’a briefée, sur les droits numériques, « vous ne voulez pas céder les droits numériques aux mêmes conditions que les droits papier ? Les auteurs imaginent que sous prétexte qu’il n’y a plus ni stockage ni manutention jusqu’aux librairies, ni libraires, ils vont toucher davantage… Mais vous savez combien ça coûte, développer ces technologies de pointe ? Nous participons à la recherche. » Elle était soulagée de savoir qu’Apple et Amazon pouvaient compter sur la solidarité des éditeurs et de leurs auteurs. Imaginer que ces petites entreprises doivent se débrouiller toutes seules lui aurait foutu les boules. Génial. Le mec n’a jamais dû entendre parler de l’industrie du disque. Sinon, peut- être qu’il se demanderait s’il veut, vraiment, participer au massacre.

Donc ce type n’écoute ni pop ni rock ni funk, et il veut un livre sur Alex Bleach. Du flou de la situation, elle a tiré trois mille euros d’à-valoir, à la signature. Elle a reçu le contrat par mail le lendemain. Elle a signé à la vitesse de l’éclair. Cette fois l’enveloppe n’est pas restée quinze jours sur le coin d’une table. Il reste trois mille à empocher, quand elle rendra son manuscrit. Il faut qu’elle écrive vite.

 

C’est Kemar qui l’avait coachée. Sans lui, elle n’au- rait pas osé réclamer des sommes pareilles. Il est passé lui en mettre un coup la veille du rendez-vous. Il n’y connaît rien, il bosse chez Numéricable comme technicien. Elle l’adore. Dans son top ten intime des amants, il est facile troisième. C’est rare qu’elle apprécie de voir longtemps le même gars en loucedé. Soit tu te mets en couple soit tu t’attrapes trois ou quatre fois, mais entre les deux c’est dur à gérer. Et pas agréable. Sauf avec Kemar. Son esprit est affûté, il sort deux vannes à la seconde et elles sont à se tuer de rire. Il est gaulé comme un molosse, son truc n’est pas plus gros qu’un nem, il est vilain comme un vieux gnome, mais c’est le coup du siècle. Il baise tellement bien, on ne se sou- vient plus de ce qu’on faisait avec les autres. Elle n’est pas la seule à le penser. Les mecs se demandent ce qu’il fait aux filles. Ils ont raison. Les filles se le demandent, aussi. Lui, quand il sort de chez elle, elle se sent mieux qu’après deux heures de bikram yoga : les énergies tout à fait fluides. Elle en flotte jusqu’au jour d’après. Il ne passe pas souvent la voir, mais il ne l’oublie jamais tout à fait. Et à part son don pour le sexe, il est de bon conseil. Par exemple il lui a fait un training juste avant le rendez-vous : dix mille euros. Pour Alex Bleach, elle est la spécialiste, elle a des tuyaux que personne n’a, le type est un monstre sacré, ses fans sont motivés, ils achèteront le livre. Dix mille euros, c’est un minimum. Il faut qu’elle demande quinze. Couchée sur le ventre, le menton posé sur ses mains jointes elle l’écoutait, sceptique et perplexe, nue sur la couette. Il tournait autour du lit, et l’exhortait à demander quinze pour ne surtout pas descendre sous la barre des dix. Elle a demandé dix. Elle a eu six. Sans son précieux conseil, elle se serait satisfaite de mille.

 

Elle s’est assise au bureau de Pierre. Dans les trente mètres carrés qu’ils partagent, ils ont réussi à faire deux espaces bureau. Pour tout le reste, ça se passe à partir du lit. Ils s’assoient au bout pour dîner devant la télé. Ils remontent ensuite de deux mètres pour se glisser contre le mur et sous la couette et la regardent. Quand ils ont de la visite ils tournent les deux chaises de bureau vers la table basse au pied du lit, et s’assoient eux à leur place de d’habitude. Il est rare qu’ils reçoivent plus de deux personnes, mais quand ça arrive on se cale où il y a de la place, entre les tables de travail.

Elle adore être devant son bureau à lui. Son désordre est inspirant. L’étrange lutin râblé avec son bonnet rouge. Sa grosse montre Ice bleue dont le bracelet est pété. Un zippo AC/DC.

Il est parti quinze jours. Il travaille sur un festival de danse à Dijon. Il sonorise. C’est son job. Elle est sou- vent toute seule. Enfin, souvent sans lui. Elle ne lui parle pas de ce qu’elle fait quand il n’est pas là. Elle pense qu’il doit se douter, et que sinon c’est pas grave. Ça marche très bien comme ça. Avant, quand elle était avec des mecs ça posait tout un tas de problèmes, il y avait toujours une nuit où elle ne rentrait pas, sans prévenir. Pierre part souvent pour trois mois en tournée, elle a l’occasion de découcher. Quand il est là, elle est telle- ment demandeuse de le voir qu’elle ne risque pas d’aller fricoter ailleurs.

Elle est pigiste. La presse papier agonise, et l’industrie du disque aussi. Elle signe Lydia Bazooka. Quand elle a publié son premier article, l’euphorie l’a stonée pendant des mois. Ça lui est passé. Une meuf dans le rock. Quoi qu’elle fasse ou écrive, elle se fait traiter de tarée et d’incompétente.

Elle ne s’est jamais tapé Alex Bleach. Sa mort l’a fra- cassée. Sa voix. Ses accords. Un dieu. Elle n’a jamais pensé à coucher avec Alex Bleach. Ça aurait été blasphématoire. Il lui inspire une gratitude infinie.

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > QUI EST VERNON SUBUTEX ?

Une légende urbaine.

Un ange déchu.

Un disparu qui ne cesse de ressurgir. Le détenteur d’un secret.

Le dernier témoin d’un monde révolu. L’ultime visage de notre comédie inhumaine.

Notre fantôme à tous.

 

Virginie Despentes est l’auteur, notamment, de Baise-moi (1993, adapté au cinéma et coréalisé avec Coralie Trinh Thi), Les jolies choses (1998), Teen Spirit (2002), Bye bye Blondie (2004, adapté au cinéma par l’auteur), King Kong Théorie (2006), Apocalypse bébé́ (2010, prix Renaudot).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Virginie Despentes, Vernon Subutex 1, Grasset, janvier 2015, 400 pages, 19,90 €

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