Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Chalon. Extrait de : Colette


EXTRAIT >

 

Dans son œuvre, Colette ne parle que d’elle-même, de sa mère, de ses trois maris, de ses appartements, de ses jardins et de ses chats. Elle réussit pourtant, avec de tels sujets, en apparence restreints, à atteindre l’universel et à toucher les cœurs.

J’ai toujours trouvé dans l’œuvre de Colette des solutions à mes problèmes. Quand, dans les années cinquante, jeune homme dans mon Carpentras natal où je m’ennuyais à mourir, je me sentais revivre en lisant les conseils qu’Alicia donne à sa nièce Gigi : « Tu t’ennuis chez toi ? Ennuie-toi un peu. Ce n’est pas mauvais. L’ennui aide aux décisions. »

Merci, Colette, de m’avoir conforté dans mon dégoût de la viande en affirmant dans Paris de ma fenêtre : « Une enfance, une jeunesse villageoise m’ont préservé d’une des exigences citadines, celle de la viande, la viande révérée, inéluctable, centre monotone de toute agape parisienne. Une platée de fromage blanc, bien poivrée, m’est déjeuner aussi bien que la tarte à la citrouille ou que le gratin de poireaux. »

J’ai connu la gouvernante de Colette, Pauline Tissandier qui m’avait gravement confié : « Madame écrivait mieux quand elle mangeait bien. » Et grâce à sa Pauline, Madame mangeait bien !

Tout ce que dit, ou écrit, Colette a pour moi valeur de parole d’évangile. L’évangile selon Colette qui, dans La Naissance du jour, remet l’amour à sa place : « Une des grandes banalités de l’existence, l’amour se retire de la mienne. L’instinct maternel est une autre banalité. Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. Mais on ne sort pas de là quand, ni comme on veut. »

Me voilà forcé de prendre Colette en flagrant délit de mensonge ! Quand elle écrit les lignes que l’on vient de lire, non seulement elle n’a pas renoncé à l’amour, comme elle le prétend, bien au contraire, elle est en train de vivre les prémices de la passion avec son nouveau compagnon, Maurice Goudeket  à qui elle écrit d’impressionnantes lettres d’amour : « Maurice, ton absence m’enlève le gout du vin » et pour qui elle rédigera, plus tard, son dernier testament qui mériterait de figurer dans l’anthologie des lettres d’amour puisque, sans se soucier de déshériter sa fille unique, Colette abandonne tout à l’homme qu’elle aime. Seuls les gens qui n’ont jamais été aimé ou, pire encore, qui n’ont jamais été aimés ne peuvent pas comprendre la beauté de ce don absolu, et combien Colette aura fait de l’amour son pain de chaque jour et surtout de chaque nuit, elle qui reconnaissait volontiers que : « L’amour a toujours le dernier mot. »

Aussi, en ma vingtième année, à chaque chagrin d’amour, je me précipitais vers Les Vrilles de la vigne pour y lire les lignes consacrées à la guérison de ce chagrin, « la vraie guérison. Cela vient…mystérieusement. On ne la sent pas tout de suite. Mais c’est comme la récompense progressive de tant de peines ». Lignes que j’avais fini par apprendre par cœur et qui me mettaient du baume au cœur.

Quand le cœur de Colette cessa de battre le 3 août 1954, j’éprouvais mon premier chagrin de jeune homme et je pleurais comme une fontaine, au grand scandale de ma mère qui répétait : « Il pleure pour quelqu’un qui n’est même pas de la famille. »

Justement, je considérais Colette comme quelqu’un de ma propre famille selon le principe que Sido avait énoncé à l’usage de sa fille chérie : « La famille, ces amis que nous n’avons pas choisis. » Colette avait fait sienne cette phrase et s’était composé une famille d’amis très chers et d’amies très chères.

Je conserve comme une relique, relique dépenaillée à force d’avoir été feuilletée, le numéro 281 de « Paris-Match » du 14 au 21 août 1954 qui consacre sept pages à cette impressionnante cérémonie. On y voit la foule des anonymes, dix mille en deux heures, Danièle Delorme qui trouva son premier grand rôle au cinéma dans Gigi, Jean Marais qui fut Chéri au théâtre, et, couvertes de longs voiles de deuil, la fille et la gouvernante de Colette. Debout, hiératique, lointain, Maurice Goudeket que Colette appelait tendrement « mon meilleur ami »…

Une pluie de fleurs et d’hommages s’abattit alors sur celle qui semblait reposer enfin dans son cercueil. Une seule note discordante vint de Jean Paulhan qui déclara : « Nous venons de perdre notre plus grand critique de théâtre. » On peut imaginer le scandale que provoqua une telle déclaration. Moi-même, dans l’ardeur de mes dix-neuf ans, j’aurais voulu assassiner Paulhan qui, d’une certaine façon, avait raison.

En plus d’avoir été une prosatrice incomparable, Colette a été l’un de nos meilleurs critiques de théâtre comme en témoignent les articles qu’elle a réunis sous le titre La Jumelle noire. Jumelle dont elle se servait pour observer le jeu des acteurs dont elle rendait compte avec une acuité, une alacrité qui faisaient mouche à chaque fois. Elle savait mélanger le miel et le fiel avec une dextérité qui laisse pantois. Et avec cela, un flair qui étonne. Elle prédit à une débutante, mademoiselle Edwige Feuillère, un avenir prometteur et plus tard, impose aux Américains une jeune inconnue, Audrey Hepburn, pour interpréter le rôle-titre de sa pièce Gigi. Pendant trois ans, Audrey Hepburn sera Gigi, à New York, dans un théâtre de Broadway.

Colette reconnaît, en juin 1938 aux Noces de sang de Lorca toutes ses vertus. Que d’auteurs, et que d’acteurs, et non des moindres, doivent à Colette leur consécration, « Cocteau et Giraudoux, à leur propre étonnement, commencent à comprendre que c’est par le théâtre qu’ils sont assurés de porter aux générations à venir un message qui perdure. »

Décidément, Jean Paulhan avait raison, Colette était, entre autres, notre plus grand critique de théâtre.

Colette était aussi une portraitiste hors-pair. Dans L’Etoile Vesper, elle réussit à ressusciter Hélène Picard dont elle cite des poèmes qui donnent envie d’en connaître d’autres du même auteur. Dans Le Fanal bleu, c’est Marguerite Moreno qui a droit à une irréfutable résurrection. Moreno que Colette a connu jeune femme et pour qui elle a éprouvé un coup de foudre de l’amitié : « Son esprit, la parole qu’elle eut toujours aisée et brillante, un timbre de voix que l’oreille recueillait avec gratitude (…). Je revois aussi son chaud regard, agile et droit, qui méprisait la coquetterie. Tout, en elle, humiliait, enchantait la provinciale dépaysée que j’étais encore. »

Quoiqu’elle en dise, Colette n’a pas été longtemps une provinciale puisqu’elle avait épousé, en premières noces, Willy qui était le plus parisien des Parisiens et qui réussit, en peu de temps, à faire de sa jeune épouse la coqueluche des salons. Dans son Journal, Jules Renard rend compte de quelques-unes des apparitions toujours remarquées de Colette Willy.

C’est le 4 avril 1936, dans son Discours de réception à l’Académie royale belge de la langue et de littérature françaises que Colette trace son meilleur portrait, celui de son amie Anna de Noailles. Chacune admire l’autre et ne cache pas son admiration. « Madame, vous n’écrivez que des chefs d’œuvre » déclarait Anna de Noailles à Colette qui répondait sur le même ton, et en employant –presque- les mêmes mots. Chacune a reçu, en partage, le même génie et chacune en paye le prix, connaissant « le solitaire isolement des élus », comme l’a défini Colette. Anna, génie de la poésie et Colette, génie de la prose, devraient avoir, depuis longtemps, leur place au Panthéon…

Dans ce discours de réception, Anna de Noailles est là, avec ses yeux immenses, ses monologues auxquels elle donnait des airs de conversation, faisant en même temps les questions et les réponses, ne cachant pas qu’elle estimait être, à juste raison, l’un de nos plus grands poètes, l’égale d’un Hugo ou d’un Ronsard. Anna qui avouait : « Je suis le point le plus sensible de l’univers. » Aveu qu’aurait pu faire sien Colette qui termine ainsi son discours à l’Académie Royale de Belgique : « Mon hommage, je ne l’apporte pas à une morte, mais à la vivante, à la fragile que j’ai perdue, sans la voir mourir. Encore l’ai-je perdue ? Depuis qu’elle s’est retirée de nous, je l’ai retrouvée cent fois. Sa voix inoubliable de bronze et d’argent, qui distribuait aux présents et aux absents un équitable tribut de fleurs, de flèches, de couronnes, de sentences sans appel, je l’entends à mon gré. »

 

© Duetto 2015

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > « Je me vois toujours en train de lire un livre de Colette. C’est ma drogue dont je prends, chaque matin, une dose en ouvrant, au hasard, un volume des œuvres complètes de mon idole qui m’a aussi servi de guide pour explorer Lesbos. Comme Marcel Proust était fasciné par les jeunes filles en fleurs de Gomorrhe, je l’ai été par ces mêmes jeunes filles qui étaient devenues des vieilles dames quand je les ai rencontrées, au siècle dernier. Elles évoquaient, en rougissant de plaisir au souvenir des plaisirs passés, les aventures saphiques de celle qui fut successivement Mme Willy, Mme de Jouvenel, Mme Goudeket et avec qui elles avaient secrètement partagé d’inoubliables voluptés. Seule une femme aimant les femmes comme Colette a pu dépeindre des femmes aussi profondément femmes que Claudine, Léa de Lonval, Julie de Carneilhan, ou Gigi. Avec Colette, les “femmes damnées” chères à Baudelaire sont devenues des amantes ne se cachant plus et montrant leur fierté d’être des élues de Lesbos qui célèbrent ouvertement leur culte. Pour parvenir à cette visibilité, Colette, par son exemple et par son œuvre, a fait plus que la plus engagée des féministes. Elle a été, à sa façon, révolutionnaire. Et surtout adorable, comme l’avait décrété Léon-Paul Fargue : “Adorable Colette.” Oui, adorable et éternelle Colette qui gagne à être mieux connue… »

Jean Chalon

 

Ses grandes biographies de Marie-Antoinette et de George Sand restent dans les mémoires (et les bibliothèques). Il revient aujourd’hui sur la scène littéraire et numérique pour parler de la femme écrivain qui a le plus compté dans sa vie : Colette.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean Chalon, Colette, Duetto, juin 2015, livre numérique, 1,99 €

 

Quand un écrivain en raconte un autre 

 

J’ai connu Dominique Guiou lorsque je travaillais au Figaro Littéraire, où il s’est très longtemps imposé comme rédacteur en chef.

Voici qu’il fait à nouveau preuve de créativité en fondant une maison d’édition... numérique. Son concept ? Chaque écrivain a son frère de littérature, un grand aîné, un jumeau dans l’art du roman, une sorte d’alter ego, frère d’écriture ou d’inspiration. Chaque romancier vit dans le secret une passion indéfectible pour cet auteur qui a changé sa vie, cet écrivain qui lui a permis de devenir écrivain à son tour...

La collection DUETTO se propose de réunir ces deux écrivains par l’écriture.

Chaque auteur sera invité à évoquer son écrivain préféré à travers un texte personnel totalement incarné.

Le lecteur découvrira ainsi que les romanciers, comme les footballeurs et les rockstars, ont leurs « fans ». Il pourra lire les ouvrages Duetto dans le métro, en train ou en avion, sur son smartphone, sa tablette ou sa liseuse. À la terrasse d’un café, dans une salle d’attente. Et même sur les plages, cet été...  Il découvrira à son tour cet écrivain qui lui fera voir le monde autrement.

« Ca sert à ça la littérature, nous a dit Dominique Guiou. Ca doit bousculer, changer la vie. » Changer de vie en trente minutes et pour moins de deux euros, qui dit mieux ? A. G.

 

 

1 commentaire

Barkmann

Jean Chalon est un véritable enchanteur. Par ces seuls mots, il envahit l'espace, il agrandit l'horizon, il donne à aimer tout ce qu'il aime.

Dès lundi, je vais dans la première bonne librairie de mon lieu de vacances et j'achète tous les Colette présents dans les rayonnages.

Merci pour cette belle mise en lumière.

MDS