Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Anne Wiazemsky. Extrait de : Un an après

 

EXTRAIT >

 

Le soir, au téléphone, Jean-Luc était de plus en plus nerveux. « C’est malin, ce que tu as fait ! On se retrouve séparés, toi coincée dans le Midi et moi à Paris. » Je laissai passer l’orage. Il poursuivit : « Truffaut m’appelle de Cannes : il faut arrêter le festival et il estime ma présence indispensable. On essaye de me trouver assez d’essence pour faire le trajet en voiture mais pour l’instant on n’y arrive pas ! » Je lui dis à quel point il me manquait, il se radoucit : « Toi aussi. Mais tu ne perds rien pour attendre. D’une façon ou d’une autre, j’arrive à Cannes et je file te récupérer. »

Ce n’est que le lendemain, en fin de journée, qu’il téléphona de nouveau. Ses amis avaient récolté suffisamment d’essence, ils rouleraient toute la nuit, ils seraient à Cannes dans la matinée. « Essaye de venir me retrouver, dit-il. — Mais comment ? On a les mêmes problèmes que toi, ici ! Alors ce sera moi qui me débrouillerai pour venir. Mais je trouve que tu ne fais aucun effort, aucun ! » […]

Le lendemain matin, je repartis nager avec un bonheur égal à celui du premier jour. De temps à autre la pensée m’effleurait que j’aurais dû me trouver à Cannes auprès de Jean-Luc, mais elle passait vite et je n’en savourais que davantage la mer, le sable, ce privilège inouï d’avoir cette petite plage pour moi toute seule. Plus tard, bien sûr, quand je vis les images de ce qui s’était passé à Cannes, la folie dans laquelle Jean-Luc, Truffaut, Louis Malle et même Jean-Pierre Léaud avaient mis fin au festival, je regrettai de ne pas avoir été avec eux, accrochée au rideau rouge. Je le regrettai d’autant plus que je savais que Jean-Luc avait raison : je n’avais fait aucun effort, vraiment aucun. Ces regrets, je les éprouve encore aujourd’hui.

 

Jean-Luc et Cournot avaient réussi à trouver une voiture et suffisamment d’essence pour nous rejoindre. Ils arrivèrent en début de soirée. Le premier était livide, pas rasé, avec des vêtements froissés et sales. Il semblait au bord de l’épuisement à la fois physique et moral. Le second, toujours élégant, affichait un demi-sourire contraint. Ce fut lui qui par son récit compléta les quelques images que nous venions de voir à la télévision et les reportages radio que nous avions écoutés en direct durant l’après-midi. Jean-Luc se taisait, la voix en partie cassée.

À table, n’ayant rien mangé depuis la veille, il fit honneur au repas servi sur la terrasse par la gardienne, but même un peu de rosé et reprit des forces. « Tu as bonne mine », furent ses premières paroles. Puis aussitôt après :

« On se repose et on rentre à Paris ! »

Rosier et Bambam eurent alors toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il n’y avait plus d’essence et aucun moyen de transport. Bambam se fit rassurant :

— Nous trouverons un moyen. Rosier connaît beaucoup de gens dans la région. La voiture n’est pas un problème, il faut arriver à récolter assez d’essence pour nous conduire jusqu’à Paris si les transports poursuivent la grève.

Ça va prendre combien de temps ?

— Je n’en sais fichtre rien.

Jean-Luc était accablé. Il contemplait la terrasse maintenant éclairée par des bougies, le luxe raffiné du salon avec un dégoût presque insultant pour Rosier qui s’efforçait encore d’animer un semblant de conversation. Quand il apprit que nous occupions la plus belle chambre, il eut un sursaut d’indignation.

Jamais je ne dormirai dans le lit de Pierre Lazareff ! Rosier fit un effort pour contenir son irritation et expliqua :

— C’est la chambre d’Hélène, pas de Pierre. C’est nous qui occupons celle de mon beau-père. J’en profite pour vous dire que nous l’aimons tous beaucoup ici et que vous m’offenseriez si vous continuiez à en parler sur ce ton.

Je faillis ajouter : « Moi aussi. » Je l’avais rencontré sur le tournage d’Au hasard Balthazar quand il était venu déjeuner avec la productrice du film, Mag Bodard. J’avais été charmée par son intelligence, sa gentillesse, sa curiosité.

Devant la fermeté dont Rosier venait de faire preuve, Jean-Luc s’était un peu calmé. Elle en profita.

— Vous allez monter prendre une douche car il me semble que vous en avez bien besoin. Anne me descendra vos vêtements pour qu’on vous les lave. Elle vous en rapportera d’autres, il y a de tout dans cette maison. Demain matin vous aurez les vôtres propres et repassés et, demain matin aussi, je ferai le tour de mes connaissances pour tenter de trouver de l’essence. Êtes-vous satisfait, maintenant ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, Jean-Luc obéit avec la docilité d’un petit garçon. Il n’eut aucun regard pour la chambre et la salle de bains d’Hélène, il se déshabilla et disparut sous la douche. Je pris ses vêtements et retrouvai Rosier dans la cuisine. Elle me tendit un pantalon et une chemise en toile, un slip d’homme. Son œil exercé de styliste lui avait fait choisir exactement ce qu’il fallait. Elle était soucieuse.

— J’espère avoir une solution rapidement car la vie en commun ici va vite devenir infernale avec Jean-Luc dans cet état…

De retour dans notre chambre, je trouvai Jean-Luc nu dans le lit. Il dormait profondément, les lumières étaient éteintes. Le sol de la salle de bains inondé et des serviettes jetées à terre témoignaient de son passage sous la douche.

Je me déshabillai à mon tour et me glissai près de lui avec l’impatience d’une amoureuse. Hasard du sommeil ? Hostilité délibérée à mon égard ? Dès que Jean-Luc sentit le contact de ma peau contre la sienne, il me tourna le dos et s’éloigna, avec un grognement furieux. Je contemplai un instant le délicat dessin de sa nuque et de son épaule, désemparée. Moi aussi, je commençais à me faire du souci. Je n’avais pas tort. Le lendemain, quand il se réveilla et me découvrit nue dans le lit, il eut une exclamation stupéfaite :

Mais tu es toute bronzée !

Je me levai et esquissai un pas de danse pour me faire admirer.

C’est joli, non ?

Non !

Il m’expliqua, furieux, que nous n’étions pas en vacances, que nous étions comme des otages retenus en terre étrangère et qu’il était hors de question de rentrer à Paris bronzés. Emporté par son élan verbal, il se lança dans une comparaison entre notre situation et le sort des Palestiniens qui me laissa perplexe.

À peine descendu, il s’empara du téléphone et commença une série d’appels destinés à des gens dont j’ignorais l’identité. De la terrasse, en buvant mon café noir, je décidai de me passer de son approbation et de continuer à aller sur la plage pour profiter au mieux de cette drôle de parenthèse que ce drôle de mois de mai nous offrait. Mais je sentais comme une menace peser sur moi, sur nous.

Nager longtemps dans une mer pure et fraîche apaisa momentanément mes craintes. Je remontai à la maison à l’heure du déjeuner et les retrouvai à l’ombre, sur la terrasse. Ils avaient l’air tous les quatre de tenir un conseil de guerre. Quand je le leur dis, Jean-Luc me lança un regard noir.

— C’est pas le moment de plaisanter, dit-il. Cournot me sourit gentiment.

Tu es toute dorée, un abricot !

Autre regard noir, destiné à Michel, celui-là.

Rosier et Bambam me firent un résumé de leurs démarches matinales.

Ils étaient allés voir le chauffeur de taxi attitré d’Hélène Lazareff, Émile, qui se disait prêt à nous conduire jusqu’à Paris s’il se procurait suffisamment d’essence. Selon lui, c’était possible mais pas avant deux, trois jours. Jean-Luc en fulminait d’impatience.

Comme plus aucun quotidien ne paraissait, il ne restait que la radio pour nous tenir informés. Jean-Luc se mit à écouter en permanence Europe numéro 1. On dénombrait maintenant entre trois et six millions de grévistes, la France entière était paralysée. Outre l’absence d’essence, certaines denrées alimentaires commençaient à manquer. Bambam avait été prévoyant et dès notre arrivée au Lavandou avait dévalisé le bureau de tabac car nous fumions tous beaucoup. Quant au reste, la maison des Lazareff avait de quoi tenir longtemps.

Je passai une grande partie de la journée sur la plage où Rosier vint me retrouver un moment. Elle était exaspérée par l’atmosphère tendue qui régnait à la maison et dont Jean-Luc était le principal responsable. « Le génie n’excuse pas tout », répétait-elle. Il ne quittait pas le salon de crainte de prendre même à l’ombre un peu de soleil, ne profitait de rien, ni de la fraîcheur du jardin, sous les arbres, ni de notre chambre. « Il se punit et nous punit. »  Rosier était une grande adepte de Freud et c’était entre Jean-Luc et elle un fréquent sujet de discorde.

Au dîner, il nous apprit la création des états généraux du cinéma français, rue de Vaugirard. « C’est à l’appel du syndicat des techniciens, de la CGT. Je me demande ce que cela peut donner un tel mélange… » Il était à la fois curieux et méfiant, Cournot partageait ce sentiment. Ils se mirent à échafauder quelques hypothèses sur les suites possibles de cette initiative et Jean-Luc parut se détendre. Sa mauvaise humeur se portait maintenant essentiellement sur moi : il ne me regardait pas, il évitait de m’adresser la parole. J’étais blessée, j’avais envie de me justifier, de protester que je n’étais en rien responsable de ce qui nous gardait ici. Mais la peur d’un nouveau conflit en présence de nos amis me retenait. Je pensais aussi qu’une fois couchés dans le grand lit d’Hélène le désir amoureux l’emporterait et nous réconcilierait.

Il était encore trop tôt pour regagner nos chambres et chacun eut envie de s’attarder au salon et de lire. Je relisais un de mes livres préférés, Jules et Jim, Rosier un roman anglais pas encore traduit en français, Bambam la correspondance de Flaubert et Jean-Luc Le Banquet de Platon.

Il y a une très belle définition de l’amour. Vous voulez l’entendre ?

Il écouta à peine nos approbations et commença :

— « Quand le hasard lui fait rencontrer cette moitié de lui-même, son complément, l’amoureux est saisi d’un sentiment d’amitié, de familiarité, d’amour, et ne veut plus le quitter. »

Et tout de suite après, en me fixant avec méchanceté :

J’ai trouvé cette moitié de moi-même, mon complément, ma femme, mais elle m’a quitté pour se faire bronzer au soleil comme la plus vulgaire des starlettes !

Je dus devenir très pâle tandis que je me levai en chancelant pour quitter le salon. Rosier bondit hors du canapé.

Espèce de salaud, dit-elle à Jean-Luc.

— Ce que tu viens de dire est dégueulasse, ajouta Bambam en colère. J’espère que tu plaisantes et si oui, ce n’est même pas drôle.

Jean-Luc ne répondit pas et reprit sa lecture comme si de rien n’était. Pour le connaître bien, je le savais très satisfait de lui-même. C’était la première fois depuis notre rencontre qu’il exerçait sur moi cette terrible méchanceté tapie en lui et qui ressortait parfois. J’allais éclater en sanglots, Rosier m’aida à quitter la pièce et à descendre dans le jardin. Au passage, je surpris le regard attristé et plein de compassion de Cournot.

Dans le jardin, assise sur un banc de pierre face à la mer, j’écoutais les paroles tour à tour indignées et rassurantes de Rosier. J’étais parvenue à refouler mes larmes, à dissimuler le désarroi profond dans lequel je me trouvais. J’essayais de suivre ses conseils, de me conduire comme une adulte. « L’enfant, c’est lui, pas toi », disait Rosier.

Jean-Luc était déjà couché et la chambre plongée dans l’obscurité quand je remontai à l’étage. Je m’attardai un moment dans la salle de bains, me déshabillai et me glissai à mon tour entre les draps.

Jean-Luc me tournait le dos à l’autre extrémité du lit. J’ignorais s’il dormait, je me taisais avec toujours cette envie de pleurer qui me serrait la gorge. Au bout d’un moment, sans se retourner, il murmura :

— Je regrette ce que j’ai dit tout à l’heure, je ne le pensais pas, et si tu l’as cru tu es une imbécile.

 

© Gallimard 2015

© Photo : Sacha

 

 

Quatrième de couverture > La traque des étudiants se poursuivait boulevard Saint-Germain et rue Saint-Jacques. Des groupes de jeunes, garçons et filles mélangés, se battaient à mains nues contre les matraques des policiers, d'autres lançaient différents objets ramassés sur les trottoirs. Parfois, des fumées m'empêchaient de distinguer qui attaquait qui. Nous apprendrions plus tard qu'il s'agissait de gaz lacrymogènes.

Le téléphone sonna.

C'était Jean-Luc, très inquiet, qui craignait que je n'aie pas eu le temps de regagner notre appartement. « Écoute Europe numéro l, ça barde au Quartier latin ! » Nous étions le 3 mai 1968. A.W.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Anne Wiazemsky, Un an après, Gallimard, janvier 2015, 208 pages, 17,90 €

Aucun commentaire pour ce contenu.