Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Carole Martinez. Extrait de : La Terre qui penche


Prix Goncourt des lycées avec Le Domaine des Murmures, Carole Martinez affirmait récemment : "Je pense que je puise mon inspiration avec mon corps de femme, et c'est un aspect très important..." La Terre qui penche, dont l'héroïne est à la fois morte et vivante, jeune et vieille, est un roman travaillé au niveau de l’écriture ("féminine" sans eau de rose), et empreint de magie au point que le surnaturel devient logique. Il étonne par sa structure originale et charme par l’intime connaissance que semble posséder l’auteure des cycles de la vie (alternance des points de vue et d’ambiances entre le vécu de la "petite fille" – "Je sors enfin de mon cours d’écriture, je dévale les escaliers, je traverse la grande salle en en sautant d’une dalle à l’autre" – et les pages réservées à la "veille âme" : "La pente faiblit ; vignes, vignerons et chanson s’effacent. Ici, dans le fond de la gorge le silence se fait." Soit Blanche aux extrêmes de la vie, une vie qui se poursuit après la mort...

Ces mémoires d’outre-tombe au féminin ("La mort nous a déjà fauchées depuis belle lurette") imposent définitivement Carole Martinez sur la scène littéraire.

 

EXTRAIT >

 

La vieille âme

 

À tes côtés, je m’émerveille.


Blottie dans mon ombre, tu partages ma couche.


Tu dors, ô mon enfance,

Et, pour l’éternité, dans la tombe, je veille.


Tout aurait dû crever quand tu as gagné ton trou, gamine,

Au lieu de quoi la vie a dominé, sans joie.


Seule la rivière a tenté quelque chose pour marquer ton départ, ma lumineuse.


Dans la brume du petit matin, elle a soudain figé ses eaux vertes tout du long, si bien qu’en amont de la Furieuse, les aubes des moulins se sont arrêtées de tourner, comme engluées dans du métal fondu. Dès que l’haleine humide et claire qui la nappait de vapeurs nocturnes est remontée à flanc de coteaux jusqu’à se dissoudre tout à fait dans la chaleur du jour, dès que la rivière est apparue, nue, débarrassée de ses longs voiles laiteux, les meuniers de la vallée ont découvert que la Loue enchanteresse s’était changée en miroir : plus rien ne bougeait dans son lit que le reflet du monde des berges et celui des nuages épars de mai. Alors, à mesure que le jour s’est déplié sur cette terre qui penche, la vie du dehors s’est laissé prendre au piège de sa propre image, étonnée de se voir des contours si nets à la surface des eaux mortes et inquiétantes qu’aucune ondulation ne venait plus troubler. La Loue faisait silence et, jusqu’à ce que les cloches aient sonné sexte, on n’a plus entendu le moindre clapotis contre les pierres. Chut ! Chut ! Même dans les pentes raides des gorges, qui, jamais jusque-là, ni de nuit, ni de jour, n’avaient cessé leurs papotages, les langues d’eau, saisies en pleine course, s’étaient tues. Chut ! Chut !

Rien ne semblait pouvoir briser le sortilège qui avait pétrifié la rivière. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait, de quelque enchantement !

Ce matin qui a suivi la fin de notre histoire, mon éclatante, le vent lui-même a renoncé à remuer la surface plombée de la Loue. Aucune de ses caresses ne pouvait froisser l’enveloppe, lisse à pleurer, de la belle serpente. Nul sillage ne ridait cette étrange peau de métal qu’elle s’était forgée en une nuit. Ni frisson sous les ongles des araignées d’eau, ni tressaillement aux frôlements bleus d’une libellule, ni efflorescence sous les branches basses. La Loue ne prenait plus plaisir à lécher ses berges, plus de va-et-vient sur le sable ou la pierre, plus d’ondoiements dans sa chevelure d’algues, plus de soupirs, plus un souffle. Rien ne scintillait à sa surface. Le soleil, qui se faufilait entre les arbres pour la rejoindre, se glaçait à son contact. L’astre était réduit à un cercle blanc, sans feux.

 

De quelle douleur espérait-elle se prémunir en métamorphosant sa nudité en armure, alors qu’aucune lame n’aurait pu la blesser, la trancher, la désunir ?

Tous ceux qui, pour leur malheur, se sont interrogés en regardant la rivière arrêtée ce matin de mai, tous ceux-là, comme épris de leur image, sont restés, fascinés, au bord du gouffre dans lequel a fini par vibrer un monde second où ils avaient leur place, un autre monde dont la surface de la Loue leur montrait la voie.

Il faut les comprendre ces rustres qui jamais ne s’étaient vus au miroir et qui observaient les détails de leurs traits et leur stature pour la première fois. Quelle surprise ! Quel ravissement ! Et même les plus laids n’ont plus bougé, attendant face à eux-mêmes, sans comprendre.

Comme les hommes sont attentifs quand on leur parle d’eux !

 

Seul le vieux jardinier que la tristesse avait conduit sur la grève aux fées et qui espérait quelque secours de la contemplation de l’onde, quelque rêverie consolatrice, lui seul, le muet, le doyen, le plus faible d’entre tous, a réussi à s’arracher à l’envoûtement. Pudiquement, il s’est détourné du maigre visage de bois sec, qui le fixait depuis l’autre versant du monde et dont il connaissait si bien la peine, et, flairant la mort, il a gravi lentement la sente pour gagner le château des Murmures et alerter les hommes. Ses jambes se raidissaient davantage à chaque pas, les cailloux roulaient sous ses pieds et sa canne s’accrochait aux racines, se prenait dans des trous. Arrivé à mi-chemin, il s’est arrêté plus longtemps pour reprendre son souffle et, comprenant qu’il ne pouvait pas exiger davantage de sa vieille carcasse et qu’il devrait attendre un moment avant de poursuivre son ascension, il s’est assis sur une grosse pierre. À peine installé, il a senti son cœur se serrer en apercevant les jeunes femmes qui dévalaient la pente leurs paniers de linge à la main ou sur la tête : il fallait qu’elles rebroussent chemin, ces toutes belles, qu’elles remettent leur lessive à plus tard ! Mais aucune d’elles n’a voulu entendre ses gestes confus de vieux fou. Ses grands bras décharnés qui s’agitaient et les pauvres sons qu’il tentait d’articuler avaient si peu de sens qu’elles ont ri de sa pantomime, les pauvrettes, et lui ont offert le muguet et les coucous qu’elles avaient piqués sur leur corsage ou dans leurs cheveux avant de poursuivre leur route en lui envoyant des baisers. La peste était passée, elle ne tuait plus personne ! Il n’y avait plus rien à craindre, ce beau printemps l’avait chassée. Le monde n’était pas mort ! Le jardinier aurait voulu courir à leur suite pour les retenir, mais il ne vivait plus au même rythme que cette jeunesse et avait renoncé depuis bien longtemps à attraper les demoiselles, si mignonnes fussent-elles. Et comment empêcher l’enfance de galoper joyeusement dans la pente ? Il s’est contenté de porter leur petit bouquet à ses narines et il a cherché à démêler l’odeur de leur peau de celle du muguet, en les regardant s’éloigner, ces toutes jeunes femmes auxquelles il avait donné en secret des noms de plantes et qui gambadaient gaiement vers leur fin. Le parfum de leur chair se laissait déjà étouffer par celui des fleurs sauvages, les coquelicots eux-mêmes faneraient moins vite qu’elles. Quel gâchis !

Le vieux jardinier savait que la Loue, ce jour-là, n’était pas bonne fille et que ces jolis minois se prendraient dans ses filets. Depuis la fente étroite de ses paupières sans cils, amincies et marbrées par l’âge, ses yeux grisâtres n’ont pas pu suivre longtemps les lavandières qu’il aimait tant, elles se sont vite dissoutes dans les brumes qui cernaient son monde de vieillard, le réduisant à peau de chagrin. Il a posé son bouquet sur ses genoux et il a prié en silence.

Alors, depuis sa source, la rivière a soudain vomi une vague haute comme un clocher qui a détruit moult pressoirs et noyé tous les Narcisses dont elle suçait l’image depuis le matin : vingt meuniers, trois braconniers, une poignée de pêcheurs, quelques innocentes lavandières, une dizaine de bonnes vaches appartenant aux gens de Moustier, et six moutons avec leur trop petit berger – ce si joli garçonnet aux yeux clairs, d’un bleu de paradis, qu’Aymon aimait tant – Diantre, comment s’appelait-il ?

Les noms propres m’échappent ! Cela me rend folle.

La vague a rugi sa rage jusqu’à Ornans, emportant tout sur son passage sans distinction aucune, puis, après ce formidable spectacle des eaux, la Loue, rassasiée, a regagné son lit avec son butin de chair et de bois. Les corps qu’elle a recrachés ont été ramassés sur les berges, on a laissé les autres cadavres à vau-l’eau. Nul n’a osé avant plusieurs jours se risquer sur le dos de cette vieille folle qui avait pourtant repris sa tranquille chansonnette et sa longue promenade dans la vallée comme si de rien n’était.

On a enterré les noyés avec les autres morts, tous les autres, et Dieu sait s’il y en avait eu déjà pendant ce printemps 1361, et les hommes qui restaient avaient tant à faire qu’ils n’ont pas aussitôt réparé les moulins. Ce mercredi de la Sainte-Judith est resté dans les mémoires celui où la rivière a été prise de folie meurtrière.

Mais aucun des noms gravés sur les tombes n’était le nôtre. Est-ce ainsi que pleurent les rivières ?

 

© Gallimard 2015

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Blanche est morte en 1361 à l’âge de douze ans, mais elle a tant vieilli par-delà la mort! La vieille âme qu’elle est devenue aurait tout oublié de sa courte existence si la petite fille qu’elle a été ne la hantait pas. Vieille âme et petite fille partagent la même tombe et leurs récits alternent.

L’enfance se raconte au présent et la vieillesse s’émerveille, s’étonne, se revoit vêtue des plus beaux habits qui soient et conduite par son père dans la forêt sans savoir ce qui l’y attend.

Veut-on l’offrir au diable filou pour que les temps de misère cessent, que les récoltes ne pourrissent plus et que le mal noir qui a emporté sa mère en même temps que la moitié du monde ne revienne jamais?

Par la force d’une écriture cruelle, sensuelle et poétique à la fois, Carole Martinez laisse Blanche tisser les orties de son enfance et recoudre son destin. Nous retrouvons son univers si singulier, où la magie et le songe côtoient la violence et la truculence charnelles, toujours à l’orée du rêve mais deux siècles plus tard, dans ce domaine des Murmures qui était le cadre de son précédent roman.

 

Carole Martinez est née en 1966. Son premier roman, Le cœur cousu, a reçu de nombreux prix littéraires. Du domaine des Murmures a obtenu le Goncourt des lycéens 2011.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Carole Martinez, La Terre qui penche, Gallimard, août 2015, 368 pages, 20 €


> Lire la critique de Brigit Bontour sur La terre qui penche

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