Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-François Mattéi. Extrait de : L’Homme dévasté


EXTRAIT >

 

LA DISPARITION DU MONDE

 

L’alerte au tsunami d’images, qui a déferlé sur la modernité avant d’être salué par les penseurs post-modernes, n’est pas une innovation chez les philosophes. Ils ont depuis toujours dénoncé le règne des apparences, trompeuses et passagères, pour rechercher une réalité stable qui trouverait son fondement dans ce que Derrida nomme l’instance transcendantale. On peut discerner en elle la figure de l’Idée platonicienne, de l’Infini cartésien, de la Raison hégélienne ou de la Dialectique marxienne, c’est-à-dire, dénoncera Nietzsche, l’un des multiples avatars de Dieu. La religion a constitué en effet dans l’histoire le socle le plus résistant des conceptions de l’homme et du monde. Or, c’est précisément dans L’Essence du christianisme que Feuerbach dénonçait dès 1841 la désertion de la religion et de la philosophie de l’« empire de la réalité » pour sacrifier à l’empire de l’image. On lit ces lignes prémonitoires dans la préface à la deuxième édition de l’ouvrage :

« Et sans doute notre temps […] préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être… Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré (1992) ».

Le renversement du sacré, qui met l’idole à la place de l’idée, la copie à la place du modèle et le simulacre à la place de la réalité, ne concerne pas le seul domaine religieux ; il affecte aujourd’hui les champs philosophique, technologique et politique. L’une des critiques les plus perspicaces est celle de Guy Debord dans La Société du spectacle. L’auteur, qui s’inscrit dans la lignée marxiste, déborde cependant la vulgate révolutionnaire sur le prolétariat, l’aliénation, la plus-value ou le capitalisme, par l’originalité d’une analyse centrée sur un monde devenu simulation, et non action, et sur un homme devenu spectateur, et non acteur. La densité ontologique de la réalité et de l’existence est épuisée par l’avènement d’un monde voué à la volatilité de l’image et de la fiction. Insoutenable légèreté de l’être, commentera Milan Kundera, en discernant dans la modernité un espace de dévastation privé de transcendance et de centre de gravité. Pour Debord, nous vivons dans un double mensonge car « le monde de l’image autonomisé » est le monde « le mensonger s’est menti à lui-même » (1971, § 2). Le mensonge se ment à lui-même quand il ne se reconnaît pas comme mensonge, et le faux se fausse lui-même quand il ne se donne plus comme faux. Privé de son orientation vers le vrai, le spectacle comme simulacre, bien que Debord n’utilise pas ce dernier terme, ne renvoie plus qu’à sa propre manifestation. Selon la brève sentence du § 14, « le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même ».

La représentation du spectacle autonomisé et la pratique de la déconstruction autodestructrice aboutissent à la même dévastation. Le monde de l’image, en envahissant le monde réel, ne se limite pas à un supplément d’apparences ou à un ajout de divertissements. Il n’a rien du joueur, et tout du sapeur. Il creuse de l’intérieur la réalité du réel, historique, social et psychologique, pour la simuler au profit de sa mise en spectacle. C’est dire, en un langage différent de celui de Deleuze, que le simulacre du spectacle s’est substitué au modèle du réel. « Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante » (1971, § 6). Nous retrouvons le même mouvement de subversion à l’encontre de la réalité que Deleuze impute au renversement du platonisme et Derrida à la déconstruction du logocentrisme : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » (1971, § 9).

Debord a saisi au vif le renversement spéculaire qui fait passer, non pas Alice de l’autre côté du miroir, le mauvais côté de la Reine de cœur, mais l’image d’Alice du précédent côté du miroir, le bon côté de la petite fille. Woody Allen, une fois encore, a compris tout le sel de la déconstruction. Dans La Rose pourpre du Caire, Cécilia regarde pour la cinquième fois son film préféré au Jewel Palace. Ce jour-là, le héros du film, Tom Baxter, sort de l’écran et s’en va courtiser la jeune fille dans la salle obscure. C’est la société du spectacle qui se met ici en scène, le simulacre devenant sa propre doublure puisque le film en couleurs réalisé par Woody Allen contient le film en noir et blanc dans lequel joue Tom Baxter. Il porte, comme ce dernier, le même titre : La Rose pourpre du Caire.

Guy Debord établit le diagnostic d’une société humaine vouée, non plus à la réalité vivante de sa production, mais au spectacle fictif de sa reproduction. « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique » (1971, § 18). Le plus renversant, dans un tel renversement, tient à ce que les spectateurs, à la suite de Cécilia pour qui une ombre devient réelle en sortant de l’écran, ne s’étonnent plus de leur soumission au spectacle d’une réalité irréelle. Ils partagent le sort des prisonniers de la caverne qui, refusant de s’arracher à leurs fantasmes, mettent à mort celui qui tente de les libérer. « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil » (1971, § 21).

La critique de Debord va plus loin que la dénonciation politique impliquée par son engagement révolutionnaire. Elle se situe sur le plan ontologique car la société moderne ne se contente pas de mettre en parallèle la réalité de l’être et la fiction du spectacle en reconnaissant leur dualité. Les images du spectacle tendent à supprimer la différence entre l’être et la fiction en déréalisant tout ce qui apparaît sur le moindre support. « Le spectacle, qui est l’effacement des limites du moi et du monde par l’écrasement du moi qu’assiège la présence-absence du monde, est également l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence », conclut justement l’auteur (1971, §  219).

Ce que Debord dénonce dans le spectacle comme « présence-absence du monde », ou comme « négation de la vie réelle » (§ 215), Günther Anders l’avait aperçu une dizaine d’années auparavant dans l’ouvrage que je citais plus haut, L’Obsolescence de l’homme. Issu également du marxisme, Anders proposait une description radicale, et prémonitoire, du monde de simulacres dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’essai majeur de son recueil porte comme titre « Le monde comme fantôme et comme matrice ». Il se présente comme une défense de l’homme qui est voué à l’obsolescence et comme une défense du monde qui est voué à la dévastation. Son plaidoyer ne prend pas position en faveur d’un monde plus juste, dans la perspective humaniste traditionnelle ; d’une façon plus ambitieuse, il est rédigé « tout simplement pour que continue d’exister un monde » (2001, 13).

Comme Ray Bradbury, dans Fahrenheit 451, Anders centre son analyse sur la toute-puissance de la radio et de la télévision depuis les années 1950. Et toujours comme le romancier américain, Anders note que le trait principal de notre temps est celui d’un monde livré à domicile par les machines appropriées. De ce fait, les spectateurs et les auditeurs ne participent pas à l’émission des paroles et des images, ils les consomment de façon passive ; le « robinet de culture » (2001, 119) reste toujours ouvert. Le retournement de la réalité en image – Anders accentue le phénomène en parlant de « fantôme » – tient à ce que les hommes n’ont plus à sortir de chez eux pour aller vers l’extérieur. C’est désormais l’extérieur, sous une forme réelle ou fictive, qui vient chez eux. Mais la réalité même des images transmises se trouve subvertie par les instruments techniques qui sont utilisés. Le monde du foyer devient illusoire, ou fantasmatique, quand il est envahi par le monde extérieur.

« Quand le lointain se rapproche trop, c’est le proche qui s’éloigne ou devient confus. Quand le fantôme devient réel, c’est le réel qui devient fantomatique » (2001, 123).

Le consommateur de radio et de télévision – nous y ajouterons aujourd’hui de jeux vidéo, d’ordinateurs, de tablettes et de téléphones portables – se contente d’appuyer sur un bouton pour voir défiler la réalité dans un spectacle permanent, avant de l’éteindre comme si la fin des images signait la fin du monde. Dans la perspective ouverte par Heidegger, Anders souligne que la proximité d’un monde livré à domicile sous la forme de simulacres détruit le sentiment de distance qui nous est indispensable. En rendant le lointain proche, et le proche lointain, la neutralisation des images aboutit au même résultat : la destruction de la structure de notre être-au-monde qui est ordonnée par une série de cercles concentriques autour de nous. L’introduction subreptice du monde dans notre foyer, avec notre complicité, fait perdre aux événements leur poids de réalité. « Le monde, ni présent ni absent, devient un fantôme » (2001, 151). Nous sommes bien en présence du simulacre, dans le sens derridien, qui se décline sur le mode répétitif du ni… ni… Ni modèle ni copie, ni vivant ni mort, ni dedans ni dehors, et donc ni présent ni absent, le fantôme joue de l’ambiguïté ontologique que nous avons déjà rencontrée avec le fantasme.

Les relations humaines, en premier lieu les relations familiales, ne concernent plus que « des simulacres d’hommes » qui façonnent leur conduite sur des simulacres de réalités (2001, 169). Anders pousse plus avant son analyse en faisant appel à des matrices pour produire des fragments de réalité dispersés sans l’unité d’un monde ou la continuité d’un montage cinématographique. Ces matrices visuelles et auditives, bientôt tactiles, gustatives et olfactives, produisent aussi bien des fantômes sous la forme de marchandises que des besoins sous la forme de dépendance à leur égard. Quand la diffusion des fantômes se généralise à l’échelle du monde réel, c’est le monde réel qui devient le fantôme de sa propre image au point qu’il n’est plus que le prétexte à sa duplication. Quant au consommateur d’images, la réalité l’intéresse aussi peu, écrit ironiquement Anders, que « s’emparer de l’Idée n’intéresse le prisonnier de la caverne platonicienne » (2001, 220). La conclusion de l’auteur est sans équivoque : de matrices en matrices et de fantômes en fantômes, le règne absolu de l’image fait que, aujourd’hui, « le monde a disparu en tant que monde » (2001, 224).

 

© Grasset 2015

© Photo : capture écran Philosophies TV/Le Figaro)

 

 

Quatrième de couverture > Depuis sa thèse sur l’ontologie platonicienne, Jean-François Mattéi n’a cessé de poursuivre ses recherches sur les fondements pré-métaphysiques de la métaphysique. Au fil de ce voyage philosophique – tragiquement interrompu par sa mort en 2014 – il a toujours cheminé en compagnie des Grecs, de Heidegger, d’Hannah Arendt, d’Albert Camus, de Jan Patocka – et, surtout, de leurs concepts ou sensibilités face au monde moderne.

Ces recherches l’ont amené, de proche en proche, à prendre quelques distances intellectuelles avec les tenants de « l’antihumanisme » contemporain – qui, fidèles à la leçon de Michel Foucault, avaient cru devoir diagnostiquer « la mort de l’homme ».

Pour Mattéi, disciple en cela d’Albert Camus (auquel le lient une complicité solaire et une naissance en Algérie), l’humanisme n’a pas dit son dernier mot, au contraire, à condition de ne pas le réduire à un vain syncrétisme de bons sentiments.

Dans ce nouvel ouvrage – qu’il avait d’abord voulu intituler : Essai sur la destruction de l’homme – ce grand pédagogue revient ainsi sur les « idéologies de la mort de l’homme » et entend les combattre à partir de Camus et de Platon. Le titre ultime de son livre ne fait-il pas, d’ailleurs, écho à L’Homme révolté ?

Testament philosophique, ce livre est magnifiquement fidèle à ce qu’était Jean-François Mattéi : un homme bon, un ami de la vie, un tenant de « la morale à hauteur d’homme » et un styliste de grand talent.

Une longue préface de Raphaël Enthoven replace ce livre dans son contexte historique et philosophique.

 

Humaniste, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l’Université de Nice-Sofia Antipolis et à l’Institut d’Études politiques d’Aix-en-Provence, Jean-François Mattéi (1941-2014) a publié, entre autres, La Barbarie intérieure (1999) Platon et le miroir du mythe (2002), Heidegger et Hölderlin, Le Quadriparti (2004), L’Énigme de la pensée (2006), Le Regard vide (2007) et Pythagore et les Pythagoriciens (2013).

 

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-François Mattéi, L’Homme dévasté, préface de Raphaël Enthoven, Grasset, février 2015, 288 pages, 19 €

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