Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Alain Mabanckou. Extrait de : Petit Piment


« Invité à l’Institut Français de Berlin pour la parution allemande de son roman “Vert cassé”, Alain Mabanckou arrive de loin : son domicile est situé à 10 000 km de là, à Santa Monica. S’il est connu en Europe en tant qu’écrivain, il est Professeur de littérature française à l’Université californienne de Los Angeles (UCLA) depuis 2007. Mais il ne rédige ses livres qu’en français. "Je n’ai jamais considéré l’anglais comme ma langue d’écriture. La langue avec laquelle j’ai appris à lire, à écrire, à découvrir les auteurs, c’est la langue française." (...)  Car il connaît bien Paris. Après avoir commencé des études de Droit à Brazzaville, Alain Mabanckou obtient une bourse pour étudier en France en 1989. Il fréquente la prestigieuse Université de Paris-Dauphine, puis travaille de 1993 à 2001 comme Conseiller pour un groupe industriel. Pendant ces années, il écrit d’abord de la poésie, puis un premier roman, Bleu, Blanc, Rouge, publié par Présence africaine en 1998. Ce livre est couronné par le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire. C’est le roman Verre Cassé, récompensé par de nombreux prix, qui le révèle en 2005 au grand public. Puis l’année suivante, il reçoit le Prix Renaudot pour son roman Mémoires de porc-épic (...)

Son style se bâtit à partir d’un langage "heurté", qui vient de la rue, des marchés et d’une expression très verbale, souvent à la première personne. (...) Le romancier se voit  comme un produit de sa société, le photographe d’une époque. "J’ai vécu dans une société où les droits de la femme étaient bafoués, où les hommes parlaient trop fort, il faut remettre cela à l’intérieur du roman. Je ne peux pas enlever la poussière."

(Extrait d’un article publié en Allemagne, lors de la venue d’Alain Mabanckou à l’Institut Français)

Petit Piment, son dernier ouvrage, figure sur la première sélection du Goncourt 2015.

 

EXTRAIT >

 

Tout avait débuté à cette époque où, adolescent, je m’interrogeais sur le nom que m’avait attribué Papa Moupelo, le prêtre de l’orphelinat de Loango : Tokumisa Nzambe po Mose yamoyindo abotami namboka ya Bakoko. Ce long patronyme signifie en lingala « Rendons grâce à Dieu, le Moïse noir est né sur la terre des ancêtres », et il est encore gravé sur mon acte de naissance...

 

Papa Moupelo était un personnage à part, sans doute l’un de ceux qui m’avaient le plus marqué pendant les années que j’avais passées dans cet orphelinat. Haut comme trois pommes, il chaussait des Salamander à grosses semelles – nous les appelions des «chaussures à étages» – et portait de larges boubous blancs qu’il se procurait auprès des commerçants ouest-africains du Grand Marché de Pointe-Noire. Il ressemblait alors à un épouvantail de champ de maïs, en particulier au moment où il traversait la cour centrale et que les vents secouaient les filaos qui entouraient l’enceinte de l’orphelinat.

Chaque week-end nous attendions son arrivée avec impatience et l’applaudissions dès que nous apercevions sa vieille 4L dont le moteur, disions-nous, souffrait de tuberculose chronique. Le prêtre se débattait pour se garer dans la cour, reprenait cinq à six fois sa manœuvre alors que n’importe quel chauffard se serait parqué au même endroit les yeux fermés. Ce n’était pas par plaisir qu’il livrait cette bataille grotesque: c’était parce qu’il souhaitait, se justifiait-il, que « la tête de la voiture regarde déjà vers la sortie » et qu’il n’ait pas à se compliquer l’existence deux heures plus tard lorsqu’il regagnerait Diosso, la localité où il résidait, à une dizaine de kilomètres de Loango...

 

Une fois que nous étions à l’intérieur du local mis à sa disposition par l’institution juste en face des bâtiments qui nous servaient de salles de classe, nous formions un cercle autour de lui tandis qu’il nous distribuait des feuillets sur lesquels nous découvrions les paroles de la chanson à apprendre. Un vacarme traversait aussitôt la pièce car nous avions pour la plupart du mal à nous habituer au vocabulaire précieux de ce lingala tiré des livres écrits par les missionnaires européens et dans lesquels ces derniers avaient recueilli nos croyances, nos légendes, nos contes et nos chants des temps immémoriaux.

Nous nous appliquions et, en moins d’un quart d’heure, nous nous sentions à l’aise, modulant nos voix comme le voulait Papa Moupelo qui suggérait aux filles de pousser des youyous, aux garçons de leur répondre par leur tonalité la plus basse pendant que lui-même, les yeux fermés, le sourire aux lèvres, se trémoussait, écartait ses jambes pour les recroiser et les écarter à nouveau. Ses gestes étaient si vite exécutés que nous étions certains qu’il était l’homme le plus rapide de la terre.

Le voilà qui transpirait au bout de quelques minutes, essuyait son visage d’un revers de main et, le souffle coupé, la bouche ouverte, nous faisait signe :

– C’est à vous maintenant!

Devant notre hésitation, le prêtre volait à notre secours, liant le geste à la parole:

– Allons ! Allons ! Ne soyez pas timides, les enfants ! Je veux que tout le monde s’y mette ! Remuez vos épaules de haut en bas ! Oui, comme ça ! Très bien ! Imaginez maintenant que ces mêmes épaules sont des ailes et que vous vous apprêtez à vous envoler ! Voilà !!! Hochez simultanément la tête tels des margouillats surexcités! Formidable, les enfants! C’est ça la vraie danse des nordistes de ce pays!

Enflammés par ces moments de liesse où nous pensions que ce serviteur de Dieu n’était pas là pour nous évangéliser mais pour nous faire oublier les punitions que nous avions subies les jours précédents, nous nous laissions aller, parfois un peu trop, avant de comprendre que tout ne nous était pas permis, que nous n’étions pas dans la fameuse cour du roi Makoko où les Batékés festoyaient sans relâche pendant que leur souverain ronflait de jour comme de nuit, bercé par les chants de ses griots.

Papa Moupelo nous surveillait donc du coin de l’œil et intervenait dès que nous étions tentés de franchir la ligne rouge. Il n’était pas question par exemple que nous nous rapprochions des filles dans l’espoir de les prendre par la taille et de nous coller à elles comme des sangsues. De même était-il intransigeant à l’égard de ces pensionnaires vicieux tel Boumba Moutaka, Nguékena Sonivé et Diambou Dibouiri qui utilisaient des bris de miroir pour apercevoir la couleur des sous-vêtements des filles et se payer par la suite leur tête.

Papa Moupelo les rappelait vite à l’ordre :

– Attention, les enfants ! Je ne veux pas de ça ici ! Le péché arrive souvent en blaguant!

 

Pendant plus de deux heures nous oubliions qui nous étions et où nous nous trouvions. Nos éclats de rire résonnaient jusqu’à l’extérieur de l’orphelinat quand Papa Moupelo, habité par la transe, imitait maintenant le saut de la grenouille afin de nous démontrer la fameuse danse des Pygmées du Zaïre, son pays d’origine! Une danse bien différente et beaucoup plus technique que celle des nordistes de chez nous car elle exigeait une souplesse de félin, une rapidité d’écureuil pourchassé par un boa et surtout ce déhanché remarquable au terme duquel le prêtre s’accroupissait, puis d’un petit bond de kangourou, se retrouvait sur ses pattes un mètre plus loin. Il se redressait sans cesser de bouger des reins, levait très haut les bras, poussait un cri du fond de sa gorge et s’immobilisait enfin, ses gros yeux rouges bien écarquillés sur nous. C’était à cet instant-là que nous devions l’acclamer afin qu’il reprenne une posture moins comique et que chacun de nous s’installe peu à peu sur ces sièges en bambou qui grinçaient au moindre de nos mouvements. Nous étions aux anges, portés par une ambiance que nous commentions le lendemain à la cantine, à la bibliothèque, dans l’aire de jeux, dans la cour de récréation, et surtout dans le dortoir où nous répétions ces pas jusqu’à ce que les six surveillants de couloir, jaloux de l’influence de l’homme de Dieu sur nous, agitent leur fouet et nous poussent à nous réfugier dans nos draps. Nous les appelions les « surveillants de couloir» parce qu’ils se terraient justement dans les couloirs, nous pistaient et faisaient remonter les informations au premier étage, auprès du directeur Dieudonné Ngoulmoumako. Les plus tenaces de ces surveillants étaient Mpassi, Moutété et Mvoumbi, des parents de la ligne maternelle du directeur et qui, de ce fait, agissaient tels des sous-directeurs au point que Dieudonné

 

© Albin Michel 2015

© Photo : Hermance Triay


 

Quatrième de couverture > Jeune orphelin de Pointe-Noire, Petit Piment effectue sa scolarité dans une institution placée sous l’autorité abusive et corrompue de Dieudonné Ngoulmoumako. Arrive bientôt la révolution socialiste, les cartes sont redistribuées. L’aventure commence. Elle le conduira notamment chez Maman Fiat 500 et ses dix filles, et la vie semble enfin lui sourire dans la gaité quotidienne de cette maison pas si close que ça, où il rend toutes sortes de services. Jusqu’à ce que ce bonheur s’écroule. Petit Piment finit par perdre la tête, mais pas le nord : il sait qu’il a une vengeance à prendre contre celui qui a brisé son destin.

Dans ce roman envoûté et envoûtant, l’auteur renoue avec le territoire de son enfance, et sait parfaitement allier la naïveté et la lucidité pour nous faire épouser le point de vue de ses personnages.

 

Finaliste du Man Booker Prize International 2015, Alain Mabanckou est l’auteur d’une dizaine de romans dont Verre Cassé (2005) et Mémoires de Porc-épic (prix Renaudot 2006). Son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues. Il enseigne la littérature francophone à l’Université de Californie-Los Angeles (UCLA).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Alain Mabanckou, Petit Piment, Albin Michel, août 2015, 288 pages, 18,50 €

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