Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Thomas B. Reverdy. Extrait de : Il était une ville


Detroit, USA, après le désastre des “subprimes”. Cadres “à fort potentiel” pris au piège, hiérarchies en déroute. Le  travail ? “Un truc de hamster”... “On peut avoir l’impression qu’on méritait mieux. Mais plus ça va, plus c’est trop tard”, songe Eugène, frenchie déboussolé par une entreprise dont tous les “process” s’écroulent. L’expat erre dans la ville-fantôme. Alors que rôde “La Catastrophe” et que, riches ou pauvres, les quartiers meurent inexorablement, advient la beauté “étonnante” de Candice. Rouge vif le sourire. Brûlant le regard.

Malgré la Crise, sera-ce l’été des corps heureux” ?

Une métaphore très accomplie sur l’époque et ses impasses.

 

EXTRAIT >

 

Lorsqu’il rentra chez lui, le matin qui suivit l’incendie, au pied des quelques marches qui menaient au seuil, sous le porche éclairé, Charlie était seul.

La petite bande s’était séparée au long de la rue avec des « salut » chuchotés dans le froid mordant du petit matin, à mesure que chacun obliquait vers la maison de ses parents. Les autres s’arrêtaient, attendaient que celui-là traverse la pelouse et ouvre la porte puis la moustiquaire, se retourne sur le seuil : tout le monde alors se faisait un dernier signe de la main. Ils se forçaient à sourire. Ils auraient voulu être plus légers, pouvoir en parler en riant, passer des heures encore à se raconter l’aventure de ce grand incendie, leur première nuit du Diable, chacun aurait rajouté des détails que les autres n’auraient pas remarqués, ils auraient fini par en inventer. Tout serait rentré dans l’ordre. Ils auraient voulu rester ensemble. Mais le silence qui régnait en ville à cette heure leur donnait malgré eux des allures de conspirateurs.

Une voiture passa, les phares encore allumés, c’était peut-être Eugène qui se rendait au bureau, et ils se cachèrent derrière un bosquet d’arbres au bord d’un jardin à l’abandon. Ils avaient beau se répéter pour s’en convaincre qu’ils n’avaient fait cela que par jeu et pour passer le temps, ils savaient bien qu’ils n’auraient pu expliquer ça à personne. Il fallait rentrer avant que les maisons ne s’éveillent.

Ils s’étaient juré de ne rien dire. C’était leur secret. Chacun l’emportait chez lui, et dans la petite bande qui s’amenuisait en remontant la rue ils étaient toujours moins nombreux à pouvoir encore le partager. Ils se séparaient de plus en plus rapidement, de plus en plus silencieusement. Ils souriaient de moins en moins.

Jusqu’à ce que Charlie se retrouve seul. Le porche était resté éclairé toute la nuit. Il regarda la rue déserte une dernière fois avant d’appuyer sur la poignée de la porte. Sa grand-mère ne fermait jamais à clé. Il entra, seul avec son secret.

Il crut d’abord que tout allait bien, qu’il était revenu à temps pour que son escapade nocturne soit passée inaperçue. Il retira ses baskets et son pantalon qu’il prit soin de plier et de poser sur ses chaussures, dans l’entrée. Il réduisait le nombre de gestes à effectuer à un minimum qu’il savait pouvoir réaliser dans le noir et sans bruit, comptait monter jusqu’à sa chambre pieds nus, se glisser simplement dans son lit. Il connaissait par cœur les marches de l’escalier, savait les grimper sans faire craquer celles du virage ni tenir la rampe grinçante, s’appuyant au mur, marchant sur la pointe des pieds, la posant en une seule fois sur le bord des degrés, deux à deux. Bien sûr c’était impossible que le bois ne fasse aucun bruit, mais il s’était rendu compte que s’il parvenait à transférer le poids de son corps franchement, après avoir doucement posé son pied sur la marche suivante, cela ne produisait au pire qu’un seul craquement sec, comme le parquet en émettait parfois au milieu de la nuit, sans que quiconque marchât dessus. Il suffisait alors de s’arrêter, de tenir une minute. Il savait aussi qu’en tirant la poignée de la porte de sa chambre avant de l’actionner, elle ne couinerait pas. Deux pas et il serait dans son lit, il n’aurait plus qu’à rouler dessus. Ensuite, il prendrait tout son temps. La clé, c’était de faire suivre chaque bruit inévitable d’une longue période de silence immobile. Comme un animal – il avait vu ça à la télé. Il suffisait de se figer comme une statue, de fermer les yeux, pour devenir invisible.

C’est ce qu’il fit en arrivant au dernier tiers de l’escalier lorsque, sa tête parvenue au niveau du palier, il vit le rai de lumière jaune sous la porte de la chambre de sa grand-mère. Il compta jusqu’à soixante. Ouvrit les yeux, gravit encore quatre marches – deux pas. Un grincement. Soixante secondes. Atteignit le palier, s’immobilisa de nouveau.

C’était le moment critique. Sa gorge était sèche, il avait l’impression qu’il pouvait entendre battre son cœur. S’il traversait ce couloir jusqu’à sa propre chambre, c’était gagné.

Il roula dans son lit, glissa ses jambes sous les draps, fixa le plafond et, peu à peu, se remit à respirer normalement, s’autorisa à bouger de nouveau pour s’installer plus à son aise, sa tête à sa place habituelle sur le bas de l’oreiller, les pieds presque contre le bois du lit, un bras relevé entourant ses cheveux, l’autre le long du corps, comme il avait toujours dormi depuis qu’il était petit, excepté que, ce matin, il ne dormait pas. Il avait tout juste eu le temps de fermer les yeux quand la porte s’ouvrit.

Il entendit sa grand-mère entrer dans la pièce. Sentit le parfum de son eau de toilette se pencher sur lui. C’était un parfum doux de fleurs qui poussent au bord de l’eau, mêlé à autre chose, peut-être aux crèmes qu’elle utilisait ou à ses produits de maquillage, une odeur un peu fade et grasse qu’il n’aurait pas su vraiment décrire mais qui était immanquablement, pour toujours et pour lui, l’odeur de sa grand-mère. L’odeur de son enfance.

Il faillit se trahir lorsqu’elle l’embrassa sur le front parce qu’il ne s’y attendait pas. Puis elle s’assit au bord de son lit et il remua pour lui faire une place, sans ouvrir les yeux, comme si c’était naturel de faire de la place dans son sommeil pour les gens qui nous aiment. Il essayait de respirer lentement, profondément mais aussitôt cela lui donna envie de bâiller. Il retint son inspiration dans sa gorge et se mordit les joues, se gratta le palais avec la langue. Son menton trembla légèrement.

Elle ne bougeait pas. Peut-être qu’elle ne s’en irait pas.

Charlie savait qu’en maintenant fermée la paupière qui lui servait à faire un clin d’œil, il pouvait ouvrir l’autre de façon parfaitement indétectable, la décollant à peine, jusqu’à entrevoir au travers de ses cils un monde de lumières et d’ombres aux contours flous. Ils s’entraînaient, les copains de la petite bande, à chaque fois qu’une blague commençait par « ferme les yeux ». Il n’y avait plus ensuite qu’à diriger le regard en bougeant la tête doucement, la pupille toujours collée en bas, au ras de la vision.

Elle était légèrement voûtée, dans la silhouette frêle de sa chemise de nuit. La lumière poudrée du matin jetait sur sa peau des éclats brillants qui en soulignaient la maigreur et l’âge. Elle avait posé une main sur les draps, de l’autre elle soutenait sa tête penchée qui l’observait. Il sembla à Charlie qu’elle marmonnait quelque chose qu’il ne comprenait pas. Peut-être une sorte de prière dont les mots prononcés tant de fois ne sont plus qu’un souffle sur les lèvres.

Elle redressa la tête et se frotta les yeux, se détourna pour regarder sa chambre, les dessins et les posters de revues qu’il avait punaisés aux murs, des sportifs, des chanteurs qu’évidemment elle ne connaissait pas. La lumière du jour naissant tombait dans la pièce à travers les persiennes, découpait des bandes pâles dans l’ombre des choses. Les affaires de classe éparpillées sur son bureau d’enfant et son sac à dos suspendu à la chaise, les quelques tee-shirts qui traînaient hors du placard, les magazines illustrés de superhéros parsemés au pied du lit, et lui, allongé dans son corps d’enfant, dans la même pose abandonnée qu’il avait déjà quand il était petit, lui qui faisait semblant de dormir, Charlie qui était tout pour elle, tout ce qui lui restait de famille et de sa vie passée, et toute la promesse de l’avenir.

Elle se mit à renifler, se frotta de nouveau les yeux. C’est alors qu’il comprit qu’elle sanglotait doucement.

Elle se mit à lui parler, mais il se força à garder les yeux clos.

 

© Flammarion 2015

© Photo : David Ignaszewski

 

 

Quatrième de couverture > Ici, les maisons ne valent plus rien et les gens s’en vont, en les abandonnant purement et simplement ; la ville est en lambeaux. Nous sommes à Detroit en 2008 et une blague circule : que le dernier qui parte éteigne la lumière. On dirait que c’est arrivé. C’est dans cette ville menacée de faillite qu’Eugène, un jeune ingénieur français, débarque pour superviser un projet automobile. C’est dans un de ces quartiers désertés que grandit Charlie, Charlie qui vient, à l’instar de centaines d’enfants, de disparaître. Mais pour aller où, bon Dieu, se demande l’inspecteur Brown chargé de l’enquête. C’est là, aussi, qu’Eugène rencontrera Candice, la serveuse au sourire brillant et rouge. Et que Gloria, la grand-mère de Charlie, déploiera tout ce qui lui reste d’amour pour le retrouver.

Thomas B. Reverdy nous emmène dans une ville mythique des États-Unis devenue fantôme et met en scène des vies d’aujourd’hui, dans un monde que la crise a voué à l’abandon. Avec une poésie et une sensibilité rares, il nous raconte ce qu’est l’amour au temps des catastrophes.

 

Thomas B. Reverdy est l’auteur de cinq romans dont La Montée des eaux et L’Envers du monde (Seuil, 2003 et 2008). Il a publié en 2013 Les Évaporés (Flammarion, Grand prix de la SGDL et prix Joseph Kessel).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Thomas B. Reverdy, Il était une ville, Flammarion, août 2015, 272 pages, 19 €

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