Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Franck Maubert. Extrait de : Les uns contre les autres


Passionné d’art, Franck Maubert sait le mental de l’artiste. Il comprend aussi bien Gainsbourg que Francis Bacon. Voici que Franck Maubert  utilise cette veine, en ciblant une époque précise : les années quatre-vingt. Les eighties comme si vous y étiez, le Paris d’alors ; ses lieux aux princes blêmes, sa cam au nez poudré, ces aubes où l’on va se coucher, épuisé par l’époque qu’on crée.

Avec comme fil rouge du roman, la télé des années 80. Une religion, ses dogmes, son grand-prêtre. Il faut produire l’époque, justement. Innover. En arrière-plan, le Tout-Paris d’alors, night-clubbers et autres papillons de nuit épinglés par la fiction. Au Bar du Bristol, le garçon sert automatiquement une flûte de champagne au producteur-vedette Ferdyck. « La nuit, face cachée de la vie », scande le grand Manitou de « Ferdyck Prod ». Il passe la nuit à monter l’Émission. « Sa jouissance même, ainsi peut-il réécrire à sa guise les propos des uns ou des autres, tronçonnant parfois la partie d’une phrase, n’hésitant pas à en transformer le sens. » Lorsque c’est « chiant », l’interviewé est coupé au montage.

« No Limits ! » au pouvoir cathodique.

Le sujet de Franck Maubert ? L’art : Moravia, Fellini, Sollers, Sagan, entre autres, et puis la télévision, qui se nourrit d’eux. Les artistes, et le producteur-télé.

L’écriture, électrique, sert le propos.

 

EXTRAIT >

 

Certains soirs, la nuit prend un air de beauté avec le mouchetis des lueurs dans le lointain. Il n’est pas encore minuit quand j’arrive aux Lumières, je dois fendre la foule qui patiente devant la porte, certains sont prêts à entrer par effraction. Marie-Line, sous les torches géantes qui éclairent la façade, m’embrasse en haut des marches et me glisse à l’oreille :

– Rodolphe est là.

Une fois franchie la frontière entre la rue et le night-club, la vie perd sa pesanteur. Je passe de l’autre côté, le temps n’a plus de prise, j’oublie tout. Une autre vie s’ouvre. Dans le hall, le brouhaha des conversations et des rires se mêle à la sono, on ne peut discerner quel est le morceau de musique diffusé. Rodolphe se tient à sa table, la numéro un, entouré de deux filles, des mannequins probablement, ou qui rêvent de l’être, un cigare coincé entre le pouce et l’index.

– Bon les filles, vous allez me laisser maintenant, il faut que je parle avec mon pote Moby. Assez joué pour aujourd’hui, demain matin il y a école.

Les filles de l’agence Élite n’ont pas la permission de minuit, elles vont se glisser avec leur robe satinée à fines bretelles, dans un taxi. À peine assis, mon gin-tonic m’est servi d’office.

– Un Cohiba, Moby ?

Rodolphe me sort d’un étui en peau d’autruche un de ses Lanceros. J’allume le cigare et commence à lui expliquer le projet d’émission que maintenant j’appelle « No limits ». Le titre lui plaît, à lui aussi, c’est déjà ça de gagné. Moi, j’éprouve du plaisir à prononcer « No limits ». Avoir à demander quelque chose à Rodophe me crée une légère appréhension. Je me lance à nouveau dans l’explication du concept de l’émission, insistant sur l’aspect parisien, ses invités d’exception. Et la publicité que l’émission engendrera pour les Lumières. Ce à quoi Rodolphe me répond du tac au tac sans agressivité :

– Les Lumières n’ont pas besoin de la télé pour exister, je ne cherche pas à être populaire dans la France entière.

Cette nuit-là, Rodolphe est d’humeur joyeuse, son genre n’est pas à se fâcher. Quand on l’ennuie, il se lève simplement et passe à une autre table. Je lui cite aussi quelques noms de célébrités dont je sais qu’elles ne sortent jamais dans aucune boîte de nuit pour achever de le convaincre. Rodolphe est sensible aux artistes, aux écrivains. Après que je lui ai vanté les qualités d’intervieweur de Ferdyck, qui n’hésite pas à poser des questions qui dérangent, il ne me reparle pas des contraintes techniques, comme il l’a fait ce matin, d’une manière menaçante. Nous concluons ensemble qu’il doit rencontrer l’animateur. Promis, j’arrange un rendez-vous dans les prochains jours.

– Viens, on descend.

Nous gagnons le sous-sol de la boîte et empruntons un étroit escalier, il faut nous frayer un chemin parmi les clubbers. On se frotte les uns aux autres. Il n’y a pas de passage secret, même le patron doit se livrer à cet exercice difficile. On perce, on fend, chacun serre contre sa poitrine son verre dans l’espoir de retrouver sa table réservée. Nous, c’est la Royale, située juste avant le dance-floor, face à l’entrée des toilettes. Ainsi, Rodolphe peut surveiller les allées et venues et les trafics éventuels. À peine sommes-nous installés, seau à champagne, flûtes et Cristal Roederer tombent du ciel. Les hôtes de passage à notre table, ceux qui ne manquent pas de venir saluer le maître des lieux, sont eux aussi gratifiés dans l’instant d’une flûte. Sur la piste, les danseurs s’agitent. Je suis toujours incapable de reconnaître les morceaux tant la sono est poussée au maximum. Avec Rodolphe, nous commentons la beauté des filles, leur allure, la manière dont elles sont habillées. Il lui suffit presque de faire un signe et elles viennent s’asseoir à la Royale et avalent à petites gorgées du champagne frais.

Dans un coin près d’un pilier, je reconnais Dora assise sur les genoux d’un jeune type en teeshirt et blouson de cuir. Ils s’embrassent à pleine bouche. Quand elle relève ses boucles brunes, elle nous aperçoit et souffle dans notre direction un baiser du creux de la main. Rodolphe et moi lui répondons d’un petit signe amical. Il me dit :

– Tu la connais comme moi, Dora ne changera jamais, Dora est une grande amoureuse.

Je comprends, « une grande séductrice ». Rodolphe n’est pas dupe, la nuit est pour lui la meilleure expérience de la vie, celle où tous les êtres se révèlent.

 

© Fayard 2015

© Photo : Philippe Matsas/Opale

 

 

Quatrième de couverture > Chroniqueur sans attache, Moby mène une vie débridée et tente de se reconvertir dans la télévision en cherchant à concilier l’inconciliable : le monde de la télévision et les artistes. Ferdyck, c’est son pseudo, publicitaire, lance une nouvelle émission avec l’aide de Moby, sur une chaîne privée naissante. Avec ses questions coup de poing, il se construit un personnage et veut faire de son nom un label. Christophe Mistral, couturier, coqueluche des magazines de mode, monte sa maison de haute couture et prépare sa première collection. Albertine, sa femme, noctambule avec Moby. Tout comme Roda, poète et parolier de chansons à succès, qui refait le monde. Rodolphe, patron de la boîte de nuit en vogue, les Lumières, les réunit tous, les uns contre les autres.

Dans le chaos nocturne des années quatre-vingt, Paris les happe, Paris existe. Ils s’éprouvent inconsidérément. Combien de temps l’insouciance frénétique durera-t-elle ?

Luttes d’influence, fric facile, pouvoir, cocaïne, mannequins, amours d’une nuit : un portrait sans complaisance des illusions d’une décennie.

 

Franck Maubert est l’auteur de livres d’art traduits dans de nombreux pays (L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux. Conversations avec Francis Bacon, Mille et une nuits, 2009 ; Le Dernier Modèle, Fayard, 2012, Prix Renaudot Essai) et de romans, parmi lesquels Est-ce bien la nuit ? (Stock, 2002) ; Visible la nuit (Fayard, 2014).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Franck Maubert Les uns contre les autres, Fayard, août 2015, 224 pages, 17 €

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