Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Olivier Barrot. Extrait de : Mitteleuropa


EXTRAIT >

Mitteleuropa. Un voyage mental, un voyage historique, un voyage littéraire, un voyage artistique. Des décennies que je m’y prépare, sans en cerner tout à fait les contours, mais je ne suis pas le seul. Le plus qu’érudit Jacques Le Rider, à qui rien de ce qui touche à la germanité n’est étranger, lui a consacré un « Que sais-je ? » qui s’ouvre sur cette question : ne vaudrait-il pas mieux parler de « Zentraleuropa » (Europe centrale), de « Zwischeneuropa » (Europe intermédiaire) ? Du moins ne se réfère-t-on qu’à des vocables de langue allemande, si bien qu’implicitement la Mitteleuropa, la leur, la mienne, rassemble ces pays qui peu ou prou ont vécu une influence germanique. Or si l’on veut bien se souvenir que le roi d’Espagne Charles Quint régnait aussi sur le Saint-Empire, que les Chevaliers teutoniques occupèrent les pays baltes et que l’actuelle famille régnante au Royaume-Uni n’est britannique que depuis trois générations, c’est pratiquement le continent européen dans son entier qui pourrait se revendiquer « mitteleuropéen ». Lequel pourtant ne parle aujourd’hui pas l’allemand, mais l’anglais. Deux fois défaite lors des conflits mondiaux de l’autre siècle, littéralement mise en pièces – schizophrénie : mot forgé en allemand à partir d’un verbe grec signifiant « découper » –, l’Allemagne semblait à terre pour longtemps en 1945, instigatrice et victime de cette démesure que les Grecs qu’elle a toujours aimés baptisaient « ubris », excès. L’Allemagne, c’est le monde de l’exaltation et du tragique, c’est la nature humaine, et c’est sûrement cette globalité qui m’a toujours attiré vers elle.

 

Depuis des années je songe à ce livre. Des dizaines d’articles ordonnés, des centaines – oui, je crois bien, des centaines – d’ouvrages assemblés sur l’Allemagne, sur le nazisme, la collaboration, Vichy, la Shoah, la Résistance. Dans cette bibliothèque qui ressemble désormais à une librairie, l’Allemagne et les thèmes connexes constituent, et de loin, le sujet le plus représenté. Je ne puis plus différer l’entrée en scène directe du principal protagoniste de cette vaticination continentale. La Nationalmannschaft, l’équipe nationale, ne vient-elle pas de remporter la Coupe du monde de football, sport universel par excellence ? Alors, « Deutschland   über   alles », comme le chante l’hymne Deutschlandlied depuis 1890, y compris pendant la magistrature du  chancelier Adolf Hitler ? Allemagne, pays de la musique : celle de « Deutschland über alles » est pourtant l’œuvre d’un Autrichien, Joseph Haydn.   L’Allemagne n’est pas à un paradoxe près.

 

Eh bien, ce voyage allemand, je l’ai commencé par l’Est, en un temps où il existait deux Allemagnes, et où ma curiosité m’entraînait au-delà du rideau de fer. Nulle adhésion idéologique à la République démocratique, davantage ce goût de toujours pour les seconds plus que pour les premiers, les mencheviks plutôt que les bolcheviks, Miquelon plutôt que Saint-Pierre, Rivière plutôt qu’Anquetil, Corneille plutôt que Racine. Et puis je m’enchantais de cette prétention de Berlin-Est à pratiquer l’uchronie sans vergogne en annexant à la DDR, en français RDA, Bach de Leipzig, Goethe de Weimar, et même Luther de Thuringe, enfants de la partie orientale du pays. La vraie Allemagne, affichait la propagande, regardez les exploits de ses athlètes, de ses nageurs, de ses rameurs. Ce défi à l’espace et à la logique, quel enchantement pour la raison, quelle question de cours à portée philosophique, quelle expérience d’une « naissance de la tragédie » ! Cette étonnante carte de l’Europe nouvelle qui nous avait été léguée par la défaite du Reich et l’immédiat affrontement entre Washington et Moscou vainqueurs et alliés, je ne pouvais qu’aller l’observer sur le terrain, en son point le plus symbolique, Berlin. Si l’on admet que le voyage, c’est bien davantage le mouvement lui-même que la destination, alors Berlin-Est « valait le voyage » selon la formule du Guide Michelin, ne fût-ce que par le nom de ses quartiers, Lichtenberg, Köpenick, Prenzlauer Berg, Treptow. Berlin capitale, non plus de la Prusse mais d’un pays neuf devenu en quarante ans d’une économie plus que dirigée la septième puissance industrielle du monde.

 

Contrairement à ce que tout aurait pu laisser penser, il était facile d’entrer en République démocratique allemande. Je traversai en voiture la Belgique, la Ruhr, la Saxe pour parvenir à Paderborn, dernière ville d’Allemagne de l’Ouest et porte du land de Brandebourg. Frontière, visa de couleur verte octroyé sur place sans pathos ni formalités, passage d’une autoroute de l’Ouest à son équivalente de l’Est. On s’exposait alors à une étrange interdiction, celle de la quitter ou de s’arrêter : cap sur Berlin seulement, ou plutôt sur la frontière de Berlin, ville-État, enclave dans le territoire de l’Allemagne de l’Est. Cent cinquante kilomètres d’asphalte sur lequel l’herbe pousse çà et là, des panneaux routiers de propagande  « Vous approchez de Berlin, capitale de la paix » –, des fermes, des fumées d’usine, entrée aisée en cette partie excentrée de la République fédérale. Nous sommes en 1976, l’année même où l’un des  plus fins passeurs de la sensibilité berlinoise, Jean-Michel Palmier, publie Berliner Requiem, qui enrichit fortement ma « germanomanie », cependant très compatible avec de plus anciennes « anglopathie » et « italophilie ». Par ce livre composé de brefs chapitres comme autant d’instantanés et illustré de photos en noir et blanc seulement, Palmier traduit exactement ce que j’y ai alors éprouvé : « Lorsque l’on arrive à Berlin, la nuit, par la vieille gare du  Zoogarten, on est immédiatement assailli par un océan d’enseignes et de lumières au  néon transformant la Breitscheidplatz  en une gigantesque vitrine de rêve, de couleurs, de publicités  vitrines du monde occidental, de son luxe insolent, face à l’autre Berlin qui, dès la tombée de la nuit, semble déserte. »

 

Oui, Berlin-Est, que le régime appelait aussi

« Pankow », quartier de la nomenklatura, était déserte. À l’époque du Mur, un seul point de passage, le fameux Check Point Charlie de la Friedrichstrasse, qui vous plongeait même sans accès de paranoïa dans le roman de John  le Carré, L’espion qui venait du froid. Le Mur, la double chicane semée de fils barbelés, les Vopos, kalachnikov en bandoulière, inspectant les voitures, coffre et moteur, et passant sous le châssis une hampe munie d’un miroir, l’inévitable chien policier, un berger allemand forcément, des tourelles de surveillance, le guichet d’obtention du visa d’entrée, celui du change obligatoire, la barrière qui se soulevait enfin – « Bienvenue en RDA » –, ce vague sentiment de soulagement même si l’on ne courait aucun danger. Oui, ô combien déserte m’apparut l’ancienne capitale de la Prusse ! L’éclairage public minimal, orangé, accroissait considérablement un obscur sentiment de péril, pourtant imaginaire. Marx-Engels-Platz, Stalinallee, Sperlingsgasse, Alexanderplatz, l’Alexanderplatz de Franz Biberkopf, le héros du roman de Döblin, parcourues de rares soldats et policiers. Unter  den  Linden  me mène presque à tâtons à la porte de Brandebourg, au pied de laquelle se meuvent quelques silhouettes : des Berlinois de l’Est tentent d’apercevoir, au-delà des lointaines grilles de séparation d’avec Berlin-Ouest, des parents d’Occident, m’explique un automobiliste qui a repéré ma plaque française. Nous conversons, il a la chance d’avoir pu acquérir une Trabant bleu sale, ce pot de yaourt à moteur deux-temps qui a constamment pollué l’Allemagne de l’Est. Willibald à l’âge de son pays, regarde la télévision de Berlin-Ouest, rêve d’y passer tout en se demandant laquelle des deux propagandes allemandes il faut croire. Une bière ? Nous apercevons une Kneipe encore ouverte sur Alexanderplatz, signalée par une lanterne, sûrement identique à celle de la caserne dans la chanson Lili Marleen. Personne. Une serveuse harassée finit par relever notre commande, nous indiquant qu’il est bien tard et qu’elle n’a plus rien de comestible à nous offrir. Une autre bière ? Demain, je serai à Francfort.

 

© Gallimard 2015

© Photo : C. Hélie/Gallimard

 

 

Quatrième de couverture > Depuis l'adolescence, Olivier Barrot n'a eu de cesse de partir à la rencontre de la Mitteleuropa, cet insaisissable territoire uni au long des siècles par le partage de la langue allemande. C'est en lisant et en voyageant qu'il s'est approprié les mille facettes de cette vaste Europe centrale dont le propre est justement de n'avoir pas de centre, d'être en quelque sorte voisine du monde, et le berceau de tant d'émigrants célèbres.

Exercice de cartographie littéraire, le présent livre raconte les voyages, lectures, films et musiques qui ont permis à Olivier Barrot de renouer petit à petit le fil avec la lointaine Bessarabie, l'actuelle Moldavie, d'où sa famille maternelle est partie un jour, au début du XXe siècle pour s'installer en France.

Olivier Barrot est journaliste (Un livre un jour et Un livre toujours sur France 3 et TV5 Monde). Il est l'auteur d'ouvrages autour du spectacle, du voyage et de la littérature publiés dans les collections Folio, "Découvertes/Gallimard" et "La Petite Vermillon". Le fils perdu, un premier récit consacré à son père, a paru en 2012 dans la collection "Blanche".

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Olivier Barrot, Mitteleuropa, Gallimard, coll. « Blanche », mars 2015, 112 pages, 11,50 €

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