Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Comar. Extrait de : Peau de femme


EXTRAIT >

 

Je lui demande si je peux m’asseoir à côté, et de voir ses gestes maladroits prendre de l’assurance, d’entendre sa voix s’affermir, me donne le vertige. Sentir son désir qui prend forme me liquéfie à l’intérieur. Je parle comme si j’étais expérimentée. C’est tout neuf pour moi ce plaisir de dominer ou de materner. Le plus souvent il ne se passe rien, c’est juste pour le plaisir du frisson, pour frôler l’aventure et m’exciter un peu, pour ne pas savoir ce qui va se passer dans les dix minutes qui suivent, pas comme avec toi où tout est connu d’avance, mais plutôt comme dans les rêves l’on ne sait jamais comment la situation va tourner, l’on est tout entier dans l’instant, dans cette sensibilité au présent qui seule fait frémir.

Parfois je me laisse embarquer par des hommes mûrs, pour autant qu’ils aient l’audace de l’initiative. Ils me conduisent dans le premier hôtel venu, plus rarement chez eux. Ils pensent que c’est à cause de leur physique que je cède. Je les conforte dans cette illusion en leur disant qu’ils sont beaux, ce dont je me moque. Ce qui me plaît chez un homme, c’est de sentir l’animal qui se débat derrière les bonnes manières, le gorille à l’étroit dans son costume croisé, boutonné, qui délicatement vous ouvre la portière ou vous aide avec révérence à enfiler votre manteau alors qu’il rêve de vous violer. Et plus ils sont âgés et plus la perspective de posséder ce qu’ils vont perdre à jamais les enivre. Je cède à tous leurs caprices avec une facilité qui m’étonne. Rien ne me dégoûte, ma bouche s’accommode du pire, et puis je me moque des précautions, moi qui suis, tu le sais, si soucieuse de ma propreté jusque dans mes replis les moins accessibles, qui ai toujours les ongles faits, les cheveux tirés, la peau aussi lisse qu’une amande fraîche émondée, moi qui longuement m’apprête et ne peux sortir que maquillée, j’adore dans ces moments-là me sentir défaite. Quelquefois c’est moi qui vais au-devant de leur désir. Quand je sens qu’ils n’osent pas, je les encourage. Avec une voix très douce, je leur chante mon chant d’amour : Prenez-moi, prenez-moi… Je leur murmure à l’oreille qu’ils peuvent disposer de mon corps tout de suite. Je me méfie de ceux qui, adeptes des préliminaires, aiment longtemps caresser, ayant eu maintes fois l’occasion de vérifier l’adage d’Hélène : Plus ils caressent, moins ils bandent. Le plus souvent, je jauge mon bonhomme dans l’ascenseur et m’adapte. Je n’en fais pas trop, je me laisse prendre en main. Les timides me sautent dessus en rougissant, les gourmands me dévorent comme une volaille mangée avec les doigts, les sûrs-d’eux me dénudent méticuleusement et me font la scène du grand protecteur, ce qui m’amuse quand je pense à la tête qu’ils feront ensuite. Quant aux hercules qui jouent les gros durs et veulent m’impressionner avec leur muraille de muscles et leur enflure à l’aine, il y a souvent tant de maladresse dans leur numéro que j’ai toujours de quoi trouver quelque chose qui m’émeut. Je pense à Zampano dans La Strada, et ne peux m’empêcher d’éprouver de la tendresse pour cette part élémentaire de l’humanité qu’on appelle les hommes. Je regarde la soie de mon ventre glissée sous leur corps massif rugueux. Je jouis de sentir mes rondeurs tâtées, tamponnées, embouties, d’être une petite poche ouverte, de voir mes pliures explorées, mes recoins fouillés par leurs grosses pinces velues, parfois baguées d’or. Je me laisse téter, fesser, gaver. Je ne cherche pas le plaisir, je jouis de leur faire perdre la tête, les sentir excités me suffit et surtout m’épargne d’avoir à leur dire qu’ils s’y prennent comme des manches. De  toute  façon, jouir est de mon seul ressort. Une fois qu’ils se sont délivrés, quand ils suffoquent, les yeux morts, la langue ressortie, pareils à des phoques groggy, j’attends qu’ils se détachent pour me reprendre. Eux, ils s’assoient sur le bord du lit, se placent à contre-jour devant la fenêtre, me parlent de leur femme tout en faisant tourner leur alliance, ou bien, affolés, regardent l’heure, se lèvent, se lavent. Moi, non, sauf les traces sur le visage. J’aime garder leur odeur et ne pas me désemplir tout de suite, j’aime sentir leur écume s’écouler dans la dentelle de mon linge ou entre le gras de mes cuisses quand je marche dans la rue. Au  moment de se séparer, quel que soit leur âge, même les plus brusques, comme ce diplomate libanais qui m’avait couvert la jambe d’ecchymoses, ils sont semblables à des enfants polis, m’appellent Madame, me vouvoient après m’avoir, pour certains, traitée de tous les noms et avoir pris plaisir à m’avilir. Ils proposent de m’acheter des fleurs, de m’emmener dîner à La Coupole, de partir à Venise. Je quitte la chambre sans laisser mon numéro, ou en leur en laissant un faux, je ne veux pas, demain ou après-demain, les entendre gémir, supplier, me dire qu’ils n’en dorment plus la nuit, qu’ils veulent quitter leur femme, m’épouser ou se suicider. Tant pis pour eux s’ils découvrent qu’il y a des plaisirs dont le souvenir est aussi vif qu’une plaie. Nous aussi nous avons notre lot d’amertume, nous subissons vos compliments, endurons vos goujateries, passé quarante ans nous ne serons plus pour vous que de vieilles masques que vous abandonnerez pour une jeune chair. Le temps de la femme est court, nous n’allons pas maintenant dans la fraîcheur de notre âge vous plaindre. Je quitte la chambre avant même qu’ils ne sortent de la douche. Je ne les revois jamais, pauvres amants !

Avec les femmes, c’est différent. J’aime bien ça aussi, mais je ne sais jamais très bien quoi faire. C’est surtout le plaisir d’un parfum, la douceur d’une chevelure, les baisers chuchotés dans le cou, une conversation qui se prolonge, un amour qui n’a pas besoin de m’investir pour exister. Cependant, je suis très féminine, j’ai un corps qui vibre devant la différence, or je ne ressens pas cette vibration dans un amour entre femmes. C’est moi-même que je recherche en elles. Quand je baise leur sexe, ce papillon aux ailes grasses, aux sécrétions filantes, je pense toujours que c’est ce qu’éprouve un homme quand il embrasse le mien. Et puis, avec les femmes, je ne parviens pas à faire chanter mon sexe aussi haut, ni à émettre ces cris cadencés qui, par vagues successives, montent en arpège jusqu’au plaisir. Seul l’assaut répété d’un homme peut faire naître en moi cette transe charnelle. Est-ce pour que je le comprenne que tu m’as jetée un jour dans les bras de l’une d’entre elles ? Au fond, j’aime bien les femmes, mais c’est toujours aux hommes que je pense, c’est seulement avec eux que je sens la raison d’être de mon corps. Les hommes me sont indispensables, j’attends beaucoup d’eux, leurs mains, leur poids, leur raideur, mais je ne sais pas si je les aime. Je suis attachée à quelques-uns d’entre eux, à toi surtout, comme être humain s’entend, et par habitude aussi. Les autres, je m’en sers parce que j’ai un corps qui a ses attentes. Avec les hommes, ce n’est jamais désintéressé. Il s’agit toujours, d’un côté comme de l’autre, d’obtenir quelque chose, avec plus ou moins de bonheur, généralement très peu pour les femmes, rien qui soit généreux dans le commerce entre les sexes le calcul et l’égoïsme dominent quand ce n’est pas, chez les hommes, la volonté de faire valoir entre les quatre murs d’une chambre des privilèges que, partout ailleurs, l’époque leur confisque. C’est pourquoi je ne parviens pas vraiment à les aimer, les hommes, ni à éprouver de sentiments pour eux, et ceux que je déteste par-dessus tout sont les hommes à femmes, trop séduisants pour me plaire, même si, de temps à autre, leur succès m’aimante. Ce n’est pas tant leur obsession compulsive de l’acte qui me repousse chez eux, ni leur infantile fascination pour nos orifices qu’ils détaillent et recomptent à chaque fois, ni même leur absence d’improvisation dans les rapports amoureux (encore que), mais le cynisme dont ils font preuve, le côté tableau de chasse, mille e tre. Je n’ai pas envie de finir en trophée, épinglée sur un mur, même si je dois reconnaître que les hommes à femmes, n’en déplaise aux autres, aux délicats, aux émotifs, sont souvent les meilleurs amants.

La vie est facile quand on est une femme encore jeune et jolie, il suffit de choisir. J’aime cette rapidité, ces rencontres sans lendemain. Je ne veux pas tomber amoureuse, pas plus d’un après-midi, car ensuite ça devient entêtant. On y pense tout le temps, on ne fait plus rien d’autre que d’y penser, on ne s’appartient plus, comme cela a été le cas pour moi avec le Serbe. Et puis je ne pourrais plus te regarder, ni faire l’amour avec toi si j’étais amoureuse d’un autre homme, alors qu’une rencontre fugitive m’apaise. Donner libre cours à mes extravagances, ma frivolité, m’étourdir dans des rencontres superficielles et vaines me permet de recouvrer mon calme en profondeur. Le soir, quand je te retrouve, encore tout engourdie et humide des ébats de l’après-midi, je te dis : Prends-moi, prends-moi maintenant, je t’appartiens, prends-moi tout de suite… Et j’aime que tu me pénètres sans préliminaires. Je laisse mon corps étendu, retourné sur lui-même, s’épanouir dans cette confusion des sensations, celles du soir réveillant celles de l’après-midi. Je ne sais plus je suis, mais je suis avec toi, dans l’odeur cuivrée de ta sueur, dans la raideur de ton corps incisif. Tu m’entraînes dans ton plaisir, je suis heureuse de t’en donner. Ton va-et-vient me berce, les vagues me recouvrent les unes après les autres. Je me laisse flotter sur les eaux d’un lac. Et je me dis : aujourd’hui je t’aime, et c’est vrai. Jamais je ne me sens aussi heureuse que dans ces moments-là. Faut-il que je te le dise ?

 

© Gallimard 2014

© Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture > « Pour toi, l'amour n'existe que dans les romans, lesquels, c'est bien connu, sont la distraction des femmes et des oisifs. Alors si je te suis parfois infidèle, pardonne-moi, c'est pour ne pas être tout à fait infidèle à ce que je suis, pour maintenir une petite porte entrouverte par où laisser filer et cabrioler mes rêves ou ce qu'il en reste. N'en déplaise à ton orgueil, aujourd’hui je me sens plus vivante entre les bras d'un inconnu qu’entre les tiens. Je n'y peux rien. Je ne recherche même pas l'amour, juste la sensation retrouvée de ma nudité, quelque chose comme le sentiment d'avancer sans savoir où l'on va, d'avancer sans assurer ses arrières, sans garde-fou, avec une insouciante absence de prudence. »

Une femme de vingt-neuf ans dissèque sa vie sentimentale. Elle vit depuis plusieurs années avec un grand séducteur qui lui a appris le plaisir et la liberté sexuelle. Elle se raconte et s'analyse, en relatant avec une minutie particulière tout ce qui relève de la sexualité. »

D'une écriture juste et précise, ce roman observe avec une très grande finesse la vie intime d'une jeune femme d'aujourd'hui, ses désirs, ses sensations et ses attentes.

Plasticien, scénographe, commissaire d'expositions et écrivain, Philippe Comar est professeur de morphologie aux Beaux-Arts de Paris, Peau de femme est son deuxième roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Comar, Peau de femme, Gallimard, décembre 2014, 240 pages, 31,90 €


> Lire la critique de François Xavier

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