Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Yves Ravey. Extrait de : Sans état d’âme


Fidèle aux Éditions de Minuit, où il publia – entre autres – Un notaire peu ordinaire et La fille de mon meilleur ami, Yves Ravey construit une œuvre entre polar et nouveau roman. Dramaturge – Le drap lui valut le Prix Marcel Aymé et fut inscrit, par exemple, au répertoire de la Comédie française – Yves Ravey a la réputation d’être un écrivain à la Simenon. Intrigues policières. Prédominance de la province, avec ses petites gens, son univers – apparemment – tranquille.

Sans état d’âme – dont le narrateur est un conducteur de poids lourds victime d’une opération immobilière – est, de ce point de vue, typique. Le routier est “sympa” mais il faut se méfier des apparences... Au-delà de l’intrigue policière, Yves Ravey s’attache à peindre par petites touches impressionnistes l’injustice sociale, le droit du plus fort. L’écrasement de l’autre. Un univers sans espoir. Soudain, tout explose avec l’arrivée d’un Américain. Of course, l’homme est grand, riche, et porte une visière à carreaux. Big John aime la barmaid. Le narrateur garde pour lui son ressenti, se contentant de livrer au lecteur, mis dans la confidence, les faits et gestes nécessaires à l’intrigue. GU l’amoureux transi, la jolie Stéphanie, John, ses projets et son Minnesota... Les personnages se mettent en place. Pendant ce temps-là, "le vent soufflait parmi les tombes."

Un modèle du genre Ravey.

 

EXTRAIT >

 

Au moment de dormir, enfant, si le vent était à l’ouest, et quand les locomotives s’engouffraient dans le tunnel, au loin, me parvenait, chaque soir, le ferraillement saccadé des wagons de marchandises, qui reliaient les usines de construction automobile à la frontière.

C’était des convois sans fin. Je me souviens qu’après l’école, descendant du car de ramassage scolaire, je m’asseyais, avec Stéphanie et Betty, sur le parapet du pont, au-dessus du ruisseau. Et tous les trois, nous assistions au passage des trains aperçus à l’horizon, derrière la ligne des peupliers.

Notre jeu préféré, c’était compter les wagons, yeux fermés, mains sur le visage, dans un temps imparti, en nous repérant au rythme des roues sur les rails. Le plus souvent, j’ouvrais à peine les paupières, écartais les doigts, sans que mes camarades ne s’en aperçoivent. Et quand le meneur de jeu, qui, lui, comptait à voix basse, les yeux ouverts, criait stop, chacun donnait son chiffre. Toujours, je tombais juste et je gagnais la partie.

Le jeu terminé, j’entendais la voix de mon père, sur le chemin, qui m’appelait pour les devoirs. Gu ! criait-il au coin du champ de maïs, c’est l’heure ! Gu, c’est Gustave. Gustave Leroy.

 

La dernière fois que nous nous sommes parlé, mon père et moi, je lui ai présenté mon permis de conduire poids lourd tout neuf et mon certificat d’embauche dans l’entreprise de transport international Messagier. Sa maladie touchait à sa fin. Il m’a dit, après m’avoir félicité, qu’un de ces jours prochains, je reviendrais d’un voyage à l’étranger avec mon camion, et il ne serait plus là. Alors, je devrais veiller à garder le seul bien qui nous restait, notre maison, qu’il avait construite de ses propres mains avant l’hospitalisation de ma mère. Mon père, qui avait travaillé toute sa vie dans l’exploitation agricole, au service de Blanche, la patronne, avait contracté de nombreuses dettes avant de mourir. Je l’ai su quelques mois après le décès.

Blanche habitait la propriété voisine. Elle a sonné un matin à ma porte, pour m’annoncer que la maison serait bientôt frappée d’alignement, et je ne l’ai pas crue. Les services municipaux m’auraient averti, sinon. Alors, sa fille Stéphanie m’a montré l’acte de vente signé par mon père, contre annulation de la dette, peu avant sa mort. Et Blanche m’a conseillé d’envisager un nouveau logement. On construisait des immeubles à loyer modéré, là-bas, derrière le canal.

Elle m’a dit se lancer dans une opération immobilière qui comprenait l’ensemble de l’exploitation agricole. Elle vendait aussi les champs de blé, et le terrain le long de la rivière. Blanche avait tout calculé. Tout prévu. Elle m’a rappelé que sa fille et moi, nous avions grandi ensemble au bord du champ de maïs, qui s’étendait au loin, derrière la propriété. Ainsi, elle pensait que je ne réagirais pas à propos de la vente de la maison de mes parents. Pour une seule raison : j’étais amoureux depuis mon plus jeune âge de Stéphanie. Mais elle avait tort. J’étais amoureux certes, mais pas au point de me laisser abuser.

 

Quand Stéphanie est tombée amoureuse d’un autre, j’étais loin, au volant de mon semi-remorque, sur une route de Bulgarie. Je livrais un chargement de pièces détachées pour machines-outils dans une zone industrielle de Sofia, et j’attendais un nouveau fret pour la Roumanie et le Monténégro.

Ce nouvel ami de Stéphanie était différent de moi, il avait de l’argent, du moins, il en donnait l’impression. Ses nom et prénom : John Lloyd. C’était un touriste américain. Personne – et moi, encore moins que les autres – ne savait comment il avait atterri à cet endroit.

John Lloyd s’était d’abord installé dans un hôtel du centre-ville. Puis il s’était décidé pour un établissement de standing, non loin de la zone des étangs et du terrain de golf. Tout le monde, cependant, avait compris pourquoi il avait d’abord changé d’hôtel, et pourquoi il était resté ici : un jour, il avait fait la connaissance de Stéphanie. Et, dès lors, tous les soirs, on l’a vu au dancing le Mayerling, où travaillait Stéphanie, à la sortie de la ville, direction la frontière.

Il a été rapidement reçu dans la maison de Blanche. Des transactions financières avaient lieu entre eux. Il donnait de l’argent à Blanche pour ce projet immobilier dont elle m’avait parlé, ou, du moins, elle lui en soutirait. Je connaissais trop Blanche pour ne pas me douter de ses capacités à détecter les bonnes sources de placement.

John Lloyd avait loué une voiture de luxe au garage Signori. Ça plaisait à Stéphanie. Elle aimait se promener avec lui en voiture, sortir du centre-ville pour emprunter les routes forestières et les chemins de halage le long du canal, avant de se rendre au casino le samedi soir.

Mais un jour, John Lloyd a disparu. Sans avertir personne, même pas Stéphanie. Tout le monde a dit, à la longue, qu’il était retourné dans son pays, l’État du Minnesota. Certains expliquaient son départ précipité par le manque d’argent. Dans ce cas, on pouvait supposer que Blanche l’avait ruiné. Cela s’est dit nombre de fois. Tout juste, paraît-il, s’il avait de quoi payer son billet d’avion. Aussi la rumeur a couru que Stéphanie l’aurait éconduit. Mais Stéphanie m’avait déclaré qu’elle l’aimait toujours, il était l’homme de sa vie. Impossible donc qu’elle s’en soit séparée, même sur un coup de tête.

Ce qui était certain par contre, c’est que, la nuit de sa disparition, John Lloyd avait quitté très tard le parking du Mayerling, en compagnie de Stéphanie. Pas un seul des derniers clients ne l’avait entendu démarrer son auto, ni vu partir, sauf le gardien de nuit de la station de pipeline, non loin de là. Il l’avait aperçu, durant sa ronde, vers les deux heures du matin, au ralenti. Les pneus de la voiture crissaient doucement sur le bitume. Il roulait lentement.

 

Un jour après sa disparition, Stéphanie est venue frapper à ma porte... Je ne m’attendais pas à sa visite. Je l’ai dit. Elle a répondu qu’elle avait besoin de moi. Je lui ai fait remarquer cependant : ... Pas au point d’avoir empêché ta mère de récupérer notre maison, pour la faire démolir ! Elle a répondu que je voyais tout en noir et qu’on en reparlerait plus tard.

Puis, elle en est venue à la raison de sa visite : John est parti sans rien dire, et il faut que tu le retrouves. Elle a ajouté qu’il ne resterait pas absent indéfiniment. Sa conviction était faite. Même s’il est à l’étranger, même s’il est loin, même s’il est retourné dans le Minnesota, je veux, tu m’entends, Gu, c’est un ordre, que tu le retrouves, et que tu le ramènes, je payerai ce qu’il faut.

Stéphanie n’admettait pas cette disparition. John avait parlé de s’installer avec elle, de fonder une famille, et, pour cette raison, elle croyait à son retour. J’ai réfléchi avant de répondre à sa proposition insensée. Aussi, je voulais donner du poids à mon propos : Tu dis, Stéphanie, que cet homme tient à toi, alors qu’il est parti sans laisser d’adresse, disons qu’il t’a abandonnée, c’est difficile de te croire, comprends-tu... ?

Je n’ai jamais rien refusé à Stéphanie. Elle le savait. Je serais allé en enfer pour elle. Il m’a cependant paru nécessaire de réfléchir encore un instant avant de répondre : ... C’est une affaire compliquée, parce que, ai-je fait remarquer, si cet homme a souhaité partir, et qu’il n’a même pas jugé utile de te prévenir, Stéphanie, dans ce cas, il y a peu d’espoir qu’il revienne, c’est logique, non ?

Stéphanie ne m’a pas écouté. Elle a dit qu’elle ne pouvait s’adresser qu’à moi, et qu’elle paierait ce qu’il faudrait. J’ai évoqué le rachat de la maison de mon père, et le risque qu’elle soit frappée d’alignement, sans compter mon expulsion programmée. Elle m’a assuré qu’elle en parlerait à Blanche. Je ne l’ai pas crue une seconde. Mais je n’en ai pas fait état.

J’avais deux semaines de vacances devant moi. J’ai dit que c’était envisageable. Dans les jours qui suivaient, je me mettrais à la recherche de John Lloyd. Il y avait une chance sur mille qu’il soit encore dans le coin, c’était l’avis de Blanche. Mais après tout, pourquoi pas ? Stéphanie m’a sauté au cou. Elle a dit que j’étais sa dernière chance. Je lui ai dit : Toujours, j’ai été ta dernière chance.

 

© Les Éditions de Minuit 2015

© Photo :

 

 

Quatrième de couverture > John Lloyd disparaît une nuit sans laisser de trace. Stéphanie, sa petite amie, va charger Gustave Leroy de mener l'enquête. C'est sans compter sur son dépit amoureux. Ni sur l'arrivée de Mike Lloyd qui entend bien retrouver son frère.

 

Yves Ravey est né à Besançon en 1953. Il a publié depuis 1992 quinze ouvrages aux Éditions de Minuit. Ses trois derniers romans sont Enlèvement avec rançon (2010), Un notaire peu ordinaire (2013) et La Fille de mon meilleur ami (2014).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Yves Ravey, Sans état d’âme, Les Éditions de Minuit, septembre 2015, 125 pages, 12,50 €

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