Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Frédéric Vitoux. Extrait de : Les Désengagés


EXTRAITS >

 

Déjà vingt minutes qu’octave attendait dans le bureau de Suzanne Larchemont, la secrétaire de Robert  le Chesneau, le patron des  éditions de l’abbaye. Il entendit les douze coups de midi carillonnés de l’autre côté de la rue, à l’église Saint-Germain-des-Prés. Sa montre marquait midi cinq. Est-ce qu’il avançait ou bien…

Marie-Thérèse l’avait conjuré de ne pas être en retard.

Il se leva, fit quelque pas et se rassit.

— Vous verrez, ça va bien se passer, ce n’est pas un examen tout de même, lui dit la secrétaire.

— Je m’en doute, lui répondit-il avec brusquerie.

— Il n’y a aucune raison d’avoir peur.

— Je ne vois pas pourquoi j’aurais peur.

La secrétaire sourit avec cet air maternel et sceptique de la femme aguerrie que la jeunesse ne saurait abuser.

— Il s’agit de votre premier roman ?

— Oui.

— Ça va être à vous tout de suite.

Elle l’aurait volontiers pris dans ses bras, ce beau jeune homme si élégant et fébrile, un peu négligé tout  de  même, dans son blazer, avec sa cravate nouée de  travers, ses mocassins marrons qui n’avaient jamais dû être cirés. Bien sûr, il était écrivain et elle ne l’était pas, c’était peut-être même un futur grand écrivain mais il semblait si vulnérable et elle si âgée, si rompue aux  rituels, aux  réunions de travail, aux  comités de lecture, aux  rencontres avec les représentants, aux  coups de colère de Robert le Chesneau.

Elle porta ses regards sur les mocassins d’Octave. Comment pouvait-on oublier à ce point de les brosser et oser sortir de chez soi dans un état pareil ?

Du bureau directorial voisin émanait un brouhaha. Octave entendit aussi le raclement de chaises tirées, poussées.

— Ils sont combien ?

— Une quinzaine, pour leur réunion du trimestre. C’est indispensable, vous savez, mais tous les auteurs ne sont pas convoqués devant eux, c’est une chance.

— Vous croyez ?

— Bien sûr. Rien ne vaut un contact personnel. Après, pour eux, ça sera facile, ils seront plus… plus convaincants devant les libraires.

De nouveau Octave consulta sa montre, sa vieille Zénith qui datait de sa première communion.

La demi-heure de midi sonna à Saint-Germain-des-Prés.

La porte du bureau du directeur s’ouvrit.

Un couple sortit de la pièce, mais Octave n’eut pas le temps d’apercevoir quoi que ce soit à l’intérieur du  saint des  saints. La porte s’était déjà refermée.

— Ça va être à vous de jouer, lui dit la femme-auteur, une petite brune entre deux âges qui venait d’en terminer et s’empara de son manteau sur la patère.

— Vous croyez que c’est un jeu ? lui demanda Octave.

— Un peu, oui, ajouta l’homme-auteur, avec une suffisance qui l’irrita d’emblée.

Le couple salua la secrétaire et prit congé.

— Vous ne les connaissez pas ? demanda la secrétaire à octave.

— Non.

— Pierre et marguerite Rouyer, ils sortent dans deux mois le troisième et dernier volume de leur Histoire de la guerre d’Algérie. Tout le monde attend cette publication.

— Tout le monde ? Oh ! non, pas moi, je n’attends rien.

La secrétaire sourit.

La porte du  bureau restait close. Les conversations indistinctes entre les représentants allaient bon train. Que fichaient-ils ? C’était son tour, non ?

Octave  détestait attendre. Non pas comme un enfant capricieux qui s’offusque quand on ne lui donne pas tout de suite satisfaction, mais de manière beaucoup plus grave, presque angoissée. Attendre, c’était du  gaspillage, et il avait le sentiment que le temps lui était compté. À vingt et un ans, on se croit plus ou moins éternel. Octave, lui, ne s’était jamais cru éternel. La mort était là, près de lui. Elle le surveillait. Il se savait sous surveillance. Ce sentiment s’était accru depuis la mort de ses parents, quand il s’était retrouvé seul, sans protection, sans troupes de réserve pour monter à l’assaut et succomber à sa place, avant lui. Désormais, il était orphelin, et donc en première ligne dans ce combat perdu d’avance.

Si Octave  détestait attendre, ce n’était pas davantage à la façon d’un homme fébrile, toujours en mouvement, toujours pressé, qui n’accepte pas de se laisser détourner de son chemin. Mon Dieu, quel chemin ? Tout au contraire, il acceptait volontiers de perdre son temps –  ce temps qui, à ses yeux, n’était pas si précieux. Qu’aurait-il pu faire d’essentiel ? Il ne s’était fixé aucun but dans la vie. La destinée ne lui avait adressé aucun signe. Le mot même de destinée, par sa grandiloquence, cette boursouflure du  rien, le faisait sourire. La moindre piqûre d’épingle suffisait à la faire éclater. La destinée n’était bonne qu’aux romans et aux films qu’il aimait, à la vie illustrée des grands hommes, sans qu’il eût lui-même besoin d’en être dupe et, a fortiori, sans la mobiliser à son profit… Mais le temps qu’il aimait perdre, c’est lui seul qui choisissait de le perdre. Personne n’avait le droit de le faire à sa place, de décider à sa place. À ses yeux, perdre son temps, précisément, était tout un art – un loisir de haute civilisation. Il faut se mettre en condition pour le perdre. Savoir flâner, savoir rêver ou, mieux encore, savoir rêvasser – ce rêve qui ne s’avoue pas, qui ne s’abandonne pas aux caprices de l’inconscient, cette rêvasserie qui est au rêve ce que la sieste est au sommeil, une simple indolence, une paresse où l’on maîtrise à peine ses pensées, mais tout est là, dans cet à peine, cet art de vivre qui s’est glissé dans ces deux mots : à peine. En revanche, il détestait qu’on le contraignît à perdre son temps quand il ne s’y était pas préparé. On le volait. On le dépouillait de cette vie qu’il aimait gaspiller, mais de son propre gré.

Enfin Marie-Thérèse  entrebâilla la porte du bureau de Robert le Chesneau.

— C’est à… vous.

Elle marqua une seconde d’hésitation avant d’opter pour le vouvoiement, mais les regards qu’ils échangèrent, Octave et elle, se tutoyèrent.

La secrétaire de Robert le Chesneau surprit ce regard, le sourire échangé entre la directrice littéraire et le jeune écrivain, et elle, qui ne lisait pour ainsi dire jamais de livres, savait tout de même déchiffrer les sourires, tout comme elle s’y entendait pour lire les peurs, les espoirs, les exaltations ou les découragements sur les visages de ceux qui défilaient dans son bureau, mais elle était trop réservée et prudente pour parler ensuite à quiconque de ses lectures et les commenter.

Tout d’abord, Octave ne vit rien. La fumée des cigarettes opacifiait l’atmosphère. Et puis des silhouettes se dégagèrent peu à peu du  brouillard dans le grand bureau de Robert le Chesneau.

Une douzaine de représentants étaient assis ou affalés sur des chaises pliantes autour d’une table-tréteau dressée pour l’occasion au centre de la pièce. Une lumière froide d’hiver, tombant des portes-fenêtres sur cour, tentait de découper l’air. Il sembla à octave que la fumée se rassemblait, peu à peu, autour des néons, au plafond, que l’atmosphère de la pièce s’éclaircissait enfin à hauteur d’homme.

À l’invitation de Marie-Thérèse qui avait posé la main sur son épaule en guise d’encouragement, il prit place à un bout de la table.

— Vous avez la parole, Marie-Thérèse, grommela l’homme campé à l’autre bout, et qu’Octave pensa être le Chesneau.

Il portait une montre-gousset avec une chaîne, par-dessus son gilet. Comment pouvait-on encore s’encombrer d’une montre avec une chaîne ? On aurait dit un personnage de Balzac. L’édition du temps de Balzac. C’était parfaitement saugrenu. Du reste, l’homme lui parut d’emblée saugrenu ou ridicule, avec sa taille trop moyenne, son embonpoint, ses petits yeux bruns près du nez, ses sourcils touffus, le soupçon d’un bec-de-lièvre à la lèvre supérieure.

Marie-Thérèse retrouva sa place près de lui.

— Avant de laisser la parole à notre auteur, dit-elle en se rasseyant, je voudrais juste attirer votre attention sur l’importance que nous attachons tous, ici, à ce roman, ce premier roman au titre surprenant : Le Quarante et Unième Mouton

Les becs-de-lièvre, une malformation congénitale ? Est-ce que l’on opérait à la naissance, désormais, les enfants affligés de ce handicap ? Octave ne rencontrait pratiquement plus personne affligé d’un bec-de-lièvre.

— … Je vous invite vraiment, j’insiste, à lire ce livre, à en prendre connaissance, et vous serez frappés par la force d’une écriture peu commune. Et nous pensons tous ici…

Marie-Thérèse parlait pour ne rien dire. Qu’est-ce que cela veut dire : une écriture peu commune ? Et le nous qu’employait Marie-Thérèse était tout aussi risible, parce qu’elle était la seule lectrice, l’unique autorité littéraire des  éditions de l’abbaye. Elle se contentait parfois, comme elle l’avait expliqué à octave, d’adresser des manuscrits à des lecteurs extérieurs, en qui elle avait confiance, pour recueillir un autre avis ou conforter le sien, mais c’était rare.

Octave découvrait le monde de l’édition, le rôle des  représentants, ceux du  directeur littéraire et du  directeur commercial et il se sentit soudain étrangement dédoublé.   Comme s’il avait déjà observé tout cela, déjà vécu tout cela dans une vie antérieure. Les psychologues connaissent ce type d’impression : cet infime retard entre la perception d’une scène et sa prise de conscience, si bien que le sujet éprouve le sentiment diffus d’une répétition. Comme au théâtre.

Et dans ce théâtre, ce matin-là, les représentants tenaient leur rôle. Pour la plupart, ils s’ennuyaient. Certains avaient pris tout de même des notes. D’autres gribouillaient sur des calepins. La plupart attendaient l’heure du déjeuner.

Octave repéra le plus jeune d’entre eux, près de lui. Il avait dessiné un cheval. Pourquoi un cheval et pas un mouton, ce qui aurait au moins témoigné d’un peu d’intérêt ou d’à-propos à son égard ? Ils s’entre-regardèrent et le représentant au cheval lui sourit, comme une forme d’encouragement dans une comédie dont ils n’étaient dupes ni l’un ni l’autre.

— C’est à vous, Octave, répéta la voix de Marie-Thérèse.

Il sursauta.

Les regards des  représentants étaient maintenant braqués sur lui.

— Oui, bien sûr, dit-il.

— Le Quarante et Unième Mouton, c’est un titre un peu insolite, non ? Qu’est-ce qu’il signifie ? Lui demanda Marie-Thérèse  pour l’aider à se lancer.

— Insolite, non, je ne crois pas. Vous trouvez, vous ? dit-il en s’adressant aux représentants.

Aucun ne prit la peine de répondre. Certains se contentèrent de sourire.

— C’est un titre très simple en vérité, très… très concret, ce n’est pas À la recherche du temps perdu… et je le regrette !…

Les représentants restaient impassibles. Un peu surpris, sans doute, par cet auteur qui semblait si mal vendre sa marchandise, mais désormais plutôt bienveillants à son égard.

Marie-Thérèse perçut cet intérêt. Elle avait pris un risque en invitant Octave à les rencontrer mais elle se persuada qu’elle avait bien fait.

— … Concret, oui : quarante et un moutons, rien de plus concret, poursuivit-il. C’est simple. Mais pourquoi quarante et un, bien entendu, et pas soixante ou trois mille ? Alors voilà ! Mon… mon héros est, si vous voulez, insomniaque. Il compte les moutons avant de s’endormir, comme on disait autrefois, comme on le faisait peut-être, je ne sais pas, je n’ai jamais essayé.

Octave regarda les représentants comme s’il s’apprêtait à leur demander si, eux, ils n’avaient pas déjà essayé, et plusieurs d’entre eux s’en amusèrent franchement, la complicité se renforça entre ce jeune et étrange auteur et eux, Marie-Thérèse n’en douta plus cette fois.

— Enfin, je voulais vous dire, poursuivit-il, que mon héros trouve le sommeil au quarantième mouton. Aussi, le quarante et unième, il est un peu comme…, comment dire, de l’autre côté, du côté du rêve, de… de la vie rêvée. Mon livre est l’histoire d’un jeune homme qui rêve beaucoup, qui rêve au lieu de vivre, qui est toujours du côté du quarante et unième mouton si vous préférez.

Les représentants ne préféraient rien, bien entendu, ils restaient perplexes, à la fois amusés et perplexes, sans trop bien comprendre mais disposés désormais à tout accepter.

— … enfin, c’est une image. Mon héros est un jeune homme qui rêve d’une autre vie, qui se révolte, qui transfigure tout ça, la vie qui est banale et moche. Il lui arrive des tas d’aventures, comme dans les rêves, comme au cinéma, il rêve en cinémascope de… de rencontres amoureuses, bon… mais on ne peut pas raconter un livre, on l’écrit et puis…

Il eut un geste fataliste, comme s’il voulait dire : et puis… et puis le reste ne dépend pas de soi.

Le représentant qui dessinait le cheval intervint :

— Vous parlez de révolte. Vous considérez aussi votre roman comme un livre politique ?

— Non, oh non, ce n’est pas un livre politique, il ne donne pas de leçons, c’est juste une révolte ou… disons, une révérence, vous savez, comme on dit qu’on tire sa révérence à un monde qui vous ennuie. Voilà, c’est une révérence. Une manière de… de se désengager.

Il leva les bras en signe d’impuissance. Que pouvait-il bien dire d’autre sur son livre ? Il l’avait écrit, et cela suffisait.

Les représentants parurent déçus. Un roman politique signé par un jeune homme en colère, c’est tout de même plus facile à identifier et donc à vendre qu’un livre rêvé – ou qu’une révérence.

L’homme assis à la droite de Robert le Chesneau (octave apprit par la suite qu’il s’agissait du directeur commercial) prit la parole :

— Vous avez tous compris, dit-il aux représentants, le prix que nous attachons à ce livre qui sortira au  premier office de mai. Je pense qu’il s’agira de l’événement littéraire du  printemps, Marie-Thérèse ne me contredira pas.

Puis, se tournant vers l’auteur :

— Merci, Octave, nous vous libérons de cette épreuve.

— Pas tout à fait, intervint Marie-Thérèse. Nous allons d’abord boire un verre. Octave, restez donc avec nous !

La table-tréteau autour de  laquelle avaient pris place les représentants fut repoussée contre un mur, cependant que la secrétaire de Robert le Chesneau se glissait dans le grand bureau, avec trois bouteilles de champagne ; elle apporta aussi des gobelets en plastique.

Le champagne était tiède. Octave s’en moqua. Il n’aimait pas le champagne. Il entreprit de se rapprocher de Marie-Thérèse  qui s’entretenait avec le directeur commercial et quelques représentants. Il avait posé son gobelet encore plein sur la table-tréteau. Persuadée qu’on avait oublié de le servir, la secrétaire de Robert le Chesneau lui tendit un nouveau gobelet. Il la remercia. Marie-Thérèse parlait du  nombre d’exemplaires mis en place à l’office, de mobilisation des libraires.

— Pour un livre comme ça, tout va dépendre très vite de la presse, évidemment, et nous sommes confiants, n’est-ce pas, Marie-Thérèse ? reprit le directeur commercial.

— J’ai déjà parlé d’Octave Dunoyer à Jean Freustié et à Robert Kanters. Dès qu’elles seront disponibles, dans une quinzaine de jours, j’enverrai aussi des secondes épreuves brochées à Jacqueline Piatier et à Matthieu Galey, avec un mot personnel à chacun.

Elle sentit la présence d’octave derrière elle et se retourna.

Il l’admira. Il la désira. Il avait dormi la nuit précédente chez elle, quai d’Orléans, mais il brûlait de la revoir, maintenant, ailleurs qu’aux éditions de l’abbaye, à son domicile, à l’hôtel, où elle voudrait, tout de suite.

 

© Fayard 2015

© Photo : Louis Monier

 

 

Quatrième de couverture > « Je me suis souvent demandé quels écrivains avaient été assez malchanceux pour publier un livre en avril ou mai 1968. Le point de départ – malicieux – des Désengagés est né de cette interrogation-là.

Se sont imposées à moi l’image d’un romancier à peine échappé de l’adolescence : Octave, solitaire, ombrageux, provocateur à l’occasion ; et celle d’une femme d’une quarantaine d’années, Marie-Thérèse, responsable littéraire d’une petite maison d’édition, qui aime et protège Octave tout autant qu’elle entend défendre le premier manuscrit qu’il lui a confié.

Les personnages de fiction n’engagent pas seulement un dialogue avec ceux qui les inventent ou ceux qui les lisent. Ils se répondent entre eux. D’un siècle à l’autre, parfois. Ainsi la comtesse du Mariage de Figaro nous annonce-t-elle la Maréchale du Chevalier à la rose d’Hofmannsthal, mis en musique par Richard Strauss.

Cette dernière filiation, j’ai tenu à la prolonger, sur un ton de comédie mélancolique, en rêvant d’une femme au crépuscule de sa beauté, et d’un jeune amant qu’elle va encourager secrètement à se libérer d’elle, à se désengager. »  F.V.


Né en 1944, Frédéric Vitoux est essayiste et romancier. Il a récemment publié aux Éditions Fayard, Clarisse, Grand Hôtel Nelson, Jours inquiets dans l'Ile Saint-Louis et, en coédition avec Plon, Le Dictionnaire amoureux des chats.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Frédéric Vitoux, Les Désengagés, Fayard, janvier 2015, 320 pages, 20 €

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