Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-François Kervéan. Extrait de : Animarex


La plupart des biographies sont ennuyeuses – la chronologie, le nombre de morceaux de sucre dans le café, le garde-à-vous du biographe devant son sujet, etc. Quand les biographes sont romanciers, ils explosent le sujet. C’est pourquoi Animarex est le meilleur des livres consacrés à Louis XIV, en cette période de commémoration du tricentenaire de sa mort. Jean-François Kervéan se moque des biographies, c’est l’âme de Louis qui l’intéresse. Anima. Le souffle de l’esprit anime donc ses pages. La narration ? C’est l’âme de Louis qui s’y colle. La fée Clochette du Roi (Animarex) conduit sa vie... et le récit. L’auteur surgit au détour d’un chapitre, endormi parmi les feuillets du livre que nous lisons...

Il s’agit du Roi Soleil en sa jeunesse désirante (Jean-François Kervéan tient de son père son érudition). Le roi désire Marie Mancini, nièce de Mazarin. Une histoire d’amour. Et de cul, forcément : une passion française. Scènes poivrées, toutes plaisantes. Nourissier disait qu’on juge ainsi le niveau de l’œuvre. L’ancien patron des lettres françaises aurait adoré ce roman décalé, où la langue, inventive, débridée, marie le style branché d’aujourd’hui à la prose du Grand Siècle.

Le roi se rendra à la raison d’État. On fanfaronne, au bord des larmes. "Ce n’est pas la nature qui a été maîtrisée à Versailles, c’est le chagrin."

Jean-François Kervéan ("nègre" de Michel Drucker et d’Hervé Vilard) a obtenu le Prix du Premier roman et le Prix Renaudot des Lycéens. Il est sélectionné par le Prix Wepler La Poste.

 

EXTRAIT >

 

On meurt longtemps avant la fin. S’en aller est notre pente. Louis me l’a appris sans m’en parler – Louis ne disait jamais rien. Si la plupart des êtres ne songent pas à mourir, lui n’a pensé qu’à cela. Sa certitude était de disparaître et contre ce trou, régner ne fut qu’un paravent. Sans arrêt il décédait, même en rêve. Louis était Roi de France, je sais bien, mais être marchand, lingère ou à mi-temps aux Ptt n’est pas essentiel de mon point de vue. Ici-bas, chacun se fabrique une couronne. Tout homme est souverain. Et lorsqu’il meurt, il est le premier à mourir.

Celui-là, la mort l’a avalé vers l’âge de cinq ans, un matin au bord d’un lac. À compter de cette date, mourir n’a plus cessé. Ce jour-là, un grain de ténèbres est allé se planter si loin en lui qu’il l’a arraché de l’enfance. Saisi d’effroi, Louis m’a appelée de toutes ses forces et je suis venue – quand on m’appelle, je viens, comme un chien. Depuis, nous sommes liés pour le meilleur et le pire. Mais être heureux ou malheureux n’a pas tant d’importance à mes yeux, les deux sont des leurres. Personne ne rate sa vie, personne ne la réussit, au bout du bout, toutes les existences se valent dans des décors changeants. Louis XIV l’a d’ailleurs dit : « Chacun est illustre devant Dieu. »

Il semblait toujours vous attendre, vous réserver un espace particulier. Mais quand ses yeux noirs entraient dans les vôtres, son regard pouvait vous arracher la tête. Louis affolait, mais on s’attachait à lui. L’attachement est très humain, à la fois sensationnel et médiocre. Les gens ne demandent que ça, se lier, s’accrocher comme des moules au rocher – Louis le savait bien.

C’était un laconique, froid et faussement calme. Cela dit, vivre l’enthousiasmait. À sa façon de soulever son chapeau devant une femme ou de respirer les fleurs d’oranger, on percevait son équilibre. Même vieux et perclus, je l’ai vu ramasser un marron d’Inde pour le palper au fond de sa poche pendant les audiences.

La plupart du temps, je crois n’avoir été pour lui qu’une rumination, semblable à la mie de pain ou à l’écorce d’un citron qu’il triturait au bord de son assiette. Le plus souvent, j’ai été rien. Mais est-ce si important, la place qu’on a ?

Son siècle l’a trouvé beau, moi non. Je ne ressens pas d’attrait. Désirer est un élan et je ne m’élance pas. Le temps est mon unique sentiment. En plus du jour et de la nuit, Louis s’est mis à former la montre de ma vie. J’ai cessé d’exister seule, le voir me comblait et m’annulait. Comme les autres, cet homme voulait être aimé et rayonner – phosphorer, disons. Longtemps, j’ai cru qu’il ne connaîtrait pas la nécessité du lien, qu’il n’en serait que l’objet, le répondant. Tant de gens ont le verbe aimer à la bouche quand leur bouche, comme le reste, n’est qu’un trou.

Moi, je n’aime pas, j’absorbe. Tel un buvard, j’imprime ces infimes contractions par lesquelles se trahit un être. Un simple sourire peut balayer son esprit d’une telle féerie qu’il sent bon. Certains affirment que la race humaine pue, ce n’est pas toujours vrai – quoique je n’aie pas à proprement parler de nez. Je cherche la grandeur au milieu des miettes. Des bribes, des bouts sont tout ce qui subsiste d’un bonhomme, quelques brins dans le vide, l’or du temps. Le reste est englouti. Quand la vie de Louis s’est achevée, que son feuillage a bruissé une dernière fois avant de s’évanouir, lui et moi nous sommes trouvés. En tout cas, c’est ce qu’il m’a dit, lui qui ne m’a jamais avoué grand-chose. Toute sa vie, j’aurai attendu qu’il me parle et lui l’aura passée à se taire.

Si je me penchais pour le chercher au-delà du mur, je ne serais pas surprise de le voir assis à m’attendre avec son air fâché. Louis effrayait le monde et moi j’effraie Louis, en général les hommes redoutent leur âme. Lui et moi avons cependant fini par ressembler à ces boîtes que confectionnent les enfants pour leur animal de compagnie. Cette litière morveuse, pauvre niche abritée, c’est Nous.

Ne me demandez pas ce que je fais, je ne fais rien. Je n’agis pas. Je suis l’aridité. Je suis dépressive.

J’attends, j’observe les jours, à guetter les forces dont le ciel a besoin. Dès que quelqu’un m’appelle, je viens. Une fois que je suis là, loyale, je reste. Même si durant un temps assez long et fastidieux, je suis livrée à vos impuissances.

 

Le jour où la mort va surprendre Louis, cet enfant n’a pas cinq ans. Le temps est doux, le vent tiède. La France vibre, rayonne, pousse et carillonne, l’angélus de midi berce un siècle paysan. Ciel bleu royal. Du soleil mitraille la voûte feuillue des platanes au-dessus de l’antique voie romaine entre Paris et Melun. Quatre cavaliers passent à fond de train. Derrière eux galope un carrosse aux chevaux écumants – une fleur de lys orne chaque portière. Les bêtes crèvent de soif. L’attelage s’arrête contre l’abreuvoir. Sans les bêtes, Louis et moi ne nous serions sans doute pas connus si tôt – les enfants n’attendent rien du ciel.

Monsieur de Villeroy et Madame de Lansac ne descendent pas de voiture, somnolents sur les banquettes. P’tit Louis en profite pour ouvrir et sauter. Avec sa chienne Friponne, l’enfant se faufile entre les fougères jusqu’à un à-pic, devant un étrange panorama. En contrebas brille un lac à l’eau tellement bleue que Louis le baptise tout de suite : lac Bleu. Sans réfléchir, il y va. Sous ses semelles, des milliers de graviers dévalent la pente. Souffle coupé, il se fige sur un tertre de luzerne. Âgé de quatre ans, sept mois et douze jours, le premier fils de France porte l’uniforme bleu ciel du régiment des Sainte-Croix. De toute sa vie, il n’a jamais été seul, être libre pour la première fois le fait hurler de joie.

— Je n’ai plus mes pieds !

C’est vrai, la luzerne couvre ses souliers. Pour mieux sentir cette verdure, il les enlève et fourre ses bas dans sa poche.

Un lapin détale entre ses pieds nus. La chienne court après par-dessus les touffes. P’tit Louis veut l’arrêter : « Ici... Friponne ! Non ! » Son épée miniature clinque contre la basque de son habit. La chienne fouille l’herbe en couinant. D’un coup de chapeau, Louis la chasse pour ramasser une boule de poils. Une bête à peine plus vieille que lui.

Un petit lapin.

Debout dans la luzerne, P’tit Louis enguirlande son épagneul. Le lapin dans une main, de l’autre il bat sa chienne à coups de chapeau.

— Vilaine Friponne, voilà que tu l’as brisé !

Sans oser toucher l’animal, son index effleure le trait charbon de ses oreilles, sa truffe toute mignonne. Sur le dos, le lapin le fixe. Sa patte tressaille. Dans son œil brun-bleu s’ouvre une taie plus claire qui le grignote comme un microscopique nuage de lait dans un nuage de lait. Les secondes se fractionnent en milliers d’instants bien plus brefs. C’est l’invasion, la douceur de l’arrachement. L’œil est envahi lentement, puis s’éteint. L’effet ressemble au fermoir d’un collier, sans bruit, un clic d’abandon transforme le lapin en une chiffe entre ses doigts, au milieu d’une platitude écœurante. Le lapin n’est plus là. Plus nulle part, pense Louis. La disparition mécanique de la vie, réduite à son dernier souffle, l’épouvante. Au-delà du ciel ne gît qu’une autre couche de ciel, sous la terre de la terre et partout du vide. Il mord sa lèvre avant de m’appeler de toutes ses forces et je viens.

Quand il réapparaît, sortant du fossé, le piaffement des chevaux réveille la gouvernante. Stupéfaite de voir le Dauphin hors du carrosse, Madame de Lansac lui intime l’ordre de ne plus jamais en descendre seul.

— Ça sent l’œuf là-dedans ! réplique Louis.

— Petit Monsieur, les œufs n’ont pas d’odeur, faites-nous le plaisir de remonter tout de suite.

Le carrosse repart. Les jambes de Louis ballottent dans le vide, il mord toujours sa lippe. Friponne cherche la paume de son maître, qui ne veut plus la caresser. Malgré son air buté, je sais qu’il sait que je suis avec lui désormais, mais j’ai peu l’expérience des enfants. D’ordinaire, ils appellent leur mère plutôt que moi.

Je ne suis pas Mickey.

 

Le lendemain, le surlendemain ou quelques semaines plus tard – je m’embrouille avec les jours – le Roi meurt à Saint-Germain. Louis le Juste, treizième du nom, son père. Chronologiquement, ça va, je tiens la route... Autant vous prévenir, la suite ne va pas être plus gaie gaie.

 

© Robert Laffont 2015

© Photo : E. Robert-Espali

 

 

Quatrième de couverture > "Un roman historique, quel enfer. Quelle idée à la con. Tout a été dit sur Quatorze." Eh bien non : en cette année de tricentenaire, qui sera marquée par de nombreuses célébrations, Jean-François Kervéan réinvente à sa manière iconoclaste la jeunesse du roi en explorant la passion amoureuse qu'il vécut, à vingt ans, avec Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin et sœur d'Olympe, sa favorite officielle. Pour Marie et pour la seule fois de son long règne, Louis voulut abdiquer. C'est aussi à cause d'elle qu'il plongea dans l'unique dépression de sa vie. Et par amour pour elle qu'il lança avec la munificence que l'on sait les grands travaux qui firent de son siècle le Grand Siècle et de son règne, en même temps que la naissance de "l'esprit français", le symbole suprême de la monarchie à la française. Raconter un amour comme celui de Louis et Marie, princesse insoumise éprise de belles lettres et de sentiments vrais là où la cour n'était qu'ambitions, calculs et trahisons, c'est traquer l'or du temps dans ce qu'il a de plus précieux, sauter par-dessus les siècles parfois à la hussarde pour approcher, ne serait-ce que fugacement, l'âme d'un homme, fût-il roi. Fût-il le Roi-Soleil. Anima rex, l'âme du roi. Quête irrévérencieuse de la vérité intime de Louis XIV, irradiée de désir autant que de solitude, Animarex dépoussière avec une vitalité contagieuse les figures figées et convenues du monarque absolu le plus célèbre de l'Histoire. Un roman insolent, moderne, comme ce Grand Siècle dont il ranime toute la splendeur et la férocité.

 

Écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire et nègre de best-sellers (Michel Drucker, Catherine Breillat, Hervé Vilard...), Jean-François Kervéan vit à Paris. Il n'est pas exclu que le Marais, son quartier, concentré de l'héritage du XVIIe siècle, l'ait poussé à se pencher malgré lui sur les amours de Louis et Marie... Après La Folie du moment (prix du Premier roman), L'Ode à la reine (prix Renaudot des lycées) et Vingt fois toi et moi, Animarex est son quatrième roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-François Kervéan, Animarex, Robert Laffont, septembre 2015, 285 Pages, 19 €

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