Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Philippe Toussaint. Extrait de : Football


"Qu’est ce que créer, aujourd’hui dans le monde dans lequel nous vivons ? C’est proposer, de temps à autre, dans un acte de résistance non pas modeste, mais mineur, un signal, un livre, une œuvre d’art, qui émettra une faible lueur vaine et gratuite dans la nuit." L’auteur de La Salle de bains, et du cycle de Marie – Faire L’amour, Fuir, La vérité sur Marie et, pour finir, Nue –, propose aujourd’hui Football. L’un des meilleurs livres de l’automne. Le plus proustien, certainement. Car il s’agit du temps, comme toujours, chez Jean-Philippe Toussaint, mélancolique auteur. "(...) le football, pendant qu’on le regarde, nous tient radicalement à distance de la mort", chuchote Jean-Philippe Toussaint, Prix Médicis et Prix Décembre.

Au fil des matches, l’enfance défile : Bruxelles, les cours de morale – ou de religion. L’adolescence. Puis, avec l’âge-adulte, ce Japon que l’auteur-narrateur connaît par cœur... Au détour d’une page, il note : "Je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe."

Très belle lueur dans nos nuits de lecteurs insomniaques.

 

EXTRAIT >

 

Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel. Mais il me fallait l’écrire, je ne voulais pas rompre le fil ténu qui me relie encore au monde.

 

1998

Cette histoire commence en 1998, avec cette date qui me paraît soudain très lointaine, enfoncée dans le passé, déjà lourdement enfouie dans le XXe siècle achevé, qui paraîtra d’un autre temps aux générations futures. C’est un chiffre éminemment étrange, ce 1998, avec ce 1 et ce 9 qui semblent déjà périmés à nos yeux contemporains, comme si cette date, 1998, pourtant encore si proche de nous, pourtant encore si intimement liée à nos vies, à notre temps, à notre chair et à notre histoire, à nos baisers et à nos peines, avait mordu malencontreusement la bordure du siècle précédent et avait, par mégarde, mis le pied dans le passé. Nous n’y sommes pour rien, mais nous sommes compromis par ce passé dont nous aurions voulu rester à l’écart. Nous savons, d’instinct, que le passé, lorsqu’on le découvre sur de vieilles photos ou des images d’archives, a toujours un côté un peu gauche, empoté, attendrissant, voire risible, alors que le présent – qui n’est pourtant rien d’autre que son exacte anticipation – serait, lui, sérieux, fiable et digne de respect. Mais, c’est bien en 1998 que commence cette histoire, Jean, mon fils, avait neuf ans, Anna, ma fille, en avait quatre. C’est en 1998, très précisément le 10 juin 1998, que, pour la première fois de ma vie, je me suis rendu dans un stade pour assister à un match de la Coupe du monde de football. Les dates des Coupes du monde qui ont suivi – 2002, 2006, 2010, 2014 – sont des dates qu’on pourrait dire synonymes de 1998, mais elles ne sont en rien homonymes, car elles échappent à la flétrissure de ce 1 et ce 9 bizarres et désuets qui les marquent au fer rouge, comme la fleur de lys à l’épaule de Milady de Winter, et les inscrivent dans le passé, irrévocablement. Oui, 1998 est une date démodée, une date qui a mal vieilli, une date comme « périmée de son vivant », pour reprendre une expression que j’ai utilisée dans un de mes romans, une date « que le temps ne tardera pas à recouvrir de sa patine et qui porte déjà en elle, comme un poison corrosif dissimulé en son sein, le germe de son propre estompement et de son effacement définitif dans le cours plus vaste du temps ».

 

émerveillement

Le football, comme la peinture, selon Léonard de Vinci, est cosa mentale, c’est dans l’imaginaire qu’il se mesure et s’apprécie. La nature de l’émerveillement que le football suscite provient des fantasmes de triomphe et de toute-puissance qu’il génère dans notre esprit. Les yeux fermés, quel que soit mon âge et ma condition physique, je suis l’attaquant vedette qui marque le but de la victoire ou le gardien de but qui s’élance au ralenti dans l’éther pour faire un arrêt décisif. J’ai marqué, enfant, des buts stupéfiants (dans mon for intérieur, oui, bon). Les bras que je lève au ciel, alors, dans le salon désert de mes parents, participent autant du rituel et de la fête que le but proprement dit que je viens de marquer. Ce sont les célébrations, les congratulations, l’agenouillement sur la pelouse, les coéquipiers qui se jettent sur moi et m’entourent, m’étreignent, m’oignent et m’encensent, que je savoure le plus, non pas l’action elle-même, c’est mon triomphe narcissique qui m’apporte la jouissance, et nullement le fait que cela puisse un jour se produire dans le réel, qu’un jour, moi-même, je pourrai contrôler merveilleusement un ballon du pied, pour, avec sang-froid, avec maîtrise, avec adresse, dans un stade réel, face à des adversaires réels, sur une pelouse réelle, le propulser d’une frappe très pure de vingt-cinq mètres dans la lucarne du but adverse, malgré la parade désespérée d’un gardien de but inexorablement dans le vent. L’image est séduisante, certes, mais j’ai d’autres ambitions dans la vie, que d’être adroit du pied. Moi, ce serait plutôt la main, et pas seulement en art. La réalité est presque toujours décevante, cela ne vous aura pas échappé. À treize ans, c’était fini, ma carrière de footballeur était terminée. Mes derniers rêves de gloire datent du printemps 1970, c’était à Bruxelles, dans l’appartement de la rue Jules-Lejeune. Mes parents venaient de m’apprendre que nous allions nous installer à Paris, et je regardais tristement le chambranle qui séparait la salle à manger du salon qui me servait de cages de but imaginaires, en échafaudant mes derniers scénarios de gloire footballistique. Une période s’achevait. Le réel, pour moi, c’était maintenant cet avenir inconnu à Paris, la rentrée des classes 1970 où j’entrerais en quatrième comme pensionnaire dans un collège de Maisons-Laffitte. Ce serait un déracinement, ce serait la fin de l’enfance, des jours heureux et de Bruxelles. C’en était fini de mes plus belles années. À l’enfance succède toujours l’adolescence, et la vie, dans le réel, est intraitable, le ballon, fût-il rond, est indocile et fantasque, il nous résiste, nous contrarie, nous trahit, nous humilie.

 

© Les Éditions de Minuit 2015

© Photo : Roland Allard

 

 

Quatrième de couverture > Jamais, comme pendant la Coupe du monde au Japon en 2002, je n'ai éprouvé une aussi parfaite concordance des temps, où le temps du football, rassurant et abstrait, s'était, pendant un mois, non pas substitué, mais glissé, fondu dans la gangue plus vaste du temps véritable. C'est peut-être là l'enjeu secret de ces lignes, essayer de transformer le football, sa matière vulgaire, grossière et périssable, en une forme immuable, liée aux saisons, à la mélancolie, au temps et à l'enfance.

 

Jean-Philippe Toussaint est né en 1957 à Bruxelles. Il a publié depuis 1985 douze ouvrages aux Éditions de Minuit. Rappelons l'ensemble romanesque "Marie Madeleine Marguerite de Montalte" qui retrace quatre saisons de la vie de Marie, créatrice de haute couture et compagne du narrateur : Faire l'amour, hiver (2002) ; Fuir, été (2005) ; La Vérité sur Marie, printemps-été (2009) ; Nue, automne-hiver (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Philippe Toussaint, Football, Les Éditions de Minuit, août 2015, 122 pages, 12,50 €

 

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