Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Cécile Guilbert. Extrait de : Sans entraves et sans temps mort II


EXTRAIT >


Adieu à Jack-Alain Léger

 

Oui, Jack-Alain Léger était maniaco-dépressif, mal dans sa peau, hyper-névrosé, calciné par la haine de soi, suffocant d’égocentrisme et terriblement casse-pieds. Oui, ce gros bébé qui portait parfaitement son pseudonyme dans ses bons jours s’était démultiplié dans cinq hétéronymes par goût du jeu, mais surtout pour échapper au nom paternel comme à l’impossible substitution d’un frère mort étranglé par son cordon ombilical dont il portait le prénom inversé (lourd tribut jamais soldé sur les divans des psychanalystes durant toute son existence). Oui, ce type impossible ravagé par son impossible demande d’amour, qui ne pouvait baiser qu’avec des hommes mais ne ressentait d’affectivité qu’avec des femmes, « intoxiquait » ses amis, épuisait ses éditeurs (pas une grande maison parisienne qui ne l’ait publié) et se tirait sans arrêt des balles dans le pied tant il était masochiste. Oui, cet écrivain majeur qui à l’inverse de tant d’autres multipliant les jobs dans l’édition, la presse, l’occupation de strapontins médiatiques, n’a jamais (sur)vécu que de sa plume, aura constamment flingué à bout portant la critique d’élevage et les « assis » de la profession – personnel éditorial inculte, critiques faux-jetons, copineurs en sous-main, corrompus médiocres, ratés envieux – mais souvent dans une allégresse d’ironie ravageuse qui prouvait à quel point il était un fin observateur de ses mœurs. Et plus largement des mœurs générales – ce qui en fit un grand romancier impardonnable.

Était-ce par aigreur et ressentiment ? parce qu’il n’estimait pas son talent reconnu à sa juste valeur ? n’a jamais été lauréat d’aucun grand prix littéraire ? Sans doute mais pas seulement. Car il possédait aussi l’orgueil de ceux qui se savent grands. Et leur souveraineté. Lui, qui ne savait pas résister à la formule-foudre, au trait piquant, vachard, brillant, sans prudence, quelles qu’en fussent les conséquences. « Il m’est absolument impossible de résister à mon génie », disait Sade. Léger  non plus. Et du génie, Dieu sait s’il en a eu : caustique, satirique, voltairien. Pétri d’allégresse et de gaîté. De fantaisie et de brio. Car c’était un esprit libre, très libre, un homme des Lumières par son courage intellectuel comme par le soin qu’il mettait dans ses plaisirs. Trop torturé et physiquement complexé pour être un libertin de mœurs, il l’était par l’esprit et la raison, détestant la lourdeur et la laideur, le « politiquement correct », le puritanisme, l’obscurantisme, les dévots, les « idiots utiles » de tous bords et de toutes obédiences. Et s’il a attaqué l’islam dans deux pamphlets, il n’a jamais cessé, parallèlement, de se faire le porte-parole (notamment sous l’identité de Paul Smaïl) d’hommes et de femmes de culture musulmane – français ou maghrébins – revendiquant leur athéisme ou leur attachement à la laïcité. Je me souviens qu’à l’époque des polémiques déclenchées par Tartuffe fait ramadan, il signait comme Voltaire ses lettres de « ECR. L’INF. » (le fameux « Écrasez l’Infâme ! »). Cela me plaisait infiniment et me faisait beaucoup rire…

Par ailleurs, et pour en revenir trente secondes aux malentendus avec le milieu littéraire dont il soulignait toujours le côté « mafieux », très peu d’auteurs de son calibre auront été à ce point vomis, haïs, traînés dans la boue par tout ce que le gotha médiatico-germanopratin compte d’éminences. Là, je ne fais évidemment pas allusion à l’accueil reçu par ses derniers romans ratés – On en est là, Hé bien la guerre, Les Aurochs et les anges – qu’il publia péniblement à partir de 2003, lesquels, du fin fond d’une dépression submergeante et en dépit de quelques fulgurances-reliquats de son ancienne virtuosité, ne théâtralisent plus que le tarissement de son inspiration et son impuissance à écrire en « milieu hostile ». Non, je veux évoquer, à trente ans de distance, l’invraisemblable bloc de haine (relisez les papiers, réécoutez les tribunes radiophoniques) ayant accueilli son bouleversant Autoportrait au loup (1982), livre douloureux et première occurrence talentueuse de cette fameuse auto-fiction « trash » en forme d’outing tous azimuts devant laquelle s’agenouilleront vingt ans plus tard et jusqu’à aujourd’hui, tous les encenseurs de Christine Angot et Guillaume Dustan. Quant au torrent d’ordures déversé lorsque son identité a été révélée après la publication d’Ali le Magnifique (Denoël, 2001), chef-d’œuvre incontestable passé à la trappe, la critique s’est comportée de manière si scandaleuse que Le Monde des Livres alla jusqu’à consacrer un article fustigeant le comportement déplorable de ses confrères…

De même, quand l’Académie française, l’académie Goncourt, toute la profession et le grand public se prosternèrent en 2006 devant Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Léger ne put s’empêcher de rappeler (comment lui en vouloir ?) qu’il était l’auteur de Wanderweg (1986), excellent roman sur le nazisme d’ambition et d’ampleur tout à fait impressionnantes, dont Françoise Verny (paix à son âme !), alors éditrice chez Gallimard, lui avait demandé de supprimer trois cents pages (!) – ce qu’il avait évidemment refusé… D’ailleurs, comment n’en aurait-il pas voulu à la même Françoise Verny qui, cette fois chez Grasset, lui avait renvoyé dix ans plus tôt « à la gueule », le manuscrit de Monsignore qui s’avérerait son plus grand succès ? A ce propos, sait-on que tout a commencé lors d’une soirée chez des amis le mettant au défi d’écrire un livre qui ferait enfin un carton ? Alors oui, Jack-Alain Léger, l’ultra-doué, le virtuose capable de passer de la prose expérimentale au roman d’aventures, du faux thriller au pavé de plage et du roman intimiste à l’essai, a touché le jackpot avec ce best-seller tiré à 350 000 exemplaires, traduit en 23 langues et adapté à Hollywood façon « blockbuster ». Et parce que toute élection est aussi, toujours, une malédiction, ce conte de fées envié par tous les plumitifs (« le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves », écrivait Céline) lui a coûté cher. Très cher. Quoi ? un triomphe qui ne devait rien à la critique française ? traduit en millions dilapidés dans une suite ininterrompue de fêtes champagnisées ? Oui, Jack-Alain Léger a mené grand train au début des années 80, dans son appartement somptueux de la rue de Lille, et cela fit bien des jaloux de son fric et de son talent. C’était avant qu’un amant institué son gestionnaire de fortune se tire avec la caisse. Avant qu’il refuse de poursuivre dans la voie des livres faciles qu’il savait torcher mieux que quiconque mais qui étaient tellement en deçà de l’idée qu’il se faisait de son art et de sa dignité. Mais laissons là sociologie et potins, car l’essentiel n’a pas encore été dit.

Hyper-sensible, très intelligent, immensément cultivé, l’écrivain Léger possédait « la vista » et l’oreille absolues. Frappant dans tous ses livres, son art de l’incipit, attaque et rythme confondus. Un grand sens aussi de la modulation poétique et musicale, la reprise variée des motifs, cette fine trame courant à travers tous ses livres. Sinon, quand je repense à lui (à tout ce qu’il écrivait, aux cartes postales des tableaux qu’il envoyait, aux citations qu’il choisissait, aux anecdotes qu’il racontait), ce qui me frappe le plus est son goût – toujours excellent, sans faille – que ce soit en littérature, peinture ou musique. C’est quelque chose d’inné, on l’a ou pas, et il possédait indubitablement cette « qualité fondamentale qui résume toutes les autres », ce « nec plus ultra de l’intelligence » selon Isidore Ducasse. Comme Philippe Sollers, il aurait pu intituler certains de ses livres La Guerre du goût ou Passion fixe. D’ailleurs, il avait constamment à la bouche le mot joyeux et fatal de la Merteuil – « Eh bien, la guerre ! » – devenu sa devise (et accessoirement le titre d’un de ses romans).

Il portait Lolita aux nues (mais aussi Stendhal et Céline) car il partageait avec Nabokov l’idée que l’art repose sur le jeu et l’artifice, la féerie qu’est capable d’inventer un auteur enchanteur, prestidigitateur et manipulateur ne lâchant jamais des yeux son lecteur. En témoigne son meilleur roman Jacob Jacobi, autre chef-d’œuvre méconnu, et la raison pour laquelle il prisait tant le Tristram Shandy de Laurence Sterne comme Jacques le fataliste.

Peu d’écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle se seront autant amusés avec le genre polymorphe du roman qui autorise de manière si ludique tous les cryptages, tous les brouillages, toutes les transgressions (bien que la question du  genre littéraire n’ait jamais été l’obsession de celui qui ne pensait qu’en termes de « livres » bons ou mauvais). Maestranza ? Il est sous-titré « ni essai ni roman ce qu’on voudra ». On en est là ? « roman (sorte de) ». Ma vie ? « (titre provisoire) ». Mais mon préféré demeure encore l’ouvrage de lui qu’on ne lira jamais parce qu’il l’a dévidé toute sa vie à l’oral, cet « impublié(able) Gens de lettres et de maison » qui figurait dans toutes ses bibliographies. J’aime aussi l’épigraphe de Pacific Palisades (1984) qui le résume tout entier dans ses jeux de masques facétieux :

 

« Je cherche un autobiographe ! »

Du même auteur,

sous un autre nom,

dans un autre livre

 

Au privé, c’était un ami attentif, délicat, attentionné, du genre à envoyer des mots manuscrits après une invitation à dîner, un article qu’il avait lu, un vernissage d’expo. D’ailleurs, je ne l’ai jamais connu ayant internet ou un téléphone portable, pas le genre à perdre son temps et ses sensations par écrans interposés… parce que rien n’était plus grotesque à ses yeux que la virtualité et la technolâtrie, il continuait de pratiquer l’art de la conversation (très autocentrée, certes) et d’écrire des lettres. C’était quelqu’un de vraiment civilisé, qui savait prendre le temps de vivre et d’aimer. Pas bourgeois pour un sou en dépit de son milieu d’origine, il aimait flamber quand il était en fonds, sa générosité allait alors jusqu’au faste aristocratique. Une part de lui était très douée pour le bonheur et comme Nietzsche, il aimait et prônait le Sud – l’Italie, l’Espagne et la corrida, Mozart, la commedia dell’arte –, signe d’une « santé de fond » qui n’avait rien à voir avec les phases « maniaques » au cours desquelles il pouvait écrire cinq cents pages en cinquante-deux jours (pour Ali le Magnifique) ou vingt et un chapitres en vingt et un (pour Les Aurochs et les anges, 2007). Rien ne lui plaisait davantage que d’emprunter mentalement l’identité joueuse, cabrioleuse et mystificatrice du valet de comédie. Il y avait aussi en lui du Don Quichotte et du Falstaff, de l’incompris et du bouffon.

Ses dernières grandes joies, il les a connues en « inventant » Paul Smaïl, géniale supercherie digne de la jouissance de Gary fabriquant Émile Ajar : toute la critique s’est retournée comme un gant pour l’encenser, ses amis marocains lui désignaient fièrement dans les librairies de Casablanca les piles de ce nouveau talent inconnu, il s’est amusé pendant trois ans comme un fou…

Nous étions brouillés depuis quatre ans mais je veux me souvenir aujourd’hui qu’il entrait naguère dans les librairies comme Fitzgerald à la fin de sa vie, se désolant de n’y plus trouver ses livres alors que des centaines de daubes ont les honneurs du format poche. Being ? Épuisé. Le Bleu le bleu ? Épuisé. Le Livre des morts-vivants ? Épuisé. Selva oscura ? Épuisé. Jeux d’intérieur au bord de l’océan ? Épuisé. Capriccio ? Épuisé. Prima Donna ? Épuisé. Les Souliers rouges de la duchesse ? Épuisé. La gloire est le deuil éclatant du bonheur ? Épuisé. Ma vie (titre provisoire) ? Épuisé…

Recopier cette liste m’épuise… Car nombreux sont les livres de Jack-Alain Léger qui méritent d’être réédités dans les collections Quarto, Bouquins ou, pourquoi pas, la pléiade. Après tout, c’est bien Antoine Gallimard qui lui avait prédit en 1986 – cynisme ou probité ? – qu’il serait un « grand écrivain posthume »…

 

© Grasset, 2015-03-14

© Photo : J. Bonnet

 

 

Quatrième de couverture > Quel rapport entre Sade et le Palazzo Fortuny ? Barbey d’Aurevilly et le nain de cour Boruwlaski ? les aventuriers des Lumières et les excentriques anglais, sinon la passion de l’écart, de l’extrême liberté qui fait tout le sel de l’art et de la vie ?

A la suite de Sans entraves et sans temps morts, Cécile Guilbert poursuit d’une plume critique et incisive sa traversée personnelle et toujours cohérente de la littérature – de l’âge baroque à la « Société du spectacle » - et des « réseaux ».

S’y dessine un autoportrait au miroir de ses passions anciennes ou récentes, de ses goûts et de ses dégoûts, de ses curiosités d’un jour ou de toujours.

Rien de ce qui est singulier ne lui est étranger : les libertins du XVIIIe siècle, l’usage de la cocaïne dans le roman américain, les théories du baiser, les mémoires du Baron Mollet… Au rayon mythique, le lecteur retrouve Capote, Fitzgerald, Simon Liberati... Aux Lumières, une lettre à Swift, Sade en prison, le corps de Casanova… La « littérature pure » lui évoque Lautréamont, mais aussi Lamarche-Vadel, Boulgakov, les fééries de Nabokov et les délires de Céline… Mais Cécile Guilbert visite aussi des expositions et rend hommage à ses amis disparus.

Un manifeste pour la liberté de pensée.

Un manuel de savoir-lire à l’usage de ceux qui veulent rester vivants.

 

Cécile Guilbert est l’auteur d’une œuvre littéraire importante composée d’essais (sur Saint-Simon, Debord, Sterne, Warhol), de romans ou récits (Le Musée national, Réanimation), de préfaces et d’anthologies.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Cécile Guilbert, Sans entraves et sans temps mort II, Grasset, mars 2015, 400 pages, 25 €

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