Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Florence Delay. Extrait de : La vie comme au théâtre


EXTRAIT >

 

Dans la vie comme au théâtre, les fantômes se font rares. Paradoxalement ils sont de plus en plus nombreux, mais ils peinent de plus en plus à se manifester. La multiplication des bruits, des ondes, de tout ce que je ne sais pas nommer doit les indisposer. J’ai vu mon premier sur une colline anglaise non loin du pays des Lacs, mon deuxième dans un couloir espagnol par jour de grand vent, mon troisième fut le père d’Hamlet, mon quatrième le Commandeur.

Le fantôme du Commandeur n’est plus grand-chose dans la reprise de Dom Juan au Théâtre éphémère de la Comédie-Française, automne 2012. L’apparition de l’homme que le jeune homme a tué (ah ! la jeunesse de l’interprète ! les critiques n’ont vu qu’elle), l’invitation à souper dans le tombeau, la brutale intervention de la transcendance et du châtiment, n’effraient plus que ce brave Sganarelle. Le séducteur se relève espiègle et indemne de son contact avec le mort, la Mort. Impunies l’impiété, l’offense au ciel, aux lois, aux femmes. La fin décidée par le metteur en scène Jean-Pierre Vincent est d’autant plus contestable que le titre choisi par Molière est bel et bien Le Festin de pierre. Dans cette pièce dom Juan rate tout : une bourrasque imprévue empêche l’enlèvement d’une belle, fiancée à un autre, et la promenade en mer qu’il comptait faire avec elle. Douze hommes qui le poursuivent conduits par les frères de son épouse l’obligent à fuir, à laisser en plan Charlotte et Mathurine qu’il comptait bien séduire. Alors qu’il n’est parvenu à aucune de ses fins par quel miracle triompherait-il à la fin ? Le titre choisi par Molière, j’insiste, marque les limites de l’imposture, sinon l’échec de l’athéisme.

Le Commandeur que dom Juan tue dans des circonstances qu’on ignore n’est le père de personne chez Molière. Dans El Burlador de Sevilla du moine Tirso de Molina, qui précède de quarante ans notre Dom Juan, le Commandeur est le père de doña Ana, cette jeune fille que le Moqueur/l’Abuseur/le Baiseur de Séville tente de moquer, abuser et baiser. Lien de parenté repris dans l’admirable livret de Da Ponte pour le Don Giovanni de Mozart et qui complique éternellement les choses en nouant vengeance divine et vengeance humaine, toutes deux paternelles.

Quand, sur injonction paternelle, je troquai l’immensité du théâtre contre cinquante mètres carrés rue de la Harpe, Ve arrondissement, mon nouveau quartier méritait encore le nom qu’il porte depuis des siècles. J’y habite toujours, mais plus haut, au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel. Beaucoup de librairies ont disparu ainsi que les vastes cafés ombreux peuplés d’étudiants, de discussions et de livres. Résistent la vieille Sorbonne en travaux et les petites salles de cinéma.

À propos de Vous n’avez encore rien vu, un film plein de coups de théâtre, Alain Resnais remarque que les vedettes des films des années vingt, trente, quarante continuent de nous hanter depuis le fond de leur tombe et que les salles du Quartier latin sont peuplées de fantômes. Depuis cette phrase, il a tourné Aimer, boire et manger, puis le grand Resnais est mort. Il faut se dépêcher, l’imparfait menace.

Maman faisait bon accueil aux hôtes imprévus. Un jour où nous parlions d’outre-tombe, elle assura qu’elle reviendrait me voir après son départ. Je l’entends encore éclater de rire devant mon air apeuré.

 

Pièce fantôme

Depuis que j’ai tourné le dos au théâtre, je n’y vais plus. J’éprouve un sentiment de honte. Il est comme interdit et cet interdit, j’en aurais mis la main au feu avant d’entreprendre cette contrariante anamnèse, dure plusieurs années. Jusqu’à ma rencontre avec Jacques Roubaud qui le lève. Inexact. « Il est singulier de combien de choses je me souviens, notait Henry Brulard, depuis que j’écris ces Confessions. » Mais je ne me confesse pas, pauvre de moi, soumise aux hasards et aux vieilles paperasses !

Un dossier jaune apparaît portant ce fier titre : « Fantômes ». Il contient des scènes, des ébauches de personnages et des lettres de Ginevra Bompiani. Oui, c’est Ginevra qui a prestement levé le deuil. Par un tour de passe-passe, bien connu des admirateurs de l’art d’abracadabra, elle a transformé le point final que j’avais placé après le mot théâtre en virgule. Je ne sais plus comment, mais le résultat est là devant moi, inachevé, à l’état de brouillon, mais là. L’affection a vaincu l’affliction.

Ginevra m’entraîne, tandis que je prépare, rate, recommence, réussis le concours d’agrégation d’espagnol, à écrire ensemble une pièce avec ou sur les fantômes. Nous croyons ou voulons croire, c’est tout comme, à l’existence d’êtres immatériels. Notre point de départ est une déclaration de guerre aux hommes. Nous, mesdames, vous aussi mesdemoiselles, mais le joli mot demoiselle est désormais interdit par la loi, sommes incluses dans ce masculin – notre langue ne possédant pas le genre neutre. Et qu’on ne m’oblige pas à écrire Madame la Ministre à notre actuel ministre de la Culture : même l’ordinateur rechigne devant cette incongruité.

La déclaration liminaire est la suivante : « Nous, fantômes, déclarons la guerre aux hommes. Nous ne nous priverons d’aucun moyen, d’aucune arme, licite ou illicite, visible ou invisible, pour la mener à bien. Nous proclamons que notre intention n’est pas de les supprimer mais de les remplacer dans leurs fonctions et offices. Car ayant observé leurs actes, il ne s’en est avéré aucun que nous ne puissions accomplir ou imiter. Vu notre immense désœuvrement, la victoire entraînerait pour nous les plus grands avantages. »

Les personnages, dont la liste se complique en route, sont au début sept fantômes et trois allégories. Les sept : Taillepied, Gregorio, Gaspard, Cavalier Marin, Katie King, Conférencier du musée Guimet, Poltergeist. Les trois : Mondanité, Petit Vieux (ou Petite Vieille, on hésite) et Max, le Poids. Le dossier « Fantômes » que je rouvre avec précaution, on ne sait jamais, révèle que nous nous sommes réparti les personnages.

Je prépare pour Ginevra le dossier « Taillepied » comme une question de cours d’agrégation à la bibliothèque de la Sorbonne, inscrivant mes notes sur les mêmes feuilles de classeur à petits carreaux sur lesquelles je rapporte des informations capitales sur les Rois Catholiques, les fleuves espagnols ou les voyous du roman picaresque. Taillepied, classé sous la cote philosophie, a publié un Traité de l’apparition des esprits en 1616. Après avoir développé comment les mélancoliques, par exemple, et les insensés, les gens craintifs et peureux se persuadent de choses dont il n’est rien, il en vient aux preuves données par l’Écriture sainte que les esprits apparaissent. Il en vient aux chiens, chevaux et mulets qui réagissent vivement – relire à ce sujet dans la Bible l’épisode de l’ânesse de Balaam, Nombres, 22, versets 23-28 – et aux questions fondamentales : Pourquoi les esprits apparaissent-ils ? Pourquoi Dieu laisse-til advenir des choses étranges avant les grands changements ? De son traité nous retenons qu’apparaissent plus communément ceux qui ont péri de mort violente. Et lui adjoignons la clause : « sur un désir insatisfait ».

Axiome : « Devient fantôme l’être qui meurt de mort violente sur un désir insatisfait. »

Taillepied incarne la nostalgie de l’âge classique, le pire des désirs insatisfaits. Les temps modernes menacent l’autonomie des fantômes. Car si les morts brutales se multiplient, ce n’est plus naturellement mais à cause des découvertes, de la science en particulier : explosions chimiques, bombes, avions, vitesse, etc. Quant au désir, il est perpétuellement satisfait par des artifices : drogue, alcool, écrans. Les conditions requises pour devenir fantôme n’existant plus, le moment d’intervenir contre la société capitaliste est arrivé.

Que vient faire ici le capitalisme ? C’est qu’à la librairie François Maspero, ma voisine rue Saint-Séverin, je suis tombée sur un petit livre traduit du chinois intitulé Ne pas avoir peur des fantômes. Dans son introduction, un certain Ho Ki fang affirme que la réaction utilise le surnaturel pour berner le peuple. Que les fantômes n’existent pas, mais qu’il existe des phénomènes qui leur ressemblent : les impérialistes et leurs valets, les réactionnaires, les révisionnistes, la clique de Tito en particulier, les cataclysmes naturels, et certains éléments issus de la classe des propriétaires fonciers ou de la bourgeoisie. Le Petit Livre Mao appelle à lutter contre ces fantômes. Issues de la bourgeoisie, Ginevra et moi laissons tomber.

De Giambattista Marino ou Marini, homme agité, querelleur, libertin, poète précieux aimé des précieux, qui eut son heure de gloire à la cour de Marie de Médicis, je fais le chef de file de l’« école du regard ». Parce que le Cavalier Marin, comme on disait en France, observait avec froideur et décrivait méticuleusement les choses, je l’imagine – avec la mauvaise foi qui me caractérise et que Jean Echenoz m’a fait l’amitié de dénoncer – en précurseur du Nouveau Roman. Le Nouveau Roman, qui n’a que faire des concetti et autres manières que j’affectionne, m’ennuie souvent. Alors le désir insatisfait du Cavalier Marin est de faire périr les hommes d’ennui.

De Katie King, lesbienne habillée en Courrèges, on dit qu’elle est dissidente – de quoi au juste ?

Gregorio (hommage au prénom du professeur Marañon, érudit espagnol, connaisseur en sorcellerie) est le fantôme des fiches. Grand travailleur, encyclopédiste honnête, il tente de classer les idées humaines, mais tombe frappé d’apoplexie en comprenant qu’il faut vider de son fichier les idées fausses. Mort sur un désir insatisfait de connaissance de la vérité, il hante les fichiers des bibliothèques.

Gaspard, enfant sauvage, ignore en tant que tel le désir sexuel, le dialogue et les arrière-pensées. Dit « moderne » à cause de sa jeunesse. Naïf, excité par l’action, son désir est d’être chef. Un chien plus enragé que lui le mord et il meurt à dix-neuf ans.

Poltergeist, dit Pol, fils de paysan, a fait partie de la fanfare municipale puis s’est enfui à Baden-Baden (où habitait ma tante) pour devenir musicien. Sa passion est le triangle. Il meurt dans la neige en 1925, sur le désir insatisfait d’être soliste dans un concerto pour triangle qui n’existe pas. Il hante les triangles dont il fait sortir des sons extraordinaires.

Ginevra, fille d’Italie, n’a pas introduit l’esprit consolateur avec lequel dialoguait Torquato Tasso du fond de sa prison Sainte-Anne, à Ferrare, cet esprit qui apparaît quand le jour se lève et qui lève les doutes, sourit, tend la main. Nous étions trop jeunes pour penser à la consolation. Aujourd’hui nous donnerions place à ce fantasme ou fantôme que le Tasse appelle messager, mi-génie, mi-démon.

 

© Gallimard 2015

© Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Plus qu'une pratique ou un art, le théâtre est pour Florence Delay une manière d'être au monde, une esthétique. La vie comme au théâtre nous promène, tel un roman, de scènes en mises en scène, de moments publics en moments intimes. Ici, amis, amours, auteurs, acteurs, décors et costumes se croisent et se perdent comme dans la vraie vie.

 

Florence Delay a écrit des romans, des essais et, avec le poète Jacques Roubaud, une suite de dix pièces intitulée Graal théâtre. Parallèlement à La vie comme au théâtre, «Les cahiers de la NRF» publient Sept saisons, recueil de ses critiques théâtrales parues dans la Nouvelle Revue Française.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Florence Delay, La vie comme au théâtre, Gallimard, février 2015, 256 pages, 18,90 €

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