Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Michel Bernard. Extrait de : Les forêts de Ravel


EXTRAIT >

 

Régulièrement, il se rendait à Paris voir des amis ou son éditeur. Il y restait souvent le soir pour assister à un concert, essayer le nouveau menu d’un restaurant et finir la soirée dans une boîte à la mode, au Bœuf sur le toit ou au Grand Écart, avant de rentrer à l’hôtel, chez son frère ou chez les proches qui l’hébergeaient. Il n’y loupait jamais un 14 Juillet, même s’il fallait pour cela remonter par le train de nuit de Saint-Jean-de-Luz. Il se rendait avec quelques amis dans les quartiers populaires, au seuil des casernes de pompiers, et là, assis à une terrasse de café, écoutait les petits orchestres et les accordéonistes jouer les airs qui faisaient tourner les couples. Le mouvement, les lampions, les petits drapeaux, les couleurs des jupes légères, les bouquets de fleurs que la fraîcheur de la nuit ravivait, tout lui était enchantement qu’un léger sourire et ses yeux brillants laissaient à peine deviner. Son âme dansait. Quelques jours d’agitation bohème, comme autrefois, et, défatigué de l’ennui, il rentrait retrouver sa solitude et ses bois. Pour mieux s’en plaindre quelques jours plus tard.

De plus en plus de gens faisaient le voyage pour le rencontrer ou au moins l’apercevoir : des admirateurs, qu’il s’efforçait de décourager, des journalistes, qu’il recevait avec parcimonie, rarement chez lui, plutôt au café. Sa célébrité était mondiale. Il lui fallait s’en défendre, défendre son temps et sa liberté, le temps et la liberté de composer et de rêver, le temps et la liberté de ne rien faire, sauf quelques pas dans le jardin pour respirer les roses et couper les fleurs fanées. Il travaillait bien, à bon rythme. Le demi-queue mis à disposition par la maison Érard, à laquelle, comme en amitié, il était fidèle, remplissait la petite pièce réservée aux tâches d’écriture et de composition. Il y avait aussi logé une minuscule table, des étagères pour ses bibelots fétiches  des ramasse-poussière, disait une ancienne bonne  et, accrochés aux murs, le portrait de sa mère, celui de son frère et le sien peints par son oncle paternel. Assis au piano, il tournait le dos à la fenêtre qui éclairait le clavier, mais en faisant pivoter légèrement le tabouret, il pouvait à volonté voir les toits de Montfort-L’amaury, le corps de l’église couché sur le village, les prairies et la forêt. Un instant de lassitude, une hésitation, un blanc, et il rechargeait son esprit et son courage aux couleurs du paysage. Il n’avait plus besoin de le regarder, il l’avait sous les doigts. Il faisait résonner l’instrument jusque tard dans la nuit. Les escargots, en grignotant les salades, entendaient les notes de L’Enfant et les sortilèges passer les minces vitres de la fenêtre éclairée et tomber dans le jardin. Les voisins n’étaient guère loin, mais ne s’en plaignaient pas. Ils aimaient bien ce célibataire excentrique qui, étroitement cravaté ou sanglé dans une veste d’intérieur en soie, la cigarette à la main, les saluait depuis son balcon comme depuis le pont d’un transatlantique.

L’achèvement des travaux au Belvédère, l’installation à demeure, dans la villa agrandie, d’une gouvernante, Mme Reveleau, efficace et discrète Montfortaise d’origine bretonne, très attachée à son singulier patron, et les rentrées d’argent que procurait une œuvre partout jouée, lui avaient apporté une certaine tranquillité et l’indépendance marielle. Ravel avait trouvé l’équilibre domestique propice à un travail régulier. Il avait constamment une composition en chantier, et souvent deux qu’il enchaînait ou conduisait de front. Il travaillait toujours aussi lentement, attentif à tirer de lui-même tout ce que le motif de l’œuvre en cours était susceptible d’éveiller. De la naissance de l’idée à sa réalisation, il continuait de s’écouler des mois, parfois des années. La lente incubation durait jusqu’à ce que langage intérieur ait pris forme, jusqu’à ce que, le langage ayant dévoré lidée, linconnu apparaisse. Il avait son visage, et le nôtre.

Ses marches en forêt de Rambouillet, la force des racines que chaque jour passé à Montfort enfonçait un peu plus dans le terreau local, n’avaient pas altéré son goût des voyages. Elles en avaient au contraire augmenté les charmes par le désir et la joie du retour à la maison. Ravel était réclamé dans toutes les capitales d’Europe. Dans le grenier du Belvédère, sous la voilure des tuiles que rissolaient les rayons du soleil, le nombre des malles et leur volume grandissaient. Elles se couvraient d’étiquettes : Bruxelles, Amsterdam, Londres, Édimbourg, Madrid, Venise, Milan, Oslo, Copenhague, Liège, Budapest, Bucarest, au fur et à mesure des lieux où le nom de Maurice Ravel remplissait les salles de concert. La sûreté du refuge que lui avait apportée la propriété d’un logis à distance de Paris et la liberté de mouvement que lui donnait l’argent ouvraient enfin au musicien une vie à son goût. Il pouvait désormais, à l’orée de la cinquantaine, aller sans gêne et sans contrainte où il voulait, là où il pouvait voir sans être vu. Il s’accoudait ainsi au train de la vie et regardait le paysage changeant et ravissant qu’elle proposait à un regard amoureux.

Ravel continuait de descendre à Saint-Jean-de-Luz au moment des vacances d’été. Basque le plus célèbre dans le monde, il était là-bas reçu comme un prince, c’est-à-dire l’enfant du pays. Le 24 août 1930, la rue du Quai, au bord de la Nivelle à Ciboure, où il était né, fut débaptisée par la municipalité qui lui donna le nom de Maurice Ravel.

Il assista à l’inauguration en rougissant car, cette fois, l’hommage officiel le comblait. Aucune distinction, aucun honneur ne pouvaient lui causer plus de plaisir, à lui, demi-sang grandi à Paris, que cette reconnaissance d’un lien de fraternité avec les pêcheurs d’Hendaye et les joueurs de pelote de Ciboure. Il bafouilla quelques mots de remerciement. Il y eut ensuite, près de l’église où il avait été baptisé, un concours de pelote à l’issue duquel le musicien se fit prendre en photo avec les joueurs. Il était comme eux : fier et tranquille. On donna, dans ces jours de fête au pays, un concert de ses œuvres. Une bande de jeunes farceurs du quartier, traînant une charrette sur laquelle ils avaient juché un fauteuil Louis XIV, allèrent chercher le musicien chez lui. Il sortit à leur rencontre et, à peine surpris, sans se faire prier, monta sur l’attelage de carnaval. Ses pages, criant et chantant, l’emmenèrent ainsi à travers les rues de Saint-Jean-de-Luz jusqu’à la salle de concert où l’attendaient officiels et amis. Chaque jour, comme du temps de la jeunesse, il se baignait le matin, se laissait drosser par les rouleaux de l’atlantique, puis, l’après-midi, allait le contempler depuis les hauteurs. Il y restait longtemps, à suivre sur la surface brillante et changeante de l’océan, veinée des bleus profonds des courants, les lentes voiles blanches que tendait le vent.

Sa maison de Montfort l’avait protégé, comme il le souhaitait, de l’effervescence et de la dispersion parisiennes. Elle n’avait pas distendu ses attachements, mais leur avait donné un lieu où se prolonger et se renouveler en changeant de décor et d’habitudes. Les amis venaient le voir de Paris, en train ou en voiture, et passaient avec lui la journée à la campagne. Souverain dans son royaume, il recevait. Depuis qu’il était à Montfort, la visite à Ravel était une des figures de l’amitié les plus recherchées. On allait ensemble déjeuner au bistro du village ou pique-niquer dans les alentours, avant le rituel de la promenade en forêt. Il faisait d’abord les honneurs de sa maison et ses hôtes avaient le sentiment, tandis qu’il leur montrait la vue, les tableaux et gravures nouvellement accrochés, les menus objets, tendres et poétiques, dénichés depuis la dernière visite, d’être mieux aimés. En faisant jaillir de la boîte à malice le diable caché, et en ajoutant sa joie à la surprise de ses invités, il leur donnait son rire d’enfant heureux.

Après son retour d’une longue tournée aux États-Unis, au mois de juin 1928, il avait organisé un grand déjeuner chez lui, sur l’étroite terrasse en gravier qui conduisait du seuil de la maison au jardin, pour célébrer ses retrouvailles avec une quarantaine d’amis. Le ciel était à l’orage, mais des tréteaux et des planches avaient quand même été installés dehors et habillés de nappes blanches.

Mme Reveleau avait dressé la belle vaisselle du célibataire. Une proche s’était chargée de commander les plats, le musicien avait fourni les légumes de son potager, les cocktails, les vins et les alcools. On banqueta ainsi dans la lumière blanche filtrée par les nuages, sur le qui-vive, prêt à attraper son assiette, son verre et ses couverts pour se réfugier sous le balcon. L’humeur des convives jouait sur le damier du ciel, entre les éclaircies, entre le gris et le blond. Leur gaieté semblait augmentée par les frissons de l’air aux approches de l’orage, et l’on s’interpellait joyeusement, le verre à la main, d’une table à l’autre. Les hommes, le teint rouge, le visage luisant, les yeux brillants, avaient tombé la veste, ôté la cravate et déboutonné le col, les femmes s’éventaient avec le menu. C’est au dessert, salué par les détonations des bouteilles de champagne, que fut dévoilé le buste du compositeur. Il avait le profil d’un oiseau. Les convives applaudirent le sculpteur. On trouva le nez un peu exagéré. Après les discours embrouillés, le café et les alcools, l’assemblée s’éparpilla. Ravel, avec un groupe d’intimes, s’en alla faire un tour en forêt pour se remettre l’estomac et l’esprit d’aplomb, avant de partir à Versailles dîner, puis s’étourdir dans une boîte de jazz. Depuis la terrasse, la tête de bronze au grand nez acéré scrutait la nuit.

Dès que la maison fut suffisamment aménagée, des formes silencieuses la hantèrent. Deux chats siamois partageaient la vie de Maurice Ravel. Leurs yeux bleus, les ondoiements de leurs fourrures, leurs miaulements étranglés et leur ronronnement rugueux rendaient le musicien disponible à tous leurs caprices. Il aimait depuis toujours ces animaux merveilleux, mais sa vie à demi errante ne lui avait jusqu’alors pas permis d’en adopter. Il dormait avec eux, évidemment, puisqu’ils lui avaient vite fait comprendre qu’ils ne voyaient pas les choses autrement. Parfois, Ravel se réveillait avec une crampe dans le dos parce que la pression douce, mais obstinée, de l’un d’eux lui avait fait prendre dans le sommeil une position incommode. Ils étaient ses compagnons de chaque instant. Attentifs et indifférents, dissipés et tendres, les siamois vaquaient dans la maison. Ne leur étaient interdites, à regret, que les pièces où ils ne pouvaient résister au plaisir d’user leurs griffes sur les tapis et les sièges, grimper aux rideaux ou sauter sur les étagères pour voir de plus haut leur domaine. Pourtant, quand ils avaient échappé à la vigilance de Mme Reveleau  et que Ravel les retrouvait lovés dans un fauteuil ou assis sur une commode, entre deux bibelots renversés, à leur regard de défi amoureux et vaguement inquiet, il répondait par une caresse et quelques protestations gâteuses. Il leur parlait dès qu’ils apparaissaient. Un grattouillis sur le crâne, un autre sous le menton et sous les oreilles, un grognement affectueux au  passage, une conversation plus longue s’ils lui avaient manqué. La présence d’un tiers ne retenait pas le musicien de se lancer dans de longues « minouderies ». Les mots d’adoration se perdaient dans une sorte de roucoulement aux finales chuintantes qu’il soulignait de mimiques, le visage tendu vers le petit animal, la bouche en cul-de-poule et les yeux étrécis, comme ceux du félin. Celui-ci, fier et digne, consentait à ronronner. Il adorait les voir le derrière posé sur le rebord de la terrasse, le dos tourné, arrondi, la queue soigneusement enroulée sur le bout des  pattes, humant des odeurs et guettant des mouvements et des bruits perceptibles d’eux seuls. Toute la vie du jardin montait vers eux, dieux sages.

 

© La Table Ronde 2015

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > « Quand le musicien leva la tête, il aperçut, à distance respectueuse du piano, debout dans l’entrée et sur les marches de l’escalier, une petite assistance attentive. Elle ne bougeait, ni n’applaudissait, peut-être dans l’espoir que le concert impromptu se prolongeât. Ils étaient ainsi quelques médecins, infirmiers et blessés valides, que la musique, passant portes et cloisons, avaient un à un silencieusement rassemblés. Ravel joua encore la mazurka en ré majeur, puis une pièce délicate et lente que personne n’identifia. Son doigt pressant la touche de la note ultime la fit longtemps résonner. »

En mars 1916, peu après avoir achevé́ son Trio en la majeur, Maurice Ravel rejoint Bar-le-Duc, puis Verdun. Il a 41 ans. Engagé volontaire, conducteur d’ambulance, il est chargé de transporter jusqu’aux hôpitaux de campagne des hommes broyés par l’offensive allemande. Michel Bernard le saisit à ce tournant de sa vie, l’accompagne dans son difficile retour à la vie civile. Il ne le quittera plus jusqu’à son dernier soupir. À travers le vibrant portrait de l’homme et de l’artiste, il montre comment « l’énorme concerto du front » n’a cessé de résonner dans l’âme de Maurice Ravel.


Michel Bernard est né à Bar-le-Duc. Haut fonctionnaire, il est l’auteur de Mes tours de France (réédition la petite vermillon, 2014) et de Comme un enfant, biographie romancée de Charles Trenet (Le Temps qu’il fait, 2003). Depuis La Tranchée de Calonne en 2007, couronné par le Prix Erckmann-Chatrian, il a publié à La Table Ronde La Maison du docteur Laheurte (2008, Prix Maurice Genevoix), Le Corps de la France (2010, Prix Erwan Bergot de l’Armée de Terre) et Pour Genevoix (2011, Prix Grand Témoin de la France Mutualiste 2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Michel Bernard, Les forêts de Ravel, La Table Ronde, janvier 2015, 172 pages, 16 €

 

> Lire la critique Frédéric Chef sur Les Forêts de Ravel de Michel Bernard

 

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