Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Vilain. Extrait de : Une idée de l’enfer


EXTRAIT >

 

Joueur, j’étais un joueur. Le jeu ne m’était pas un divertissement, mais une occupation quasi professionnelle, rémunératrice, accaparant mon esprit et mon temps. Si jouer distrait de vivre, c’est vivre qui me distrayait de jouer, me faisait retomber dans l’ennui, cet ennui qui m’avait toujours affecté, que rien ne savait satisfaire, ce sentiment d’inexistence, de n’être rien, en dehors du jeu, qu’un informaticien besogneux et un mari consciencieux, ou l’inverse, je ne savais. Je n’ignorais plus, au reste, ce que la passion du jeu comblait en moi, de quels regrets et de quelles déceptions, de quelle solitude et de quel ennui, de quelle angoisse et de quelle vanité sans doute, cette passion était née, ni que cette passion dérivait du regret de ne pas avoir vécu la vie que j’aurais souhaité vivre, d’être passé à côté de quelque chose, de ne pas avoir eu d’enfant, du renoncement précoce à des ambitions professionnelles, du sentiment, trompeur, de n’être pour rien dans ce que j’étais devenu, ou, pour le dire autrement, que mon existence s’était jouée sans moi.

Même s’il m’arriva de m’endetter au jeu, je ne m’en étais jamais lassé ; quand je jouais, je ne ressentais plus la monotonie des jours, la lassitude d’être moi que j’éprouvais, même sans faire d’efforts, même en ne perdant rien, dans la vie courante. Le jeu ne me délivrait pas seulement de l’ennui, des servitudes ordinaires, il m’accomplissait : au-delà des bienfaits psychologiques (excitation, plaisir ludique, sensation de fuir le réel, antidote à la dépression), le jeu mobilisait en moi des connaissances et des facultés que je n’exploitais pas, ou peu, dans ma profession (capacité d’appréciation spéculative, d’évaluation et d’expertise) et me procurait un profit plus intellectuel, pas si différent, voulais-je croire, dans sa tentative méthodique pour circonscrire le hasard, d’une pratique scientifique, mathématique. Le jeu me semblait une allégorie de la vie, où rien n’était acquis, ni déterminé, ni réglé d’avance, où les inégalités étaient supprimées, la chance et les rôles redistribués, où la réussite ne dépendait plus que de moi, de ma volonté et de mes capacités. Il m’offrait l’existence que la vie me refusait, la liberté de me déterminer aussi, de déjouer la tyrannie du hasard.

Je ne me souviens plus quand je me reconnus « joueur », seulement qu’il était trop tard pour ne l’être plus quand cette réalité m’apparut, et que je ne pouvais déjà plus m’admettre qu’ainsi : je ne savais penser qu’à cela, et les problèmes que je ne cessais de me poser, en dehors de ma profession, comme la chose dont il me plaisait le plus de parler, étaient liés au jeu, qui, pour le coup, avait cessé d’en être un. Je ne comptais plus les heures passées au pub, les soirées perdues dans la mezzanine lambrissée, entre des murs sans repères, sans horloge, aux fenêtres bouchées par d’opaques rideaux, décorés par des téléviseurs HD, grand format, diffusant les matchs, enchaînant les parties sans trouver le temps long, parce que le temps n’existait plus. Le jeu envahissait tout mon être, m’assiégeait en permanence. Obsédé, possédé, intoxiqué : jusque dans l’âme, j’étais un joueur. Quand je jouais, je m’oubliais, je m’absentais, je m’égarais, je perdais le contrôle de ma vie. Il se produisait dans mon esprit des phénomènes similaires aux rêves, qui me situaient dans une autre réalité, et me faisaient glisser en peu de temps d’un état dans un autre, osciller entre la certitude et l’incertitude de gagner, le stress et le soulagement, la peur et le dégoût de perdre, parfois la peur et le dérisoire de gagner, le sentiment d’invincibilité et de vulnérabilité, l’euphorie et le désarroi – rhétorique admirable des émotions. Il me semblait alors ne plus être dans mon état normal, ne plus m’appartenir, accéder à une dimension supérieure du plaisir, je veux dire, puisqu’une lettre seulement sépare jouer de jouir, de la jouissance. L’adrénaline m’expédiait dans le ciel du plaisir. C’est cela, plus que le jeu sans doute, que Sara avait fini par me reprocher.

J’ai dit que j’avais l’impression de ne plus m’appartenir en jouant, de m’absenter, sans préciser combien cette absence m’était paradoxale, et que je me sentais tellement moi, et à moi, que mon être même me paraissait factice. Je ne me situais plus dans l’ordre du temps mais dans celui de l’émotion, vivant du chaos qui me faisait augmenter les mises : dans mon cas, des mises de 100, 500, 1000 euros et davantage ; à partir d’un certain montant, les sommes sont volatiles, l’argent soluble dans le plaisir. Le jeu décidait pour moi. Il me fallait risquer plus, toujours plus, pour obtenir ma dose de plaisir. Mon inconscience ne me faisait craindre aucun danger – m’endetter ou perdre ma femme –, mais jouir de ma crainte même, du risque que je prenais. Sans doute n’étais-je pas si différent du héros que je rêvais d’être, du funambule qui, au lieu de traverser la rue sur un passage clouté, la traverse sur un câble suspendu entre deux immeubles, à une centaine de mètres d’altitude, pour ressentir le péril de sa vie quand l’air devient matière, et le couloir de l’équilibre se resserre ; je prenais la même hauteur sur ma vie, marchant sur le fil des émotions fortes, sans me soucier des dangers, de chuter, du salto mortale, parce que les joueurs de mon espèce ont une foi qui leur donne l’illusion de décider de leur destinée, d’en jouir par défi.

 

© Grasset 2015

© Photo : Roberto Frankenberg

 

 

Quatrième de couverture > C’est l’histoire qu’un homme qui joue. Pourquoi joue-t-il ? Paul gagne convenablement sa vie, il a une femme belle et intelligente qui réussit dans son métier. Il n’a qu’une passion : les matches de football en ligne. Il calcule, il pronostique, il parie, il gagne, il perd.

Sara souffre. Paul promet d’arrêter. Il recommence. Ment. Croit à ses mensonges. Recommence. Et toujours en se donnant les justifications les plus habiles, les plus spécieuses, les plus mensongères. Avec la finesse psychologique qu’on lui connaît, la délicatesse dans l’approche des sentiments violents, Philippe Vilain fait dans Une idée de l’enfer le portrait d’une passion, le portrait d’un couple. C’est avec sa vie que le joueur joue.

 

Philippe Vilain est l’auteur de nombreux romans chez Grasset, notamment Pas son genre (2011), adapté au cinéma par Lucas Belvaux.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Vilain, Une idée de l’enfer, Grasset, avril 2015, 162 pages, 16 €

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