Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Frédéric Beigbeder. Extrait de : Conversations d’un enfant du siècle


« Entre 1999 et 2014, Beigbeder a rencontré Bernard Frank, Philippe Sollers, Jean-Jacques Schuhl, Guillaume Dustan, Antonio Tabucchi, Umberto Eco, Gabriel Matzneff, Chuck Palahniuk, Catherine Millet, Jay McInerney, Albert Cossery, Françoise Sagan, Simon Liberati, Tom Wolfe, Charles Bukowski, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq, Jean d’Ormesson, Bernard-Henri Lévy, Bret Easton Ellis, Paul Nizon, Francis Scott Fitzgerald (posthume) et James Salter. "Je voulais déchiffrer leur méthode, comprendre les rouages de leur travail, voler leurs secrets de fabrication. C’est fou comme on se sent bien en écoutant les dernières personnes intelligentes sur terre" dit-il. Et pour faire bonne figure, Frédéric Beigbeder s’est inclus dans la liste. » (Extrait d’un article de Jorge S. B. Guerreiro à propos de Conversations d’un enfant du siècle.)

Le nouveau Beigbeder – écrivain, Prix Interallié et Renaudot, cinéaste, éditeur, patron de presse, etc. – nous arrive donc bientôt. En avant-première pour La Sélection des meilleurs livres de la période, voici l’extrait d’un dialogue de Frédéric Beigbeder avec Michel Houellebecq.

Cette interview "du plus grand romancier français vivant" fut réalisée pour le magazine Lui en 2014. Elle semble d’autant plus d’actualité que Houellebecq crevait littéralement l’écran samedi 29 août dernier, sur le plateau de Laurent Ruquier, "On n’est pas couchés".

Accaparant la lumière, entraînant l’auditoire, sous le charme, l’auteur de Soumission s’est révélé comme un formidable ambassadeur de lui-même. Tous les intervenants l’appelaient par son prénom, ce qui est un signe. "Michel, tout de même, lorsque vous dites que..." Tous s’inclinaient devant l’écrivain qui ne bafouille pas, n’éructe pas, mais dont la réserve et la courtoisie – deux vertus démodées – transparaissaient dans les conditions du direct. En réponse aux questions de Laurent Ruquier, que l’on sentait quasi intimidé, des mots chuchotés. Deux, trois mots. Sonnant juste, ils ne pouvaient être moqués. Houellebecq ce soir-là ? Une ironie aux aguets. Quelque chose dans l’expression, timide, quoique matoise, rappelait étrangement les mimiques et visages changeants de Sagan (la finesse des traits, le regard sous la mèche, les coups d’œil inquiets vers la caméra). Le tout avec une indépendance d’esprit et sur un ton qui nous ont fait oublier la nuit. 

"Avant, un écrivain devait être bon à l’écrit, affirma Bernard Frank sur le plateau de Bernard Pivot, aujourd’hui il doit l’être aussi à l’oral !"

Un grand moment de littérature et de télévision.

Frédéric Beigbeder et Michel Houellebecq se voient régulièrement. Ils se sont rencontrés à deux reprises pour ce recueil d’interviews. Ou plutôt de conversations, car, nous avertit Frédéric Beigbeder dans son avant-propos : "Quand un écrivain parle avec un confrère, leur dialogue produit forcément de la littérature : c’est une création orale. Écrire, c’est parler en silence, et réciproquement : parler, c’est écrire à haute voix. Quand deux écrivains conversent, c’est comme le frottement de deux silex : le feu n’est pas garanti mais il y aurait forcément quelques étincelles."

 

EXTRAIT >

 

Michel Houellebecq – Avril 2014

 

On sonne à la porte. Michel Houellebecq est en avance. Je suis très honoré de recevoir le plus grand romancier français chez moi, même s’il est allergique à mon chat. « Ton chat est quand même bizarre, dit-il. Il a une tête méchante. Il fait un peu peur. On devrait le prendre en photo, les lecteurs de Lui pourraient ainsi en juger par eux-mêmes. » Je refuse de publier une photographie de Kokoschka : il ne faut pas rendre mon chat trop célèbre car il est déjà très narcissique. En outre, je précise qu’il s’agit d’une chatte et – pardonnez cet humour vulgaire – il me semble qu’il y en a déjà suffisamment dans Lui. Recevoir Michel Houellebecq à son domicile n’est pas une mince affaire. Déjà se pose le problème des cendres de sa cigarette : il faut souvent tendre un cendrier à l’endroit où la cendre va tomber. S’il est de notoriété mondiale que Michel tient sa cigarette entre le majeur et l’annulaire, l’on sait moins qu’il est rigoureusement incapable de faire tomber sa cendre en un objet prévu à cet effet. Pour bien situer le cadre de notre entretien, il vous faut imaginer un hôte qui tente sans cesse de rattraper au vol des paquets de cendre tombant sur la chemise, ou dans l'assiette, ou le verre, de son invité. Nous mangeons un couscous livré à domicile par Chez Bébert en buvant du côte-rôtie. Nous dégusterons ensuite un assortiment de fromages choisis spécialement par Nicole Barthélemy pour Michel – principalement des fromages à pâte molle. Je n’ai pas prévu de dessert car je sais que nous n’aurons plus faim. Cela fait vingt ans que je fréquente Houellebecq : nous nous sommes rencontrés au début des années 90, quand ni lui ni moi n’avions de succès. En 1998, il est devenu un phénomène de société avec la publication des Particules élémentaires. Deux ans après, je publiais un roman dont il m’avait suggéré l’idée : 99 francs. Depuis, nos destins liés nous empêchent de nous sentir concurrents. On pourrait dire cela autrement : j’ai accepté sa victoire depuis longtemps. J’ai toujours ressenti une immense tendresse pour cet auteur délicat, fatigué, qui ne prononce (lentement) que des phrases vraies. J’aime le lire, l’écouter, l’admirer et je sais que c’est une chance de pouvoir passer du temps avec lui. Il est toujours drôle et émouvant, même quand il a les cheveux collés sur le front et qu’il s’endort à table.

FB : Donc c’est officiel : tu vas publier un roman l’année prochaine ?

MH : Mmmm... oui mais je ne te dirai pas le titre. Teresa tient à l’exclusivité.

FB : À la bonne heure : j’en déduis que tu restes chez Flammarion (Teresa Cremisi en était alors la présidente) !

MH : Je voudrais commencer par parler de toi. Tu as écrit quelques livres, certains bons, d’autres non. Mais tu es sans problème le meilleur critique littéraire depuis déjà pas mal de temps. C’est pour cela que je te crains.

FB : Haha ! Tu es venu dîner pour tenter de m’amadouer ?

MH : Mmmm... Je suis très sérieux : tu es le critique que je crains le plus.

FB : [Rires.] Non Michel, tu as choisi de dîner à mon domicile car tu ne peux plus fumer au restaurant.

MH : Dominique Voynet a dit que le principal danger pour les enfants c’était la cigarette à l’intérieur des appartements. Tu verras que bientôt on n’aura plus le droit de fumer, même chez soi ! Quand je suis en train d’écrire, ma consommation de cigarettes augmente considérablement. Je suis à quatre paquets par jour en ce moment. Je ne pense pas que je parviendrais à écrire sans nicotine. Voilà pourquoi je ne peux pas ralentir en ce moment.

FB : Est-ce qu’on peut parler de ton problème dentaire ? Cela t’a un peu transformé physiquement. La dernière fois que tu es venu dîner ici, pardon de dévoiler ta vie privée, mais enfin... tu avais oublié tes dents sur cette table et ensuite tu as fait tout le Festival de Berlin sans tes dents ! Cela modifie ta physionomie sur les photos... tu t’en fous ?

MH : Ben euh... je m'en fous un peu, oui, pour être honnête. [Rires.]

FB : Mais ça va, la santé ?

MH : Euh... non. Je pense que quand même, quand j’aurai fini ce roman, je vais faire un effort pour réduire la cigarette. L’alcool n’est pas un problème sauf avec les chauffeurs de taxi : une fois sur deux, le chauffeur me dit : « Ah non, pas vous ! Vous allez vomir dans ma voiture ! »

FB : Donc ton évolution physique n’est pas une tentative calculée de te faire une trogne à la Paul Léautaud ?

MH : Non, je ne vois pas à quoi il ressemble. On me compare parfois à Gainsbourg mais ça me vexe plutôt, parce que je préfère Polnareff ou Joe Dassin.

FB : « Jusques en haut des cuisses elle est bottée et c’est comme un calice à sa beauté. » Tu n’aimes pas ça ?

MH : Bof... J’ai fait mieux, hein. Je tiens à le préciser : je suis quelqu’un qui aime beaucoup la chanson. J’ai commencé à écouter le hit-parade vers onze-douze ans. Le choc esthétique le plus violent de ma vie restera quand même la découverte du rock.

FB : Ton Dieu c’est toujours Paul McCartney ?

MH : Oui mais je peux être aussi très ému par Schubert.

FB : Je peux témoigner qu'à Guéthary je t’ai vu pleurer en écoutant « Let il be ». Tu pleures aussi en écoutant un lied de Schubert ?

MH : Ah oui, « Le pâtre sur le rocher », c’est la seule fois de ma vie où j’ai éclaté en sanglots en plein concert. C’était très gênant pour la chanteuse car je pleure bruyamment. Enfin, peut-être qu’elle était contente de provoquer cet effet mais c’était embarrassant. L’arrivée de la clarinette est un des trucs les plus beaux jamais composés. Quand je veux me représenter ce qu’est un génie, je pense à Beethoven plus qu’à Shakespeare. Bans la période plus récente c’est McCartney et, en vieillissant, Hendrix. Ma rencontre avec Iggy Pop est une des plus grandes joies de ma vie. « 1969 », des Stooges, est le premier disque que j’ai acheté.

FB : Ce qui est surprenant, c’est que tu as été adapté en chanson par Iggy Pop, Caria Bruni et Jean-Louis Aubert. Ils ont des styles très différents !

MH : Mmmm... Les créateurs de haut niveau viennent me trouver tout naturellement ! [Sourire.]

FB : Tu vas bientôt te rendre à l’inauguration de la « rue Michel Houellebecq » dans la ville espagnole de Murcie. Qu’est-ce que ça fait d’avoir une rue à son nom ?

MH : Mmmmm... ça fait drôle. Je crois que ça a impressionné ta fille.

FB : Ah oui, elle était très épatée. Je trouve que tu devrais y habiter. Ainsi on pourrait t’écrire « à Monsieur Michel Houellebecq, dans la rue du même nom. »

MH : Mmmm… Pratique, oui… ça fait noble, un peu.

FB : Tu as aimé jouer ton propre rôle dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq, de Guillaume Nicloux ?

MH : C’est drôle parce que les kidnappeurs en ont marre de leur otage. Une sorte de syndrome de Stockholm inversé. Une fois de plus, je confirme ma réputation de touche-à-tout ! Bon, pour le disque de Jean-Louis Aubert, je dois signaler que je n’ai strictement rien fait, j’ai été emballé par le projet mais je n’ai, rien foutu.

FB : Simultanément, ta poésie entre dans la prestigieuse collection « Poésie/Gallimard ». La préfacière Agathe Novak-Lechevalier dit de toi que tu développes un art du « télescopage ». Ce que tu as résumé ainsi : « Faire quelque chose de religieux intégrant l’existence des parkings souterrains. »

MH : C’était une gageure ! Mon problème, ça a été de choisir l’ordre des poèmes dans cette anthologie : à chaque fois que je trouvais un poème excellent, tac !, je changeais de partie. C’était comme de faire du montage. Non réconcilié est vraiment mon « best of ».

FB : Je crois savoir que tu as écrit ton roman [NDA : Il s’agit de Soumission] à Cuba et en Thaïlande ? Tu fais exprès d’écrire dans des pays qui ne parlent pas le français ?

MH : J’ai besoin d’être seul dans ma langue. Je ne communique pas de la journée dans ma langue. Le français est réservé à récriture, ça permet de rester concentré.

FB : Comment débutes-tu un roman ? Tu choisis un sujet ou tu attends l’inspiration ?

MH : Mmmm... T’as des préoccupations qui montent et des premières pages qui viennent et tu continues. Et hop.

FB : Tu m’as souvent dit que tu aimais les romans longs car ils permettent de s’installer, de se sentir confortable pour développer, suivre des personnages...

MH : J’ai peut-être tort mais cette fois plus encore que les autres, j’essaie d’être parfait, donc je corrige tout le temps. Et du coup, le prochain sera plus court que les autres.

FB : Ah, c’est bien !

MH : Quoi, « c’est bien » ?

FB : Euh... je suis un peu paresseux...

MH : Tu es insultant ! Dis-le tout de suite si mes gros livres t’emmerdent !

FB : [Rires.] Le prix Goncourt a-t-il changé ta vie ?

MH : Non, pas du tout. Mon prochain roman ne sort pas en septembre, c’est tout ce que ça change.

FB : Moi je publie en septembre.

MH : Toi tu peux encore avoir le prix Goncourt.

FB : Impossible, je suis juré au Renaudot.

MH : Ah quel con ! Pourquoi tu te mets dans des trucs comme ça ? [Rires.]

FB : Après quelques armées d’exil en Irlande, tu es revenu en France il y a un an dans une tour qui ressemble à un gratte-ciel new-yorkais avec vue sur des idéogrammes chinois. Tu vis comme dans Blade Runner, porte de Choisy !

MH : Il y a un double aspect. D’une part j’ai voulu revenir en France sans avoir l’impression d’être en France. D’autre part, étant proche de l’autoroute, je peux quitter le pays très rapidement.

FB : Tu n’es pas heureux d’être revenu dans ton pays ?

MH : Je me sens extrêmement mal en France. Il y a eu plusieurs tours de vis supplémentaires depuis que je suis parti. C’est incroyable comme le gouvernement semble vouloir augmenter le malheur des gens, dans des proportions peut-être inédites. Je suis triste de l’état de mon pays. Tu veux que je te dise ? Je redoute une guerre civile. C’est très tendu en ce moment. Ça peut exploser à tout instant.

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > « Écrire, c’est parler en silence, et réciproquement : parler, c’est écrire à haute voix. J’ai interrogé les auteurs de ce livre comme un apprenti garagiste questionnerait un professionnel sur la meilleure manière de changer un joint de culasse. Je voulais déchiffrer leur méthode, comprendre les rouages de leur travail, voler leurs secrets de fabrication. C’est fou comme on se sent bien en écoutant les dernières personnes intelligentes sur terre. » F.B.

Liste de mes interlocuteurs, de 1999 à 2014, par ordre chronologique d’apparition sur le papier : Bernard Frank, Philippe Sollers, Jean-Jacques Schuhl, Guillaume Dustan, Antonio Tabucchi, Umberto Eco, Gabriel Matzneff, Chuck Palahniuk, Catherine Millet, Jay McInerney, Albert Cossery, Françoise Sagan, Simon Liberati, Tom Wolfe, Charles Bukowski, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq, Jean d’Ormesson, Bernard-Henri Lévy, Moi, Bret-Easton Ellis, Paul Nizon, Francis Scott Fitzgerald, James Salter.

 

Après Premier bilan après l’Apocalypse et Dernier inventaire avant liquidation, ce volume constitue le troisième volet que consacre Frédéric Beigbeder à ce chef d’œuvre en péril qu’on appelle Littérature.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Frédéric Beigbeder, Conversations d’un enfant du siècle, Grasset, septembre 2015, 368 pages, 20 €

 

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