Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jim Harrison. Extrait de : Péchés capitaux


Américain auteur de très nombreux romans interrogeant avec une subtilité toute romanesque la société dans laquelle il vit, Jim Harrison est un géant du domaine étranger. Après Nageur de rivière (2013), et plus de vingt-cinq livres, voici qu’il propose – toujours aussi bien "compris" par son traducteur Brice Matthieussent – son meilleur ouvrage. Péchés capitaux, sous-titré "Faux roman policier" est un polar métaphysique : le flic, qui n’est pas un saint, car "humain trop humain", traque le Mal. Au premier degré, intrigue bien huilée, suspense, personnages aux petits oignons.

L’inspecteur Sunderson lit Shakespeare dans les "speakeasy" du Michigan. Le Songe d’une nuit d’été lui ouvre les yeux à vingt ans : "La littérature se dressait face à l’abîme, alors que l’Histoire s’y vautrait." C’est le pitch du roman.

Poussé à bout par des assassins, ce fin lecteur ne résiste pas à la luxure. Il "pêche" donc dans tous les sens du terme... Et se rappelle "quel plaisir c’était d’aller pêcher en réfléchissant à Hamlet"...

Ses voisins, les Ames, incarnent le poison qui ronge Oncle Sam. La violence généralisée, cancer sociétal en phase terminale. Jim Harrison ausculte l’étendue du mal, dans un pays où un proche peut vous abattre "par erreur". Il en est "really sorry", mais c’est trop tard, vous êtes mort.

La littérature sauve, nous dit Jim Harrison.

Un régal. À lire absolument. 

 

EXTRAIT >

 

Sunderson avait une dizaine d’années quand il contracta une angine accompagnée d’une forte fièvre. Le dimanche matin, il dut pourtant se rendre au service luthérien. Sa mère repérait de loin les simulateurs et seule Berenice, qui s’était cassé la jambe au toboggan, avait récemment réussi à échapper au temple. Ce fut affreusement ennuyeux, d’autant que cette semaine-là le pasteur avait fait venir d’Escanaba un confrère à la voix beaucoup trop tonitruante pour permettre à Sunderson de somnoler. Il pensa aux saucisses et aux pancakes qu’il dégusterait à la maison après le service religieux, et à la partie de pêche à travers la glace qu’il ferait peut-être avec son père dans l’après-midi. La voix grave et tonnante de l’homme de Dieu égrena les Sept Péchés Capitaux : l’orgueil, l’avarice, l’envie, la luxure, la gourmandise, la colère et la paresse. Durant le trajet du retour dans leur vieille Plymouth aux ailes et aux pare-chocs rouillés et brinquebalants, il demanda à voix haute ce que signifiait « la luxure ». Son père déclara : « Tu le découvriras quand tu auras quatorze ans », l’une de ces réponses typiques où la vie tout entière se retrouvait otage de l’avenir. Une fois à la maison, il chercha dans le dictionnaire et découvrit que la luxure signifiait un désir sexuel effréné. Toujours obnubilé par ce sujet au petit déjeuner le lendemain, il demanda s’il allait bientôt mourir puisque ces péchés étaient mortels. Si on en commettait un par inadvertance, méritait-on de mourir ? Le fils du médecin possédait le plus beau vélo de toute la ville et, si on l’enviait, alors on mourait. À son âge, c’était moins abstrait que le désir sexuel. Quand on reluquait les cuisses de la maîtresse de CM1 sous sa robe, risquait-on vraiment de tomber raide mort ? Un simple regard était-il de la luxure ?

Trente années devaient s’écouler avant qu’il comprenne que c’était sa fièvre carabinée qui en avait fait une expérience aussi frappante, sinon choquante. Une lumière surréelle avait entouré tout le service, ce qui l’avait rendu inoubliable mais aussi déroutant. Si l’on pouvait pardonner à Marie-Madeleine d’être une putain, pourquoi d’autres devaient-ils mourir sous prétexte qu’ils lui avaient rendu visite ? C’était vraiment déconcertant, et il ne se souvenait pas d’avoir accordé la moindre attention aux paroles d’un pasteur avant ce service. Sa fièvre ne lui permit pas d’aller pêcher à travers la glace, mais on l’avait contraint à se rendre au temple. Ce genre d’injustice pèse lourdement sur les épaules d’un enfant qui en tient la liste pour un éventuel usage ultérieur.

Une cinquantaine d’années plus tard, il pêchait la truite mouchetée dans la partie supérieure de la Driggs River, à l’ouest de Seney, quand son téléphone portable émit un modeste gargouillis. Il savait d’expérience qu’il n’y avait quasiment pas de réseau à cet endroit, mais il vit sur l’écran que c’était sa Diane bien-aimée, son ex-femme, avec qui il était toujours en contact. Elle lâcha, « appelle tout de suite », avant que la communication soit interrompue, si bien qu’il sortit aussitôt du cours d’eau et rejoignit sa voiture à pied en se disant que la route nationale située à une vingtaine de kilomètres au sud serait le premier endroit d’où il pourrait téléphoner. Il s’inquiéta tout du long, car Diane l’appelait rarement et seulement en cas d’urgence.

Il réussit à la joindre une demi-heure plus tard – la malédiction du téléphone portable tenait à sa commodité et à l’emprise qu’il avait sur nous. Les nouvelles étaient vraiment mauvaises. Mona, leur fille adoptive, avait quitté l’Université du Michigan à Ann Arbor avec un groupe de rock de Los Angeles qui s’envolait pour New York. Diane, bouleversée et à bout de nerfs, parlait compulsivement du semestre presque terminé, de Mona qui allait rater ses examens et gâcher son année. Sunderson dit au revoir à son ex, puis appela Emma, la colocataire de Mona, dont le prénom trompeur n’évoquait en rien cette grosse rustre, originaire d’East Detroit. Les nouvelles furent sinistres. Les musiciens du groupe étaient « des connards dégénérés, mais tout ce qu’il y a de plus tendance en ce moment ». Elle proposa de l’accompagner s’il allait à New York pour rechercher Mona. Sous le choc, son cœur se mit à battre la chamade. Il adorait cette jeune paumée, son ancienne voisine, abandonnée par ses parents, puis adoptée par Diane et lui pour la simple raison que tout le monde s’aimait bien et qu’ils pensèrent pouvoir former une famille puisque, après tout, les parents de Mona se montraient parfaitement indifférents à leur fille.

Un peu moins de vingt-quatre heures plus tard, il atterrit à l’aéroport de LaGuardia, puis descendit dans un petit hôtel anonyme que Diane adorait, sur Irving Place, à deux rues de Gramercy Park. Juste avant l’atterrissage, son voisin avait montré le trou béant à la place des tours jumelles comme si lui-même était convaincu de faire partie de l’histoire. À Grand Marais dans la Péninsule Nord, un écrivain alcoolique, pêcheur à ses heures, pensait qu’on aurait dû construire à leur place une volière géante in memoriam, mais ces terrains avaient beaucoup trop de valeur pour ça. La mémoire n’a-t-elle aucune valeur ?

N’ayant jamais mis les pieds à New York, Sunderson se sentit profondément dépaysé, comme on dit, à la réception de l’hôtel où un jeune homme légèrement efféminé et tiré à quatre épingles parut grimacer à la vue de ses vêtements démodés et froissés. « Voyage d’affaires ou tourisme ? » demanda le jeune homme avec un sourire. « Ni l’un ni l’autre, répondit Sunderson. Ma fille a été kidnappée et je la recherche. » Cette explication mit fin à leur échange, mais pas aux jappements d’un caniche miniature au collier de diamants, posé sur le comptoir.

La chambre de Sunderson était baptisée Edith Wharton, un nom qu’il se rappelait vaguement avoir entendu au lycée, en cours de littérature américaine. Ces chambres étaient chères en comparaison des motels qu’il connaissait, mais Diane avait tenu à ce qu’il fût confortablement installé et Sunderson avait toutes les raisons de croire qu’elle avait déjà séjourné dans cette chambre. Il avait trop faim pour faire sa sieste habituelle.

Il descendit l’escalier pour rejoindre le restaurant espagnol d’à côté, le Casa Mono, qui proposait des tapas et des plats. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, il aimait commander d’un air autoritaire ce qu’il n’avait jamais mangé. Il demanda une bonne bouteille de vin rouge Priorat, de la seiche, des couteaux, un crabe à carapace molle, un poivron piquillo farci à la viande et rôti. Il réclama une seconde bouteille de vin, appelant d’abord Diane parce qu’il ne voulait pas que l’alcool s’entende dans sa voix. Elle lui dit de regarder les messages sur son téléphone – ce qu’il ne faisait jamais – car Emma avait appelé pour lui indiquer le nom d’un bar du Lower East Side où le groupe traînait souvent. Sunderson fut si heureux de savourer une nourriture délicieuse et de boire ce vin sublime qu’il s’empiffra. Les clients du déjeuner se faisaient rares et il remarqua tous ces teints cireux d’avant les grandes vacances. En terminale, un ami et lui avaient montré leur bravoure en prenant la route dans sa Ford 49 pour une longue virée à travers le Wisconsin jusqu’à Chicago, où les gens avaient le teint tout aussi cireux.

Après une sieste de deux heures, il se réveilla broyé, comme si les parties de son corps ne savaient plus comment fonctionner les unes avec les autres. Il s’offrit une bonne rasade de vodka d’une petite bouteille qu’il gardait pour ce genre d’urgence dans son porte-documents, histoire de se mettre en jambes. Puis il but trois tasses de café hors de prix lors de sa promenade et se dit que ça revenait moins cher de s’offrir une beuverie du samedi soir dans la Péninsule Nord que d’essayer de se réveiller à New York. Au troisième coffee shop, il parla à Emma qui évoqua un autre bar où le groupe traînait, plus précisément le repaire du batteur qui, selon la jeune fille, était l’amoureux de Mona après les concerts. Ce second bar se trouvait dans l’hôtel Carlyle, où logeait la mère du batteur.

Dans le coffee shop, la jeune femme assise près de Sunderson était assez laide mais amicale. Elle travaillait sur son ordinateur et elle eut l’amabilité de chercher des photos du groupe, qui s’appelait bizarrement Arugula. Elle ajouta que c’étaient des « racailles », du moins l’avait-elle entendu dire, et que les deux bars où il devait se rendre se trouvaient à deux extrémités presque diamétralement opposées de Manhattan.

 

© Flammarion 2015

© Photo : Jean-Luc Bertini

 

 

Quatrième de couverture > A la suite de son enquête sur le Grand maître, l'inspecteur Sunderson, désormais à la retraite, n'aspire qu'à se mettre au vert dans un bungalow du Nord Michigan. Aussitôt installé, il découvre que ses voisins, la famille Ames, sèment la terreur dans toute la région. Les autorités locales avouent leur impuissance face à ce clan qui vit en dehors des lois et commet des crimes les plus crapuleux. Quand une série de meurtres éclate en pleine saison de pêche à la truite, Sunderson est contraint de reprendre du service.

Dans Péchés capitaux, Jim Harrison joue ouvertement avec les codes du roman noir et dresse un portrait grinçant de l’Amérique profonde gangrenée par la violence, où le sexe est  plus jouissif et envahissant que jamais.

 

Jim Harrison est né en 1937 à Grayling dans le Michigan aux États-Unis. Il a publié plus de 25 livres, donc les célébres Légendes d'automne, Dalva, De marquette à Vera Cruz. Son œuvre a été traduite dans 27 langues. Péchés capitaux est son cinquième livre publié chez Flammarion, après Une odyssée américaine (2009), Les Jeux de la nuit (2010), Grand Maître (2012) et Nageur de rivière (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jim Harrison, Péchés capitaux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Flammarion, septembre 2015, 300 pages, 21 €

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