Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Roegiers. Extrait de : L’Autre Simenon


Georges Simenon avait un frère cadet, Christian. Les frères Simenon connurent des destins opposés. Dans le cœur de leur mère régnait Christian : veule, sans caractère, pas futé. Les mères sont ainsi. Injustes parfois. Et comme le souligne Patrick Roegiers, “L’enfance est la l’époque la plus déterminante de l’existence. Bonne ou mauvaise, elle se poursuit toute la vie.” Georges fut l’écrivain que nous savons. Christian  devint un militant du “rexisme”, parti d’extrême-droite fondé en Belgique par Léon Degrelle. On a peu d’informations sur les relations au sein de cette fratrie, la correspondance entre Georges et Christian ayant disparu du fonds Simenon...

L’un des mérites de ce roman, qui réinvestit l’histoire par la fiction, est de démontrer ce que fut vraiment l’attitude de Georges Simenon pendant la guerre. Un planqué permanent, ami des gestapistes de la rue Lauriston. Et de démonter la mécanique de la folie meurtrière s’emparant de Christian. 

C’est le mental d’une ordure qu’ausculte l’auteur, nous offrant, par des scènes à la limite du supportable, le scanner psychologique des nazis d’hier et des terroristes d’aujourd’hui.

Le sujet de Patrick Roegiers ? L’emprise du Mal.

Petit QI, grosses mitraillettes. L’un des événements de cette rentrée.

 

EXTRAIT >

 

L’enfance est l’époque la plus déterminante de l’existence. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, elle se poursuit toute la vie. Celle de Christian n’était pas si différente de celle de Léon Degrelle. Ils avaient le même âge mais ils n’avaient pas du tout la même origine.

 

Sa mère, qui se prénommait Henriette, était bigote et très catholique. Elle suivait dévotement les offices et avait un banc réservé à l’église où elle brûlait des bougies à la Vierge et faisait des neuvaines. Depuis l’âge de seize ans, elle travaillait au grand magasin Innovation, place Verte, proche de la place Saint-Lambert, où elle vendait au détail du tissu de coton (madapolam) pour les draps de lit qui grattent le dos et les mollets. En 1901, elle y avait rencontré Désiré qui était de deux ans plus âgé qu’elle. Il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq. Elle était minuscule. Moins d’un mètre soixante. Les extrêmes se touchent. Comment se tenaient-ils dans les bras ?

Ils s’étaient mariés le 22 avril 1902. Un an plus tard, était né Georges, le vendredi 13 février, peu après minuit, mais par superstition elle l’avait déclaré le jeudi 12, peu avant minuit. Il était entré à l’école une semaine avant la naissance de Christian, le 21 septembre 1906, lequel avait reçu le prénom de son grand-père paternel qui se prénommait Kristian ou Christiaan (Chrétien) en flamand, par amour du christianisme. On ne savait à quel saint le vouer. La sœur de son père avait épousé un sacristain. Une autre de ses sœurs était religieuse au couvent des Ursulines et il avait aussi un cousin évêque qui s’appelait Georges Simenon... comme son frère.

 

À Dieu ne plaise !

 

Alors qu’il ne savait pas encore nouer ses lacets de chaussures, il se levait à cinq heures comme Degrelle pour aller sonner les cloches de la première messe. Il traversait la ville dans le noir absolu, rasant les murs pour ne pas croiser son ombre. L’obscurité des rues froides et vides, le gel dévorant, les doigts engourdis, la capuche sur les yeux, les godillots craquelant la pellicule de glace avec un bruit de sorbet fendu, caractérisaient l’atmosphère de cette ville où la nuit était mille fois plus sombre qu’ailleurs.

 

Georges, quant à lui, avait été enfant de chœur pendant quatre ans comme Christian et servait l’office à six heures. Il revêtait le surplis de dentelle, déplié avec précaution, enfilé avec onction, les dimanches et jours fériés. Il touchait deux francs par mois pour célébrer le culte tôt matin. Chaque absoute était payée cinquante centimes. Certaines fois, deux absoutes se succédant coup sur coup, il empochait cent centimes. Une petite fortune ! Les mains jointes, le cœur contrit, il écoutait pieusement les sermons sur la mort, les affres de l’Enfer et autres bondieuseries. Il avait un temps songé à embrasser la prêtrise, mais sa foi avait disparu par miracle, au printemps 1915, quand il avait vécu à douze ans sa première expérience sexuelle.

 

Péché de jeunesse.

 

L’orgasme n’attend pas le nombre des années. Il n’était qu’un puceau de sacristie, pubère mal dégrossi, godiche et ignorant les gaietés du monde. Il avait par chance fait la connaissance d’une jeune fille de quinze ans, Marie Cabillaud, qui s’était vouée, à l’encontre des préceptes de chasteté prônés par les pères jésuites, à sa précoce initiation.

 

– Tu n’as jamais quitté les jupes de ta mère.

– Je suis novice.


– Tu as de la gêne ?


– Un tantinet.

– N’aie pas peur.

 

Ah, cette première communion ! Elle s’était inclinée, se dandinait, tapotait ses burettes. La tête fléchie, le regard rivé vers le bas, il voyait dans la pénombre de l’église (vapeurs d’encens, rumeur d’orgue) ses lèvres prudes et frémissantes gobant son cierge qui enflait, se dilatait, la larme spermatique qui s’égouttait. C’était le dimanche de Pentecôte. Quelle ascension ! Le coït depuis avait pour lui un parfum d’eucharistie. Cette demoiselle si sage, aux airs vertueux, avait su le guider. Elle était sa « Vierge promise ». À la force du poignet, elle avait donné le branle à son destin. Fameux coup de pouce. La luxure n’était pas un péché. C’était l’orée de son accès sensuel au monde. La révélation de sa part animale. Des pulsions à satisfaire moult fois, autant qu’il le faudrait. Et, à compter de ce jour, Georges n’avait plus eu de penchant pour la religion.

 

Ce n’était pas le cas de son cadet qui était « gros et béat comme un chanoine à vêpres ». Tous les soirs, à genoux, Christian faisait sa prière avant de s’endormir, certain qu’il finirait en Enfer et qu’il n’irait jamais au Paradis. Au lieu de les embrasser car c’était un homme pudique qui n’extériorisait pas ses sentiments, Désiré traçait avec le pouce une croix sur le front de ses deux fils. Comme cela arrive souvent dans les familles, chaque parent avait son préféré. Georges était celui de Désiré qui l’appelait « fiston ». Christian était celui d’Henriette qui disait à son mari « Georges est ton fils ». Et de Christian :

 

– C’est le mien.


Ou alors, elle disait de Christian :


– C’est mon fils.


Et en parlant de Georges à Désiré :

– C’est le tien.

 

Christian était respectueux et obéissant, sinon docile. Il faisait ce qu’on lui demandait et ne faisait pas d’histoires. Alors que Georges, qui en racontait, était indépendant et d’un caractère indocile. Désiré se désolait de ne pas aimer son cadet comme un père doit aimer son fils. « Prends exemple sur ton aîné si tu veux devenir quelqu’un », serinait-il. Christian adorait Henriette pour qui Georges n’existait pas. Elle était froide comme la pierre. Pas de tendresse. Pas d’affinité. Pas un baiser. Georges en souffrait. Et il s’en souviendrait plus tard. Est-il rien de plus terrible pour un enfant que d’être aimé par une mère qui l’aime en faisant semblant ? Tout se paye un jour. L’amour est un vice suprême. Il n’aurait jamais ses faveurs. Elle repoussait sa présence. Elle lui avait dit un jour avec un semblant d’émotion.

 

– J’ai de l’affection pour toi.

– Non, tu ne m’aimes pas.

 

Georges avait aimé sa mère en la haïssant. Elle l’avait toujours accablé de reproches. Elle n’aimait pas ce qu’il écrivait et ne l’avait jamais vraiment lu. Elle n’ouvrait pas ses livres. Les seuls qu’elle lisait étaient des livres de prières. Elle voulait qu’il devienne pâtissier, comme le fils ingrat qui avait tué son père, aux dents vertes, pour assister au meeting de Degrelle. Et, plus tard, lorsqu’ils se reverraient après des années d’absence, elle lui rendrait l’argent qu’il lui avait donné.

 

Henriette avouait avec un air entendu.

– J’aime Christian.

Et elle précisait avec un sourire pincé.

– Je n’ai jamais aimé Georges.

 

Elle était méfiante à son égard. On aurait dit qu’elle le soupçonnait des pires maux. Peut-être avait-elle raison, mais pas de la façon qu’elle pensait. Et lorsque Christian pleurait, elle le grondait.

 

– Que lui as-tu encore fait ?

 

Il fallait un vilain dans la famille, et ce vilain, c’était Georges. Il ne la comprenait pas. Pourquoi imaginait-elle qu’il était si mauvais? Elle était brusquement très violente et ne se dominait pas. D’ailleurs, une de ses sœurs était morte folle. Henriette était-elle un brin déséquilibrée ? C’est à sa nervosité extrême et à sa suprême sensibilité qu’il attribuait le somnambulisme dont il était affligé et qui se manifestait surtout les nuits de pleine lune.

 

Marchant dans son sommeil comme s’il était éveillé, alors qu’il avait peur du vide, Georges se promenait les yeux ouverts, comme hypnotisé. Il dormait sans dormir en étant éveillé. Il arrivait qu’on le retrouve pieds nus, en chemise de pilou blanc qui ballait sur ses genoux, à trois cents mètres de la maison, au coin de la rue. Et le médecin de famille avait conseillé d’installer à la fenêtre de sa chambre des barreaux qu’il avait eus sous les yeux tout un pan de son enfance. À dix ans, il s’était aperçu avec stupeur qu’il avait copié dans son sommeil le devoir de la veille qu’il avait couché une seconde fois sur la page, au cœur de la nuit, dans la cuisine. Sa main écrivait seule. Mais il ne se souvenait de rien. Il se recouchait et dormait à poings fermés jusqu’au matin.

 

Peut-on réécrire sa vie ? La vivre ou la rêver deux fois ? Peut-on devenir un autre que soi-même ?

 

L’enfance retient tout. Celle de Christian se passait sans sourire. Les deux frères allaient à la même école. Georges était le « chouchou » des professeurs, qui estimaient que Christian ne travaillait pas assez. On ne s’apercevait pas de sa présence. Curieux garçon, disait-on. On ne sait jamais ce qu’il pense. Peut-être ne pensait-il à rien ? Cette interrogation lui pesait. Il ne savait pas s’il était bon ou mauvais. Il n’avait pas d’amis. Ses camarades de classe ne l’aimaient pas. Personne ne l’appelait par son nom. Il ne lui restait que son prénom. Cela le consolait à peine.

 

Rude école !

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Frère cadet de Georges Simenon, Christian fut élevé à ses côtés par une mère bigote qui le chérissait et traitait son aîné d'incapable.

Proie idéale pour le rexisme, parti d'extrême-droite fondé en Belgique par Léon Degrelle, braillard intarissable, Christian s'égara dans la collaboration et participa activement à une effroyable tuerie.

De son côté, Georges menait la vie de château en Vendée. Livres à succès, femmes et films. Comment se défaire de ce frère encombrant qui allait salir sa réputation?

Christian, se sachant condamné à mort, s'engagea dans la Légion et disparut sans laisser de traces ...

Portrait croisé de deux êtres au destin opposé, L'autre Simenon est un roman à double face, où la mise en lumière de l'un révèle la part d'ombre de l'autre. C'est aussi le portrait d'une époque. Un tableau de faits troublant, porté par une langue implacable, qui parle du passé pour mieux dire le présent.

 

Patrick Roegiers s’est établi en France en 1983. Après Le bonheur des Belges (2012) et La traversée des plaisirs (2014), L’autre Simenon est le troisième ouvrage qu’il publie aux éditions Grasset.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Patrick Roegiers L’Autre Simenon, Grasset, août 2015, 304 pages, 19 €

 

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