Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Bernard Pingaud. Extrait de : Vous


EXTRAIT >


Autrefois, quand j’étais éternellement jeune, j’ignorais l’ennui. J’avais toujours quelque chose à faire : un livre à lire, une page à écrire, des papiers à trier, sans compter les occupations domestiques. Cette heureuse époque est révolue. Pendant de longs moments, on dirait que mon existence se vide de tout contenu. Je suis là, simplement, à attendre que quelque chose arrive et rien n’arrive. Cela serait supportable si le temps s’arrêtait vraiment. Mais le temps ne s’arrête jamais. Chaque minute est suivie d’une autre, et d’une autre encore, sans qu’on les voie passer. C’est cela que je ne tolère plus. Autant vous l’avouer tout de suite : depuis un moment déjà, je songeais sérieusement à en finir. Je passais en revue les diverses formes que pourrait prendre ma disparition, j’essayais d’imaginer la réaction de mes proches, j’étais surtout inquiet de savoir quel serait mon sort, une fois disparu. Mais on ne peut pas se figurer sa propre mort. La pensée du rien, si elle n’est pas futile, est forcément effrayante. Quand elle surgissait, je me hâtais de fermer les yeux.

 

Cette année, l’hiver est venu tard et très brusquement. Fin novembre, le cerisier n’avait pas encore perdu toutes ses feuilles et l’on pouvait manger dehors. Un fort mistral s’est levé, glacé comme toujours, il a fallu allumer les radiateurs. Si je me souviens bien, c’est ce jour-là, ou quelques jours plus tard, que j’ai trouvé votre lettre dans ma boîte. Ce n’était pas la première, mais beaucoup de temps s’était écoulé depuis la précédente et, sur l’instant, je n’ai pas reconnu votre écriture. Vous étiez étonnée de mon silence, vous vous demandiez si je n’étais pas malade, vous vouliez savoir si j’écrivais toujours. Je ne pouvais deviner que ce message anodin était le commencement de quelque chose. À mon âge (pardonnez-moi d’employer cette expression agaçante), on n’a plus l’habitude de recevoir du courrier. On vit dans une sorte de pénombre. Les éclaircies sont rares : ç’en était une et il m’a fallu du temps pour m’en apercevoir.

 

De notre première et seule rencontre, je gardais un souvenir assez précis. C’était à Chantilly, dans la petite librairie j’avais accepté de parler de mon dernier livre. J’ai assez souvent participé à ce genre de réunions pour savoir qu’elles sont toujours décevantes. Assis devant sa table, simple objet de curiosité pour l’assistance, l’auteur s’exprime abusivement à la place de son livre. Il joue pendant une heure ou deux le rôle de l’écrivain dans une comédie de conversation. Cela se fait généralement en fin d’après-midi, à la nuit tombante. Le parterre est composé de veuves ou de retraités qui n’ont rien d’autre à faire et qui se dépêcheront de rentrer chez eux une fois la cérémonie terminée. À la fin, quelques-uns s’approchent pour vous demander d’écrire quelques mots sur l’ouvrage qu’ils se sont crus obligés d’acheter.

 

Il arrive alors, rarement, très rarement, qu’entre vous et la personne à qui vous avez demandé son nom se produise un éclair de complicité. Vous savez que celui-ci ou celle-là va vraiment vous lire ou vous a déjà lu comme on doit lire, lentement, en respectant la courbe de chaque phrase, et vous regrettez qu’il se retire aussi vite. Vous aimeriez lui dire quelque chose, mais quoi ? Ce serait plutôt à lui de parler, mais il n’ose pas. C’est ce qui s’est produit, ce soir-là, quand vous vous êtes avancée, mon roman à la main. Je vous avais déjà remarquée, assise au premier rang dans le public, à votre silence attentif et quelques hochements de tête encourageants. Vous n’étiez pas une auditrice comme les autres, venue plus ou moins par hasard et guidée par un intérêt superficiel. À un certain moment de la soirée, de cela je suis sûr, j’ai eu l’impression de parler pour vous seule. J’avais beaucoup de choses à dire sur La Vie commune, un livre qui me touchait de près. Mais ces choses-là, qui sont les plus banales, l’amour, la mort, les affres et les joies de la compagnie, ne conviennent pas à une réunion mondaine, elles exigent une certaine intimité qui ne pouvait encore exister entre nous. Je m’en suis tenu à quelques généralités convenues et vous vous êtes bien gardée de m’entraîner sur ce terrain. Vous étiez petite, menue, vous portiez, je crois, un manteau noir ; sans attendre que je pose la question rituelle, vous m’avez dit simplement, à mi-voix, comme si vous étiez gênée de me faire cette confidence devant tout le monde :

« Jeanne Loisy ».

La première lettre a suivi, quelques mois plus tard. Vous me parliez de ces amis qui lisaient mes livres, qui les aimaient comme vous et qui se réunissaient régulièrement pour en discuter. L’idée qu’il pouvait exister quelque part, dans ce pays, une société de gens si intéressés par ce que j’écrivais me remplissait de fierté. Mais je ne pouvais pas me contenter d’un banal remerciement. J’avais le sentiment de vous devoir, à vous et à ces amis inconnus, les explications que je n’avais pas pu donner en public. Et surtout – puisque je suis entré dans la voie des aveux, il faut bien que je vous le dise – je vous avais imaginée, vous, Jeanne, particulièrement, dans le rôle de la lectrice privilégiée dont je rêvais depuis si longtemps, à la fois très proche et infiniment lointaine, capable de se glisser dans un univers étranger et de le faire sien comme si elle y avait vécu depuis toujours. C’était une idée un peu folle, qui m’était venue après notre rencontre et que je jugeai raisonnable d’écarter, persuadé qu’une telle lectrice ne pouvait exister. J’ai finalement décidé d’en rester là. Et puis, du temps a passé, des mois, des années, et les circonstances ont changé. Je ne pensais plus du tout à cette histoire quand votre petit rappel est arrivé. L’heure ne se prêtait plus aux échanges. Dans la solitude où je m’étais peu à peu enfermé, j’avais le sentiment d’avoir rompu toutes les attaches. J’étais même résolu à ne plus écrire.

Une autre raison, moins honorable, m’a fait préférer me taire. Après La Vie commune, j’ai publié un dernier roman (je dis bien « dernier ») qui s’intitule tout simplement du nom de son héros, Monsieur Georges. Je tenais beaucoup à ce livre. J’ai veillé à ce qu’on vous l’envoie, et vous n’avez pas réagi, ni sur le moment ni plus tard.

Ce n’était pas, à proprement parler, un roman. Une méditation plutôt, faite de fragments juxtaposés, dans un ordre assez arbitraire. Il y était plus question, cette fois, de mort que de vie. Mais vous savez comme moi que l’essentiel dans un roman n’est pas tant l’histoire que la voix qui la porte, et que la qualité du livre se juge au ton singulier de cette voix. Vous l’aviez écrit vous-même dans votre lettre. La voix de ce dernier livre, comme celle de ses prédécesseurs, c’est la mienne, et j’avais cru comprendre qu’elle vous touchait. Je me suis dit que je m’étais trompé. À moins que l’ouvrage ne vous soit pas parvenu et que sa publication même vous ait échappé. C’est peu probable, mais c’est possible, car il n’a eu aucun écho ni dans la presse ni ailleurs. Votre silence, qui m’a étonné, ne faisait donc que refléter un désintérêt quasi général. J’ai très mal pris cet échec. Mais il y a plus grave. Vous vous souvenez sans doute de la fameuse lettre que Hofmannsthal attribue à un lord Chandos imaginaire et où il explique pourquoi, à son grand regret, il n’écrira plus. Les mots du poète, les mots qu’il avait l’habitude d’utiliser lui sont apparus un beau jour comme totalement inadéquats pour rendre le « ravissement énigmatique, silencieux, sans limite » que lui apportait la simple présence des êtres et des choses. Je ne suis pas poète, et je n’ai pas connu, ni avant ni après Monsieur Georges, ces félicités miraculeuses. Mais le sentiment de vide qu’elles laissent derrière elles, je le connais bien. Je l’éprouve maintenant chaque matin en ouvrant mes volets et en contemplant mon jardin. Il a cessé de m’enchanter. Le cerisier, par exemple : il est là, c’est tout. De saison en saison, il fait son travail de cerisier, mais il ne me dit plus rien, et du coup, moi, je n’ai plus envie, comme avant, de le dire, lui. Ce n’est pas que les mots me paraissent inexacts, je les trouve inutiles plutôt, indifférents en tout cas, et les phrases j’aimais tant les assembler, parfaitement vaines. Pourquoi écrire ceci plutôt que cela ? Tout se passe comme si j’avais perdu ma voix, ou si vous préférez, que, ne l’entendant plus moi-même, je n’éprouvais plus le besoin de la faire entendre à quiconque.

 

Il faut vous dire que j’ai vieilli. Je ne travaille plus avec le même entrain qu’autrefois. Il est loin le temps je discutais pied à pied avec mon propre roman comme si je l’avais eu en face de moi, suscitant ses critiques et y répondant dans un même élan. J’ai raconté ça quelque part, je ne sais plus où. Nous étions deux compagnons attelés à la même tâche, mais pas toujours d’accord sur les chemins à suivre, sur la façon d’avancer. Les disputes étaient fréquentes, chacun à son tour menaçait de rompre, nous pouvions rester des jours sans nous parler ; mais nous savions bien, l’un et l’autre, que tôt ou tard il faudrait nous entendre, et finalement, dans mon souvenir, les moments heureux de cette période l’emportent sur tous les autres. On avait dû le sentir dans votre petit cercle et je suppose que c’est pour cela que La Vie commune a plu. Je n’ai pas retrouvé le même état de grâce pour la suite. Aujourd’hui, à l’heure je vous parle, en fait de compagnie, je n’ai plus que silence et isolement. Finis les débats, finies aussi les longues soirées d’écriture d’où je sortais tout étourdi, je m’endors sur ma page. Les raisons de ma défaite sont donc moins glorieuses que celles qu’invoquait Hofmannsthal. Mais elles suffisent à jeter une ombre sur le résultat.

La vérité est que j’ai fini par prendre le parti de mes critiques. Je suis passé de leur côté. Le prétexte à cette trahison a été l’échec de ce livre je croyais bien avoir donné le meilleur de moi-même et épuisé mes dernières forces. En me retournant vers les pages d’autrefois, j’ai eu l’impression qu’elles s’effondraient une à une, sous mes yeux. Devant ce désastre, incapable d’inventer un langage nouveau, j’ai pensé qu’il suffisait de se taire, rien de plus. Je me suis tu. Ne me demandez pas combien cette cure de silence a duré. Il m’a semblé que c’était très long, mais ce n’était peut-être que quelques semaines. Décider de ne plus écrire exige, croyez-moi, un certain courage. Vous vous sentez coupable. Vous vous dites que la seule façon de savoir si la partie est vraiment perdue serait de la poursuivre. Et puis, que faire si vous n’écrivez plus ? Avec les années, l’écriture est devenue pour vous l’unique activité raisonnable. Maintenant, c’est le vide dont je vous parlais au début. Les gestes les plus simples, comme de laver un verre ou mettre une bûche dans le feu (je ne parle pas d’ouvrir un livre), sont au-dessus de vos forces. Avant, quand j’écrivais, je ne vivais qu’à moitié, juste assez pour avoir quelque chose à dire. Maintenant, je ne vis plus du tout. Je suis encore, mais ce n’est pas vivre que d’être seulement.

Vous allez me dire que je dramatise, et vous aurez raison d’une certaine manière. Il m’arrive d’aimer être. Le désarroi dont je parle n’est pas vraiment un état, il se manifeste plutôt par crises. Ce sont des bourrasques passagères, mais qui me laissent comme dépouillé de moi-même, et lorsque la bourrasque s’apaise, j’éprouve une réelle satisfaction à penser seul devant mon feu. Plus les pensées sont vagues et mieux je m’en accommode. Je me dis que tout ça n’est pas très grave, qu’il y a, au monde, des situations plus difficiles que la mienne. Quand je la considère froidement, le dépit de ne pas être lu, reconnu, admiré fait place à une sorte de pitié. Après tout, l’œuvre, qu’on croyait si précieuse, n’existe jamais que dans le regard qu’un œil étranger porte sur elle. Quand cet œil se détourne, elle s’éteint, elle se fane, et l’on est comme l’amant de Proust, qui s’étonne d’avoir gâché sa vie avec une femme qui n’était pas son genre.

 

Je m’efforce de ne pas penser trop à la mort. Quand j’avais dix ou onze ans, ma mère m’a conduit dans la chambre mon grand-père était couché, les yeux fermés, les mains croisées sur sa poitrine. Les persiennes étaient fermées, une veilleuse allumée à la tête du lit. J’ai pensé naturellement qu’il dormait. Je m’étonnais seulement qu’il fût tout habillé. D’habitude, on se déshabille pour dormir. Maman ne pleurait pas, elle me tenait par la main sans parler. Je savais que mon grand-père était mort, on me l’avait dit, ou je l’avais deviné à un certain trouble de la maison. Et pourtant, ce soir-là, il ressemblait à celui que j’avais toujours connu, un peu plus pâle peut-être, et curieusement immobile. était-il donc ? Ici encore ou déjà ailleurs ?

Quand je mourrai (cela arrivera bien un jour), il est clair, malheureusement, que personne, ici, ne me regrettera. À force de m’effacer, je n’ai plus guère de relations dans le village : des connaissances, oui, le médecin, la boulangère, la buraliste à laquelle j’achète mon journal, mais peu d’amis véritables. Même les enfants que j’ai connus petits et qui me disaient bonjour poliment me saluent à peine. L’isolement qui m’arrangeait si bien quand j’écrivais, maintenant, me pèse. Je voudrais, c’est un comble, qu’on s’occupe de moi. Un bonjour de temps en temps, un coup de téléphone le matin pour savoir si je suis toujours vivant, quelques douceurs déposées devant ma porte. Cette indifférence est une forme de respect, sans doute. On n’ose pas déranger ce vieux bonhomme qu’on suppose occupé à d’importants travaux. Je souffre de leur indifférence, mais je reconnais que je l’ai bien méritée. Disons le mot : je suis aigri, tout simplement.

 

© Le Seuil 2015

© Photo : Brice Toul

 

 

Quatrième de couverture > Un vieil écrivain qui a perdu son public s’adresse dans une lettre imaginaire à une ancienne et fidèle lectrice qui avait une grande admiration pour son œuvre. Il lui raconte la liaison qu’il a eue lorsqu’il était très jeune homme avec une violoniste qui vivait près de son studio. Avec le temps, il s’est aperçu qu’il était passé à côté de l’amour qui pourtant s’offrait à lui. Pourtant il est sans amertume, ni nostalgie.

Vingt ans plus tard, il retrouve son ancienne lectrice par hasard dans la librairie où il l’avait rencontrée la première fois. Ils correspondent. Il s’attache à elle. C’est une femme de caractère, lucide et intelligente. Elle lui propose de venir la voir dans la ville où elle vit. Il hésite puis la rejoint, s’installe dans sa maison où elle vit seule. Elle est très malade. Il veille à ses côtés jusqu’à sa mort. Plus tard, il décide de composer un dernier livre : c’est celui que l’on lit : l’histoire, décrite avec une implacable sobriété d’un « homme à qui il manque quelque chose du côté du cœur. »

 

Intellectuel engagé, Bernard Pingaud a publié de nombreux romans et essais chez Gallimard et au Seuil. Ses mémoires, Une tâche sans fin (Seuil 2009), sont un témoignage exceptionnel sur la vie intellectuelle française depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Bernard Pingaud, Vous, Seuil, février 201, 176 pages, 17 €

6 commentaires

Ahache

ou je peux trouver ce livre??

en librairie...

Amarante Szidon

Magnifique écrivain!

Puis-je trouver, en librairie, le livre de ce magnifique écrivain ? 

Ania Guini

Je suis époustoufflé par ce que je lis ici. L'écriture de soi a une puissance qu'aucune autre n'égale. J'espère pouvoir lire tout ce livre un jour, moi qui suis si loin, à Yaoundé au Cameroun.

anonym

Quel texte émouvant et remarquable. Je vais lire ce livre et je veux decouvrir cet auteur.