Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Henry Bauchau. Extrait de : Dernier journal


EXTRAIT >

 

11 août 2007

“La résistance est première par rapport au pouvoir.” Que cette pensée me semble juste non seulement en ce qui concerne la politique et la vie sociale, mais aussi notre vie consciente et surtout inconsciente. La résistance est toujours là la première, refusant à la fois formatage, ce qui est juste, mais aussi progrès et guérison. il y a un couple désir-résistance.

 

13 août 2007

Ce matin, je me sentais mieux, j’ai achevé les textes pour le livre L’Atelier et me suis tenu entre soleil et nuages sur un banc à côté de Christian qui lisait son journal, et j’ai écrit un petit poème, sans valeur encore mais qui en acquerra peut-être plus tard.

Je continue de lire Multitude de Hardt et Negri. La partie critique est très forte, documentée de façon très intéressante, mais jusqu’ici leur démonstration ou leur espoir que de la multitude face à lempire vont naître les conditions d’une vraie et nouvelle démocratie en réseaux me paraissent peu convaincants. Ils ne parlent pas de la surcharge en population de la Terre et des dangers rapides qu’elle va créer à nos diverses sociétés et à la nature elle- même.

Christian me parle d’un ami atteint de la maladie d’Alzheimer et me dit : “C’est un légume maintenant. Double réaction à ce propos. Pourvu que je meure avant de devenir un légume car je sens que peu à peu je vais vers cet état. La seconde : L. à l’hôpital n’était plus capable d’action ni de pensée personnelles, mais elle n’était pas un légume. Son sourire, sa pensée inconsciente, son plaisir à me sentir près d’elle, même si elle ne me reconnaissait plus. Ma joie de la revoir, de la promener, de regarder son sourire ou son sommeil existait aussi.

Le fait que je me sente hors de tout n’implique pas que je sois malheureux. Il y a en moi un fond de bonheur introublé qui ne m’est que rarement accessible consciemment. Ces périodes grises ou d’attente comptent-elles plus que celles où le fond lumineux se manifeste par intermittence dans la nature ou l’instant ?

 

24 août 2007

Longue période , pris par le roman ou le livre sur mes peintures et dessins, je n’ai plus eu la force de revenir à ce Journal. Période assombrie par un temps constamment gris ou pluvieux. Que le soleil me manque ! Pendant ces deux semaines j’ai pu travailler, mais dans une perpétuelle lassitude du corps qu’apparemment rien ne justifie sinon le grand âge et le manque de soleil.

À François Emmanuel à propos de son dernier roman, Regarde la vague : “Dès que je l’ai commencé, je n’ai plus pu le lâcher. J’admire beaucoup la manière dont tu parviens à te servir du monologue intérieur pour tant de personnages différents et en pleine crise et évolution. Par de très petites touches tu fais voir cette grande maison, ce mariage retentissant parmi les serveurs et les enfants et tous les rebondissements de ton récit. Il me semble maintenant connaître cette maison et ce pays. C’est vraiment très fort et au-delà de la critique tu nous emmènes avec toi dans ce dédale du passé et le labyrinthe pressenti des événements à venir. J’ai trouvé la fin un peu abrupte, mais je sais qu’on est capable de porter ses personnages tant qu’on le peut et non tant qu’on le veut…”

De François Emmanuel : “Merci pour ta lecture de Regarde la vague. Je suis touché que tu aies pris le temps de lire mon dernier roman et impressionné comme toujours par la pénétration de ton regard. J’ai reçu ta lettre au retour d’un séminaire de para-théâtre où chaque année je vais retrouver en Sardaigne un peu de ces racines grotowskiennes qui ont été si importantes pour moi depuis trente ans. Immergé dans la langue italienne et un travail du corps et de la voix, j’ai été accompagné tout au long de ces jours par la lecture du Présent d’incertitude pour lequel je voudrais te remercier. Çà et là, au fil de ces notes journalières, tu m’as donné bien plus qu’une leçon d’écriture mais du haut de ton grand âge une véritable leçon d’espérance. J’ai mis longtemps à comprendre le sens de ce mot, très connoté en moi par des déterminations trop lourdement chrétiennes. T’adressant au Seigneur inconnu tu lui redonnes une autre vie. C’est d’ailleurs en ouvrant « par hasard » ton livre à la page 134 que lisant cette phrase : « Je crois sans doute au divin, surtout je l’espère et je l’expérimente par la façon dont il me semble qu’il n’a jamais cessé de guider ma vie… » J’ai ressenti comme une invitation évidente à prendre l’ouvrage avec moi pour cette étrange expérience sarde qui chaque année m’apporte du vide, du chant et de la joie.”

 

26 août 2007

Photo de Rose-Marie par Pierre-Jérôme qui ma enchanté par la beauté de cette petite fille et une mystérieuse correspondance, plutôt qu’une ressemblance, entre elle et L. Cette interrogation du regard et cette certitude d’une réponse, peut-être.

D’une lettre de Nancy Huston : “Ce qui m’obsède c’est notre propension à chercher et à trouver du sens partout, même lorsqu’il n’y en a pas, c’est comme si cela avait contribué à notre survie en tant qu’espèce.”

 

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Quatrième de couverture > « Je constate en moi une espérance après la mort, je ressens un désir d'infini, mais aucune certitude, et la mort m'a toujours paru un des actes nécessaires de la vie en nous. J'accepte la fin de tout, liée à la mort du corps, les regrets ne consistent que dans l'inachèvement de ce qu'on a accompli. L'espérance d'un après la mort ne doit pas être rejetée quand elle existe, mais elle n'est que du ressort de l'intuition. J'espère et j'attends, comme le petit garçon qui s'est installé à la place du père dans le lit maternel. J'attends d'être remis tendrement dans mon propre lit. »

 

Henry Bauchau, psychanalyste, poète, essayiste, dramaturge, romancier, est né à Malines (Belgique) en 1913, et mort à Louveciennes en 2012. Toute son œuvre est disponible chez Actes Sud.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Henry Bauchau, Dernier journal (2006-2012), Actes Sud, février 2015, 682 pages, 27,50 €

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