Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jeanne Benameur. Extrait de : Orages intimes


Qu'est ce qui est libre en chacun d'entre nous et de qui – ou de quoi – sommes nous les otages ?

Le travail sur l'écriture donne à ce roman une force exemplaire.

 

EXTRAIT >

 

Il a de la chance. Il est vivant. Il rentre. 

Deux mots qui battent dans ses veines Je rentre. Depuis qu’il a compris qu’on le libérait, vraiment, il s’est enfoui dans ces deux mots. Réfugié là pour tenir et le sang et les os ensemble.
 Attendre. Ne pas se laisser aller. Pas encore. L’euphorie déçue, c’est un ravage, il le sait. Il ne peut pas se le permettre, il le sait aussi. Alors il lutte. Comme il a lutté pour ne pas basculer dans la terreur des mois plus tôt quand des hommes l’ont littéralement “arraché” de son bord de trottoir dans une ville en folie, ceinturé, poussé vite, fort, dans une voiture, quand toute sa vie est devenue juste un petit caillou qu’on tient serré au fond d’une poche. Il se rappelle. Combien de mois exactement depuis ? il ne sait plus. Il l’a su il a compté mais là, il ne sait plus rien. 

Ce matin, on l’a fait sortir de la pièce où il était enfermé, on lui a désentravé les pieds comme chaque matin et chaque soir quand on le conduit, les yeux bandés, à ce trou puant qui tient lieu de toilettes. Mais il n’a pas compté les dix-huit pas, comme d’habitude. Dix-neuf, vingt, vingt et un... il a cessé de compter, le cœur battant. On l’a conduit, les yeux toujours bandés, jusqu’à un avion. 

Des mots ont été prononcés en anglais, la seule langue avec laquelle on s’est adressé à lui depuis tout ce temps. Il n’a pas reconnu la voix si singulière de celui qui venait lui parler parfois de leur juste combat. Et puis soudain, il y a eu le mot “libre” en français. Pour la première fois, en français. Il en aurait pleuré. Le mot et la langue, ensemble, dans sa poitrine quelque chose éclatait.

L’accent était si fort qu’il a eu peur de ne pas avoir bien compris, il a répété Libre ? on lui a répondu Yes, libre, et le mot “France”. 

Alors il a commencé à se répéter, en boucle, la France. Puis les deux mots sont venus : je rentre. Et il s’y est tenu. 

 

Depuis, c’est l’entre-deux. Plus vraiment captif, mais libre, non. Il n’y arrive pas. Pas dedans. 

 

Quand il a été enlevé, tout a basculé. On l’a fait passer, d’un coup, de libre à captif et c’était clair. La violence, c’était ça. Depuis, la violence est insidieuse. Elle ne vient plus seulement des autres. Il l’a incorporée. 

La violence, c’est de ne plus se fier à rien. Même pas à ce qu’il ressent. 

 

Se lancer dans la joie du mot libre, il ne peut pas. Suspendu. 

 

Tant qu’il ne sera pas arrivé, touché par des mains qu’il connaît, tant qu’il n’entendra pas partout autour de lui des mots dans sa langue à lui, oh il en a rêvé, il sera dans l’entre-deux. Et il aura peur. 

C’est trop fort le souffle entre ses côtes, il n’arrive plus à respirer. Il y a eu l’air contre sa peau, une sensation tellement intense avant d’entrer dans l’avion. Main- tenant il essaie de se concentrer sur une musique dans sa tête. Pendant tout ce temps enfermé c’est comme ça qu’il a réussi à tenir quand tout menaçait d’exploser à l’intérieur. Jamais il n’aurait pensé qu’il avait si bien gardé en mémoire cette musique. Des années et des années qu’il s’était détaché du piano de son enfance, de son adolescence. Des années qu’il n’était plus dédié qu’à son métier de photographe de guerre : témoigner, informer, prendre les clichés les plus justes, ceux qui saisissent le monde tel qu’il est, dans son horreur, dans sa force de vie parfois, qui résiste. Il était loin, son piano. Pourtant une partition était là, dans sa tête. Le trio de Weber. Et il s’est efforcé de la retrouver, note par note. Il pense à Enzo, l’ami de toujours, à la voix puissante, tendre, du violoncelle et à Jofranka, leur sœur de cœur, au son grave et léger de sa flûte. C’est avec ce souvenir qu’il s’est rassuré quand il se sentait prêt à sombrer complètement. Il se concentrait pour retrouver les notes et il accompagnait à nouveau Enzo, déjà plein de cette force qu’il lui enviait et leur petite Jofranka, comme quand ils étaient enfants, dans leur village. Il essaie de se concentrer sur les exercices de respiration qu’ils avaient appris il y a longtemps pour assouplir le diaphragme, laisser respirer le ventre. Ça peut calmer la peur. Un peu. 

 

Impossible. Quelque chose de sourd bat à l’intérieur de lui comme un tambour de guerre. Tout ce qu’il a essayé de tenir enfermé pendant tous ces mois, c’est là, tout proche, sous la peau. Il pourrait se mettre à trembler de la tête aux pieds, comme il a vu des hommes le faire, des courageux, des combattants. Et leurs corps soudain animés de ce tremblement fou, terrifiant. 

Il faut tenir dans les deux mots Je rentre. Se réfugier. Comme quand il était petit et qu’il apprenait à entrer dans une tache de couleur sur une photo ou dans la courbe d’un arbre qu’il voyait de sa fenêtre. Oublier tout le reste. Je rentre je rentre, ne plus respirer que par ces deux mots de rien du tout, jusqu’à ce que... La joie, par moments, elle l’irradie d’un coup, et il la chasse, peur de devenir fou si tout capote au dernier moment, ça s’est déjà vu. Garder la joie en respect, rester terré dans les deux mots. Il n’y a pas d’autre abri. 

 

Dans l’avion il ne cherche pas à allonger les jambes. Il plie les genoux au plus près de lui, n’appuie pas la tête contre le dossier du siège. 

Tout son corps se resserre. Quelque chose d’obscur est à l’œuvre maintenant, qui tente de distendre l’espace entre Je et rentre. Et lui entre les deux. Un gouffre. Relier les deux mots dans sa tête, ne lais- ser aucun espace se creuser. S’il tient bien serrés les deux mots comme les paumes de ses mains collées ensemble, ça va aller, ça va aller. Il ne pose pas les yeux sur ses bras décharnés, refuse de penser à ses jambes quand il faudra se lever, marcher. Juste rester là, tapi dans Je rentre. Suspendu. Comme l’avion dans le ciel. 

Du temps passe. 

 

Il ouvre et ferme les yeux, teste le pouvoir tout simple de faire l’obscurité, la lumière, juste avec les paupières. Ils lui ont retiré le bandeau quand l’avion a été suffisamment haut pour qu’il ne distingue plus rien du sol, ne puisse livrer aucune information plus tard. L’homme qui l’accompagne est cagoulé, il ne dit pas un mot, la main sur son arme posée sur les genoux. Est-ce lui qui lui a annoncé la nouvelle tout à l’heure ? Un moment la terreur lui a broyé le ventre. Et si une fois là-haut, on ouvrait on le jetait. Des images folles il en a eu suffisamment sous les yeux pour que sa mémoire en garde l’empreinte. La terreur, elle est là, juste sous la peau. Il suffit d’un rien pour l’activer. Il s’est rassuré à la cagoule, au bandeau enlevé seulement haut dans le ciel. On ne prend pas tant de précautions avec qui va mourir. Peut-être que l’homme sourit sous sa cagoule. S’ils le libèrent, c’est qu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Où sont les deux autres enlevés en même temps que lui, jamais revus ? Il referme les yeux. 

 

Le bandeau, il le savait par les récits de tous ceux qui étaient passés par là avant lui. Il n’avait pas été surpris. Le bandeau c’est tout de suite. Il le savait, oui ; le vivre, c’était autre chose. L’obscurité en plein jour. Et toutes les pensées qui s’affolent. Cette impression d’être livré, sans aucune défense possible, tellement vulnérable. On ne peut plus rien anticiper, ça fait marcher comme un vieux, en assurant chaque pas. Et tant de mal à essayer de capter tout ce que les oreilles peuvent enregistrer du monde autour. Comme si le bandeau, au début, engourdissait d’un coup tous les sens au lieu de les aiguiser. L’obscurité qui dure jusqu’à ce qu’on ne sache plus rien du temps. 

 

© Actes Sud 2015 

© Photo : Richard Guesnier

 

 

Quatrième de couverture > Photographe de guerre, Etienne a toujours su aller au plus près du danger pour porter témoignage. En reportage dans une ville à feu et à sang, il est pris en otage. Quand enfin il est libéré, l'ampleur de ce qu'il lui reste à réapprivoiser le jette dans un nouveau vertige, une autre forme de péril. 

De retour au village de l'enfance, auprès de sa mère, il tente de reconstituer le cocon originel, un centre duquel il pourrait reprendre langue avec le monde. 

Au contact d'une nature sauvage, familière mais sans complaisance, il peut enfin se laisser retraverser par les images du chaos. Dans ce progressif apaisement, se reforme le trio de toujours. Il y a Enzo, le fils de l'Italien, l'ami taiseux qui travaille le bois et joue du violoncelle. Et Jofranka, "la petite qui vient de loin", devenue avocate à La Haye, qui aide les femmes victimes de guerres à trouver le courage de mettre en mots ce qu’elles ont vécu. 

Ces trois-là se retrouvent autour des gestes suspendus du passé, dans l'urgence de la question cruciale : quelle est la part d'otage en chacun de nous ? 

De la fureur au silence, Jeanne Benameur habite la solitude de l'otage après la libération. Otages intimes trace les chemins de la liberté vraie, celle qu'on ne trouve qu'en atteignant l'intime de soi.

 

Jeanne Benameur a déjà publié aux éditions Actes Sud : Laver les ombres (2008 ; Babel n° 1021), Les Reliques (Babel n° 1049), Ca t'apprendra à vivre (Babel n° 1104), Les Insurrections singulières (2013 ; Babel n° 1152) et Profanes (2013 ; Babel n° 1249).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jeanne Benameur, Orages intimes, Actes Sud, août 2015, 176 pages, 18,80 €

 

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