Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Nathalie Côte. Extrait de : Le renversement des pôles


Un premier roman enlevé et relevé par des zestes de – prometteuse – cruauté. Les petits couples tristement conformes de Nathalie Côte ont beau savoir acheter et vouloir se racheter, la marchandise ne sauve pas du vide les vies bien rangées.

 

EXTRAIT >

 

— Moi, c’est Vincent. On vient d’arriver avec ma femme et mes filles.

— Arnaud. Arnaud Laforêt.

Vincent regarde la mallette anti-choc ouverte sur la table.

— Vous êtes photographe ?


— Amateur. Je fais de la macrophotographie.

Vincent ne connaît pas mais ne dit rien. Répondant à la question qui ne lui est pas posée, Arnaud se lance dans une description des objectifs rangés dans les compartiments, comme s’il voulait les lui vendre. Il est interrompu par Claire qui se glisse entre eux, un panier à la main. Elle est pressée, les magasins vont bientôt fermer, elle n’a pas le temps de discuter. Arnaud la suit du regard. Vincent aussi. Il demande :

— Vous venez d’où ?


— De Solaize, près de Lyon. Et vous ?


— Nancy. On a fait construire à côté, à Seichamps.

En tout cas, merci pour l’info, je vais y aller.
Il est déjà loin quand Virginie trouve le cendrier plein et le cahier abandonnés sous le parasol. L’habitude veut qu’un coup de colère soit suivi d’une orgie de Pepito et Virginie n’aime pas qu’on change ses habitudes, ça la stresse et le stress, c’est mauvais pour son poids. Elle lit les quelques lignes écrites par son mari et redouble d’inquiétude. Hercule ? C’est vrai. Comment ça va se passer chez ses parents ? C’est la première fois qu’il n’est pas avec eux.


Regagnant le canapé où se chamaillent Chloé et Léa, elle pose une main sur son ventre et inspire profondément. Depuis qu’elle a découvert la respiration abdominale avec J’arrête de stresser en 21 jours, ça va mieux, mais ce n’est pas encore ça.

Devant la télévision, elle prend des nouvelles du monde, un monde passé au tamis, débarrassé de sa complexité originelle. Aux images d’affrontements violents dans un pays dont elle ignorait jusqu’à l’existence succède la leçon de mondialisation heureuse. Bras croisés, elle écoute l’expert avec la désagréable impression que la main invisible du marché lui fait les poches. Vient le tour du jeune correspondant envoyé dans une cité dont la rénovation est lancée en grande pompe. Il explique comment les millions engagés vont tout changer. C’en est trop, elle explose, les politiques publiques, elle en entend parler tous les jours à la préfecture. C’est simple, il n’y en a que pour les Zones urbaines sensibles, on ne sait plus quoi faire pour les guérir de leur sensibilité. Elles sont apathiques ? On les requalifie en Zone de redynamisation urbaine. Elles sont trop remuantes ? On les classe en Zone de sécurité prioritaire.

Elle n’en peut plus des pourfendeurs de l’inégalité incapables d’appeler les choses par leur nom. Dans leur bouche, le « sensible » le dispute à la « diversité », la « discrimination positive » au « métissage » et dans les grands jours, ils convoquent la fanfare du « vivre-ensemble » pour frapper les consciences à grands coups de cymbale. Pour elle, c’est de la langue de bois, rien d’autre.

Excédée, elle change de chaîne et tombe sur une usine en grève dont la façade grisâtre est filmée en plan large. À l’intérieur, des hommes empêchent les salariés non grévistes d’accéder à l’atelier. Le présentateur du journal tente de raisonner le représentant du syndicat majoritaire en expliquant que « faire grève ne résoudra pas le problème ». L’ouvrier, vêtu d’un gilet de sécurité, colle le micro tout près de sa moustache et un lapin surgit à l’écran.

— Chloé ! Donne-moi la télécommande.

La petite regarde sa mère avec un sourire provocateur. Elle se prépare à une montée en puissance des menaces sans perdre une miette du dessin animé où une jeune lapine s’évanouit de plaisir en découvrant un bouquet de carottes.

Virginie regarde sa montre, son ventre gargouille. Où est passé Vincent ? À la voiture ? Il serait déjà revenu. À la piscine ? Au milieu de jolies femmes en maillot de bain ?

Léa et Chloé se disputent la télécommande. L’aînée appuie sur tous les boutons et s’arrête, surprise :

— Y a la 2 qui marche pas.

Virginie n’entend pas. Elle est sur le point de se ruer sur une tablette de chocolat noir aux écorces d’orange quand la musique d’un spot publicitaire la retient sur le canapé. Un véhicule blanc est à l’arrêt dans un décor urbain en carton-pâte. Quatre personnes discutent dans l’habitacle. La voiture redémarre et disparaît derrière le slogan : « Nouveau Tiguan. Vous voulez. Vous pouvez. »

Le renversement des pôles est un phénomène récurrent au cours duquel le champ magnétique de la Terre s’inverse. Selon certains spécialistes, il faudrait des centaines, voire des milliers d’années pour que le Nord bascule vers le Sud. D’autres affirment que ce changement pourrait intervenir dans un temps très bref, le temps d’une vie humaine. Néanmoins, ils s’accordent sur les deux scénarios possibles à l’issue de la phase de déplacement, soit le pôle revient à sa configuration initiale et on parle d’« excursion », soit il se maintient dans sa nouvelle position, on parle alors d’« inversion ». La question qui préoccupe les scientifiques n’est pas de savoir si un prochain renversement aura lieu, mais quand il aura lieu.

Arnaud a lu ces dernières lignes à haute voix et il pose son magazine sur la table. Erwan ne quitte pas des yeux son jeu vidéo et Claire croise les bras entre deux gorgées de mojito. La science ne l’intéresse que très vaguement, elle préfère l’animation du port de Saint-Tropez avec ses yachts qui ronronnent comme des gros chats. Guettant la présence furtive des propriétaires, elle se désole de n’avoir jamais connu d’autres plaisirs que ceux réservés à sa classe. Elle sait qu’Arnaud ne partage pas ses regrets, pour lui « ce qui compte, ce n’est pas l’argent, c’est la famille, la santé, un travail stable », mais cette existence morne et routinière où l’extase consiste à boire un bol de chicorée dans un champ de maïs en attendant l’arrivée du facteur, elle en a soupé.

À quelques mètres de là, de riches inconnus poussent des cris d’audace festive sur le pont arrière d’un bateau. Foulant le quai à leurs pieds, les badauds s’extasient devant les bouchons de champagne qui sautent à un rythme effréné. Quelques-uns se verraient bien leur casser la bouteille sur la tête, histoire de leur rappeler que la-lutte-des-classes-c’est-pas-fait-pour-les-chiens, mais deux cerbères sont engagés pour les refouler. Sérieux comme des gardiens de musée, ils maintiennent la distance sacrée entre les promeneurs et la fête, éternel présent élevé au rang d’œuvre d’art.

Arnaud passe une main dans les cheveux de son fils et dit :

— On n’est pas bien, là, tous les trois ?

Erwan recommence une partie. Claire sourit. Elle a ce sourire triste qu’elle traîne de jour en jour, depuis le 12 avril, pour être exact. Ce matin-là, les primevères peignaient de larges touches de lumière dans le jardin, le soleil réchauffait la cuisine encore paresseuse et Arnaud a trempé une biscotte beurrée dans son café. Il l’a longuement mastiquée, Claire l’a regardé et elle a compris qu’elle ne l’aimait plus. C’est aussi simple que ça. Le tableau de la vie ordinaire d’une famille de la classe moyenne se déchirait sous ses yeux.

— Qu’est-ce qu’on prend ?


— Quoi ?
Sur la carte des desserts, Arnaud montre la coupe

« Tête à Tête », assortiment de glaces avec bananes, poires, Chantilly et chocolat chaud, à moins qu’elle ne préfère l’« Entre Nous », assortiment de sorbets, salade de fruits et Chantilly. Erwan salive devant la « Dame Blanche ». Claire n’a pas faim. Il n’y a pas besoin d’avoir faim pour manger une glace. Peut-être, mais elle n’en veut pas et, non, ce n’est pas à cause du prix.

Elle a élevé la voix et porte un regard embarrassé aux alentours. Un de ses voisins l’observe. Tapi dans un coin, il jouit d’une vue imprenable sur la terrasse et les quais où les passants slaloment entre les chevalets, les poussettes et les laisses de chiens emmêlées. Tirant de rares bouffées sur son cigare, il la fixe sans le moindre gêne.

Puisqu’elle ne veut pas de glace, on rentre, mais avant, Arnaud accompagne Erwan aux toilettes. Claire tue l’ennui en broyant les feuilles de menthe agglutinées au fond de son verre. Elle aspire les dernières gouttes avec la paille et sent son voisin planer comme un vautour au-dessus de sa tête. Elle disparaît sous la table, ajuste les lanières qui enserrent ses chevilles et voit les semelles fatiguées du serveur entrer dans son champ de vision. Il échange quelques mots de connivence avec son client pour gagner son pourboire. Le plateau vissé dans la paume de la main, il repart.

Elle se redresse et cherche Arnaud des yeux. La voix teintée d’accent anglais qui psalmodie sur un rythme techno « Brigitte Bardot, Gilbert Bécaud, Gérard Depardieu, Vive la France ! » s’éteint brusquement.

— Ça fait du bien quand ça s’arrête.


— Comment ?


Son voisin s’est approché pour lui parler.


— Je dis que ça fait du bien quand ça s’arrête, ce boucan.


Elle répond en tordant sa petite cuillère :


— J’aime bien la musique.


— Parce que vous appelez ça de la musique ?

C’est fait, il la tient entre ses griffes, il la bombarde de questions. Oui, c’est vrai, cette musique c’est un peu répétitif. Oui, elle est en vacances. Pour trois semaines, pas loin d’ici. Non, pas une villa, un appartement. Une résidence avec piscine.

Elle aperçoit Erwan qui revient. Il longe le comptoir, son père est derrière lui. L’homme suit son regard, il s’écarte et s’empare de ses clés de voiture comme un voleur. Elle peine à l’admettre mais elle est un peu déçue, elle l’imaginait plus téméraire. Arnaud n’est qu’à une dizaine de pas quand il lui lance :

— Vous vous ennuyez.


Surprise, elle rétorque :


— Pas du tout. Je ne m’ennuie pas.

 

© Flammarion 2015

© Photo : Jean-Luc Bertini

 

 

Quatrième de couverture > Couple : deux personnes de la même espèce considérées ensemble. Couples en vacances avec enfants : spécimen d’un genre particulier qui attend l’été avec impatience mais qui risque fort de finir la tête dans le sable.

Les Bourdon et les Laforêt ont loué deux appartements voisins dans une résidence avec piscine en bord de mer. Chacun est arrivé avec la même envie : consacrer ce temps béni aux enfants, au repos, aux projets. Et tous sont rattrapés par leurs obsessions propres : fuir un mari ennuyeux, gagner vite plus d’argent, faire oublier qu’on a pris dix kilos, faire semblant que tout va bien. Passée l’euphorie de l’échappée belle, ils ne tarderont pas à découvrir que changer de vie a un prix, que la liberté exige du souffle et qu’elle ne s’achète jamais à bon compte.

Avec un humour acide et une implacable clairvoyance, Nathalie Côte se fait entomologiste de la classe moyenne et pavillonnaire. En filigrane, elle dénonce le monde du travail, véritable machine à tuer, et le monde matérialiste, qui propose vainement de se consoler en consommant à crédit. On regarde ces personnages ni aimables ni détestables se débattre et renoncer. On les regarde, en espérant ne pas leur ressembler.

 

Nathalie Côte est née à Rouen en 1971. Elle est compositeur de musiques d'illustration et d'œuvres électroacoustiques et vit aujourd’hui en Savoie. Le Renversement des pôles est son premier roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Nathalie Côte, Le renversement des pôles, Flammarion, août 2015, 192 pages, 16 €

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