Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Besson. Extrait de : L’Indulgence du soleil et de l’automne


EXTRAIT >

 

La Nuit de Cancun

 

Je suis un professeur de français qui a choisi d’enseigner sa langue à l’étranger, car dans son pays elle n’intéresse pas les élèves, ils préfèrent les séries télé.

Je suis installé, plutôt bien, à Cancún où il n’y a pas que des plages, mais aussi des lycées. Je vis seul depuis mon départ de France où j’ai laissé ma fiancée qui en a épousé un autre. Un autre professeur de français. Je suis leurs aventures sur Facebook.

Ils sont revenus du Cambodge, qu’ils ont adoré, et préparent leur voyage en Namibie, qu’ils vont adorer. Ils sont amateurs de rando, contraction de randonnée. Depuis l’invention du SMS, on écrit de plus en plus par contractions. D’où l’aspect contracté du monde ?

Je me promenais, hier soir, dans Cancún. J’hésitais entre prendre et ne pas prendre un verre : le genre de dilemme qu’on a quand on vit seul. Quand on vit à deux, le choix est plus simple : on prend un verre. Les bars d’hôtel ne sont pas mal. Je suis entré au Zapata au moment où mon père en sortait, ce qui m’a surpris car il est mort en juin 1999, à l’âge de soixante et un ans, d’un cancer à l’estomac. En outre, il détestait voyager.

— Qu’est-ce que tu fais là, papa ?

— Je suis venu te rendre visite.

— Mais tu es mort.

— Quel accueil !

Il m’a pris dans ses bras et je me suis aussitôt mis à pleurer, car il ne l’avait pas fait depuis sa mort et je crois même qu’il avait cessé de le faire bien avant.

Je regardai autour de moi pour vérifier que la réalité était toujours en place autour de notre couple erroné. Je fermai les yeux, me disant que, quand je les rouvrirais, tout serait redevenu normal : mon père enterré au cimetière de Montmartre, entre Michel Berger et Jean-Marc Roberts, et moi, seul, le soir à Cancún.

— Tu pleures ? Tu ne ferais pas une petite dépression ? Souviens-toi que ta mère est une psychanalyste mondialement connue. Tu imagines le scandale si on apprend que son fils est dépressif ? Elle perdrait ses patients et, plus grave, car il y en a plus, ses lecteurs.

— Maman est morte en 2007 d’une rupture d’anévrisme. Il y a eu toute une page sur elle dans Le Monde.

— Je sais : je l’ai lue. Truffée d’erreurs. Trêve de balivernes : allons prendre un verre quelque part. Un endroit où il y ait des jolies filles, si possible. L’avantage

quand on est vieux, Martin, c’est qu’on achète l’amour. Ça évite le chagrin. Sauf évidemment aux avares.

— Tu vas encore tromper Maman ?

— Pourquoi crois-tu que j’aie épousé une psychanalyste ?

— Pour te soigner ?

— Non. Parce que leur métier, c’est pardonner.

— Je croyais que c’était écouter.

— Écouter, c’est pardonner. Essaie, tu verras.

— Ne compte pas sur moi pour écouter les confidences amoureuses d’un mort.

Nous allâmes ensuite dans je ne sais combien de bars. Papa parlait à beaucoup de filles, et, chaque fois que l’une d’elles lui répondait, il me faisait signe d’envoyer la monnaie. Je revoyais ma mère, impassible, les soirs où il ne rentrait pas dîner. Ni dormir. Ça m’a étonné qu’il soit mort avant elle, car elle vivait un martyre. Je me souviens d’avoir pensé, au cimetière de Montmartre, en 1999, qu’il y avait une justice. Ma mère pleurait et je me demandais sur quoi. Sa jeunesse perdue ? Sa vie gâchée ? Ou l’abominable salaud qu’elle aimait encore ?

C’était l’aube et je n’avais plus un peso. Au moins, de son vivant, mon père payait lui-même ses incartades. Il faut croire qu’il n’y a pas de distributeur de cash en enfer. Je montai sur mon scooter et demandai à Papa s’il avait un endroit où dormir. Il me dit que les morts ne dorment jamais, c’est pour ça que les insomniaques ont des têtes de cadavres.

— Quand même, tu admets que tu es mort ?

— Je ne l’ai jamais nié, fiston.

— Alors, que fais-tu à Cancún ?

— Venu te rendre une petite visite. Rentre chez toi, maintenant. Un conseil : trouve-toi une fille à tromper. Quand on n’a pas d’épouse, l’adultère manque de sel.

Toujours ses formules à la noix. Ce que j’avais pu les détester, dans les pièces de boulevard qu’il écrivait sur un coin de table de cuisine en chantonnant, pendant et après le petit-déjeuner. Il avait un grand bureau dans l’appartement, mais il préférait le désordre des miettes, la pâleur du beurre frais, le café froid dans les tasses. Maman, au moins, faisait un travail sérieux : elle aidait les gens, les sauvait parfois. Papa se satisfaisait de les distraire avec des situations cocasses et des dialogues percutants.

Quand il me tourna le dos, je compris combien, malgré cela, je l’avais aimé et combien il m’avait manqué. Je me précipitai pour le prendre une dernière fois dans mes bras, mais il avait tourné au coin de la rue et disparu. Je revins vers mon scooter devant lequel se tenait une de mes meilleures élèves de terminales : rida. Beaucoup de jeunes Mexicaines s’appellent Frida, à cause de Frida Kahlo. Elle a dix-neuf ans et deux filles, des jumelles qu’elle élève seule, car leur père est mort. En France, les pères sont partis. Au Mexique, ils sont morts.

— J’ai reconnu votre moto, dit-elle.

— C’est un scooter.

— Vous avez pleuré. Un chagrin d’amour ?

— Non. Je vous ramène chez vous ? J’ai un autre casque.

— Pour quoi faire ?

— En France, c’est obligatoire.

— Au Mexique, rien n’est obligatoire.

J’aimais le français net, délicat, musical dans lequel elle s’exprimait : c’était celui que je lui avais appris depuis six ans qu’elle était mon élève. Je l’avais vue devenir jeune fille, puis femme, puis une femme enceinte, puis une mère, puis une veuve. Sans cesser de progresser en français. Je lui mis son casque, attachai sa jugulaire.

— Si on allait chez vous, plutôt ? proposa Frida avec une audace digne de son homonyme.

Il se passe une chose chez nous autres professeurs, c’est que nos élèves ne nous apparaissent pas comme des êtres humains autonomes, mais plutôt comme des entités abstraites, des espèces d’extraterrestres venus poser leur étrangeté irréductible sur les bancs de l’école où nous enseignons. Le jour rose se levait sur Cancún et nous regardâmes le soleil slalomer entre les hôtels gigantesques pour tenter d’arriver jusqu’à nos deux visages émus.

— Frida, vous êtes mon élève.

— Je voudrais être votre maîtresse.

Elle était même capable, en français, de jouer avec les mots. Je savais qu’elle voulait enseigner le français au Mexique, mais qu’elle se demandait si elle ne ferait pas mieux d’enseigner l’espagnol en France. Je n’avais moi-même aucune envie de quitter Cancún, surtout si c’était pour retourner à Paris, cette vieille poubelle qui sent la mort des sentiments.

Sur ces entrefaites, je me rendis compte que j’étais en train d’embrasser Frida.

— Il ne me reste plus qu’à demander votre main, dis-je.

— Vous avez déjà ma bouche, professeur.

— Ce n’est pas assez.

— Pas assez pour quoi ?

J’habite un joli appartement au cinquième et dernier étage d’un immeuble neuf de Ciudad-Cancún. Nous nous y unîmes dans la plus extrême douceur.

Quand je me réveillai, il était plus de midi. Heureusement que c’était dimanche. Frida était allongée nue à côté de moi, belle comme un rêve d’amour fait par un enfant. Je pris mon iPhone et, voulant en avoir le coeur net après ma mésaventure de la veille avec mon père, j’appelai ma mère. Bizarrement, elle décrocha. Bizarrement deux fois : parce qu’elle ne décrochait jamais et parce qu’elle était morte.

— Bonjour, Martin. Qu’y a-t-il ?

— Mais, Maman, Maman…

— Tu sais bien que je préfère quand tu m’appelles Sylvie.

— Tu es morte.

— Oui, comme tout le monde. Tout le monde est mort, Martin. Tu ne l’as pas encore compris ?

— Je vis, Maman. Je viens de faire l’amour à une femme que j’aime et que je vais épouser.

— C’est bien. Là, je suis contente. « On ne trouve le bonheur que dans les voies communes. » C’est de Pouchkine. Il n’était pas psy, mais il aurait pu. Tous les morts font l’amour, Martin. Sinon, comment pourraient-ils concevoir d’autres morts ?

— Papa est venu me voir à Cancún.

— Ton père ! On ne le changera jamais. Il faut le prendre comme il est. Je viendrai peut-être te voir à Cancún, moi aussi.

Je raccrochai. Dans son demi-sommeil, Frida glissa vers moi son regard noir. J’aime quand les yeux d’une femme sont complètement noirs.

— Est-ce que nous sommes tous morts ? demandai-je.

— C’est le contraire, mon amour : nous sommes tous vivants.

Et c’est ainsi que j’entrai pour l’éternité dans la magie du monde maya.

 

© Fayard 2015

© Photo : Eric Le Brun Light

 

 

Quatrième de couverture > Patrick Besson nous donne, dans ce nouveau recueil, quelques nouvelles du monde : à Nice, le philosophe allemand Nietzsche tombe un peu amoureux d’une promeneuse célibataire ; un écrivain français rencontre, à Mumbai, une traductrice sikh qui va changer sa vie et son œuvre ; un professeur de philosophie poursuit jusqu’à Londres une chanteuse de r n’b dont le nom est sur tous les rêves ; une joueuse de tennis russe est pourchassée à travers le monde par un jeune milliardaire indien qui veut savoir si elle crie autant pendant l’amour que sur un court ; une caissière rousse de brasserie, à Paris, ne tue que des Patrick ; un ancien présentateur vedette de TF1 vit, à Bangkok, une passion bizarre : à Berlin, en 1942, des comédiens français sont reçus par un jeune officier allemand trop tendre ; un prof français de français, à Cancun, revoit son père mort et le marché des Enfants-Rouges est, pour finir, le théâtre d’un drôle de drame.

 

Grand Prix du roman de l’Académie française pour Dara, Prix Renaudot pour Les Braban, Patrick Besson est membre du jury Renaudot et collabore au Point. Fayard a notamment publié Saint-Sépulcre !, Belle-Soeur, Mais le fleuve tuera l’homme blanc, Le Plateau télé, Au Point et Puta madre.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Patrick Besson, L’Indulgence du soleil et de l’automne, Nouvelles, fayard, janvier 2015, 128 pages, 13 €

 

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