Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Éric Chevillard. Extrait de : Juste ciel


EXTRAIT >

 

Lorsqu’il fut mort, Albert Moindre considéra sa situation nouvelle avec perplexité. Il ne souffrait pas des épouvantables blessures qui avaient presque instantanément causé son trépas et même l’éventualité toujours préoccupante de pénibles séquelles et de handicaps associés semblait devoir être écartée. Il se sentait d’aplomb et, pour tout dire, plus fringant qu’avant l’accident. Plus léger, certainement, plus... il refoula le mot ingambe qui se proposait : Albert Moindre avait changé de champ lexical, il importait d’en tenir compte. Et pourtant, telle était bien son impression. Notre corps a beau peser déjà le poids du cadavre, impossible tant que nous sommes en vie de recruter quatre solides cousins ou robustes neveux pour le coucher sur leurs épaules et le conduire ainsi partout où les circonstances l’appellent, si importantes soient-elles et quelquefois aussi impérieuses et décisives en effet que les funérailles pour lesquelles seulement ces cossards consentent à se mettre en branle. Quoique bien lentement d’ailleurs. Il faut donc, ce corps, tant qu’il vit, se le coltiner soi-même et sans aucune aide, car nous ne saurions tenir pour telle le bras fluet des amoureuses qui cheminent un moment à nos côtés avant de nous planter là dès que la pente durcit un peu et que nous vient de ce fait la tentation pourtant bien compréhensible, très humaine et même typiquement masculine de nous y suspendre. Mais ces vexations cruelles n’étaient plus elles aussi que des souvenirs désaffectés, étrangement indolores. Albert Moindre avait dépassé tout cela. Jamais il n’aurait cru parvenir un jour à un tel détachement. Il se sentait bien. Plus exactement, il ne sentait rien. Mais n’est-ce pas là la preuve absolue de l’accomplissement spirituel et moral ?

 

Le symptôme paradoxal aussi de la plus parfaite santé ? Et cependant, la perplexité d’Albert Moindre (considérant sa situation nouvelle) avait une autre cause. Esprit sceptique, paresseusement indifférent aux questions qui mortifiaient l’entendement, il ne s’était rien promis de précis de l’événement de la mort dont il admettait juste le caractère inéluctable. Encore s’exhortait-il à la prudence sur ce point aussi, car ce qui vaut à coup sûr pour les autres – et il ne doutait pas en effet qu’ils y passeraient tous – ne se vérifie pas toujours pour soi. Sa varicelle ne lui avait laissé aucune petite cicatrice en cratère au-dessus du sourcil. Sa première expérience sexuelle avait été un vrai désastre, certes, mais la deuxième aussi. Albert Moindre reconnaissait, cependant, que la leçon relative à la mortalité des êtres vivants ne souffrait pas d’exception. Sinon celle qui confirme la règle, en l’occurrence la tortue du zoo de Vincennes qu’il aimait visiter et que Napoléon 1er avait reçue en cadeau.

 

Sans doute parce qu’Alexandre le Grand s’était lassé d’elle. C’était un cas unique et donc un espoir un peu mince. Puis cette tortue s’économisait mieux qu’Albert Moindre ne savait le faire : jamais elle ne bougeait. Or il se mettait chaque jour en mouvement, pour sa part, et s’il avait le pas un peu traînant, il marchait résolument vers l’abîme. Le néant où il s’abolirait avec ses sensations et l’idée de toute chose lui paraissait l’hypothèse la plus probable ; il envisageait cette perspective sans angoisse. À bien des égards, elle était même la plus réjouissante pour un homme d’ordre comme lui. Il n’avait jamais éprouvé de satisfaction plus vive qu’en classant une affaire. Mais les supputations délirantes de ses semblables au sujet de l’au-delà, le séjour céleste, le puits des Enfers, toutes ces représentations fabuleuses excitaient vaguement sa curiosité. À force, bien sûr, on avait envie de savoir ce qu’il en était. Même si le néant constituait effectivement la seule et implacable réponse aux rêveries exaltées des hommes, Albert Moindre espérait jouir d’un instant de lucidité encore pour en faire le constat avant de s’y dissoudre. Il ne demandait rien de plus.

 

C’était déjà énorme. De toute façon, donc, la situation dans laquelle il se trouvait récusait en bloc toutes ces spéculations : de là sa perplexité. Non seulement sa conscience n’était pas occultée par la grande nuit définitive mais, libérée des soucis du jour (auxquels souvent s’ajoutent ceux de l’heure, et la seconde même possède un petit dard de guêpe), elle lui semblait douée d’une acuité, d’une sagacité qu’il ne lui avait jamais connues. Trop sensible à la contrariété et faisant tracas de toute chose, Albert Moindre, de son vivant, n’avait en tête le plus souvent que de très prosaïques préoccupations touchant l’intendance et la logistique. La philosophie transcendantale attendait vainement les lumières de sa pensée requise par des problèmes de plomberie puis, ceux-ci réglés, mobilisée aussitôt et durablement par l’effort de remémoration nécessaire pour retrouver le nom de la plante verte qui dépérissait dans son salon ....................................................................................................................................................................................eurêka !

 

Un yucca ! Mais c’en était fini de ces hésitations, de ces cheminements laborieux de la pensée, comme si celle-ci alors devait se mouvoir en effet dans la masse gélatineuse du cerveau, à travers l’entrelacs des nerfs, autant dire nuitamment dans une mangrove marécageuse. Sans aucun doute – et c’était d’ailleurs l’unique conclusion à quoi elle parvenait toujours –, une boîte crânienne parfaitement vide eût constitué pour ses tours et détours un local mieux approprié et le bocal idéal pour ses fermentations. Or elle jouissait désormais d’un espace sans bornes et, puisqu’elle en jouissait, ce ne pouvait être le néant. De néant point, ou alors oui, du néant avalé par le néant, du néant néant pour le néant seul, un parfait néant de néant et si absolument occupé de lui-même - car le néant suffit à peine à contenir le néant - qu’il ne pouvait rien absorber d’autre. Toujours la place manque pour ce qui n’est pas.

 

Albert Moindre jouissait encore, donc ce n’était pas le néant, mais, autour de lui, ça ne ressemblait pas davantage aux édifiants tableaux de la Renaissance qui s’impriment dans nos imaginations comme des rêves prémonitoires. Ni théories d’angelots musiciens ou porteurs d’oriflammes virevoltant dans l’éther bleuâtre qui lui avaient toujours paru ne pas valoir une vie entière de sacrifices et de piété si vraiment ils en constituaient l’apothéose ; franchement, il doutait de jamais connaître en cette compagnie la béatitude, l’extase et la félicité suprêmes ; s’il fallait s’interdire de pincer les cuisses graciles des petites majorettes pour obtenir le privilège d’évoluer éternellement en apesanteur au milieu de lardons gras et roses, n’était-il pas sensé de refuser les termes de ce marché de dupes ?

 

Font-ils seulement leurs nuits, ces chérubins ? Or Albert Moindre ne percevait pas non plus les cris des démons fulminants ni les braiments de ces créatures monstrueuses hérissées de griffes et de dents grouillant dans le charnier des damnés, selon la même imagerie sacrée. Cette intuition ne se vérifiait pas. Si certains curieux avaient étranglé leur mère pour s’offrir le spectacle, ils en étaient pour leurs frais. Vaticinations de dipsomanes doués d’un bon coup de pinceau, voilà pour l’art religieux, même si, au bénéfice du doute, Albert Moindre voulait bien concevoir que les émanations des essences utilisées par les peintres pour délayer leurs couleurs en étaient responsables et non le vin dont la fluidité naturelle facilite pourtant la consommation.

 

Surtout si le cruchon est pourvu d’une anse, vingt dieux ! Albert Moindre se sentit empli d’indulgence pour les faiblesses de ses semblables. Si leurs prévisions se révélaient complètement farfelues, il devait reconnaître que les rêves et les cauchemars de leur imagination dépassaient de loin, pour le pittoresque, le tableau qui s’offrait à sa vue, puisqu’il ne voyait rien. Des moribonds, déjà bien engagés dans le processus létal, mais qui s’étaient finalement ravisés, évoquaient volontiers dans le document qu’ils ne manquaient jamais de publier à leur retour un couloir de lumière, une aveuglante clarté, à se demander si ce n’était pas cet éblouissement qui les avait paradoxalement fait reculer et bien vite revenir au monde en se frottant les yeux. L’expérience d’Albert Moindre ne recoupait pas la leur ; l’honnêteté l’obligerait à les contredire dans son propre livre s’il se trouvait soudain rappelé sur terre, mais le fracas d’os rompus à l’intérieur de sa tête en quoi consistait son dernier souvenir auditif rendait très improbable ce rétablissement subit ; il ne fallait pas y compter. La page était tournée. Albert Moindre ne répondrait plus présent. Il ne frissonnerait plus dans le froid du petit matin.

 

En toute occasion, il resterait de marbre. Car on déposait sa peau au vestiaire avant d’être admis en ces lieux d’où la moleskine – en revanche et ça alors ! – n’était point bannie, à en juger par la banquette usée jusqu’à la trame comme toutes les histoires de fesses sur laquelle Albert Moindre se tenait sinon assis – la désincarnation favorisant un certain relâchement dans la posture d’attente, on aurait même pu parler de lascivité si cette notion, par manque de chair justement, n’était elle aussi devenue bien abstraite – avachi, quoique sans peser beaucoup. À l’instar du fruste mobilier qui l’entourait, il n’était pas tout à fait invisible – autre anticipation erronée : un flou persistait. Il eût été excessif de prétendre qu’il distinguait ses pieds, mais, tout au long de ses cinquante années d’existence terrestre, sa conscience avait noué trop de liens avec ses nerfs pour ne pas s’être conformée très exactement aux dimensions de son corps. Si longtemps comprimée là-dedans, elle en gardait plus ou moins les contours. Ce pourrait être cela, un fantôme, se dit Albert Moindre qui s’efforçait de rester rationnel. Admettons, poursuivit-il, mais cela n’explique pas comment je peux percevoir les choses autour de moi. Et, en effet, outre la banquette, Albert Moindre appréhendait confusément la présence d’un petit guéridon – ou de l’idée de guéridon, peut-être, mais très précisément localisée dans un angle de la pièce close – à en croire son impression – où il se trouvait confiné et qu’il se représentait – abusé possiblement par l’afflux des souvenirs ou plutôt par un sentiment de déjà-vécu assez ironique en l’occurrence – comme une salle d’attente standard dans le genre de celle d’une gare de province ou d’un modeste cabinet médical.

 

© Les Éditions de Minuit 2015

© Photo : Patrick Box/HOP

 

 

Quatrième de couverture > Voici venue l’heure du verdict, l’heure des révélations. Albert Moindre est mort et il découvre l’au-delà̀, ce qu’il en est, ce qui s’y passe. Sommes-nous vengés ? Sommes-nous punis ? À quoi ressemble le Royaume des cieux ? Ce témoignage de première main apporte des réponses à nombre de nos interrogations anciennes. On le lira si ces questions nous tourmentent, pour être fixés une bonne fois.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Éric Chevillard, Juste ciel, Les Éditions de Minuit, mars 2015, 141 pages, 13,50 €

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