Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Marion Guillot. Extrait de : Changer d’air


EXTRAIT >

 

1

 

J’allais au lycée ; j’avais gardé mes espadrilles et un goût de sable au coin de la bouche. Mes fils, l’été, trouvaient drôle de m’en jeter des poignées plein le visage ; j’avais la tête ailleurs, ne me plaignais de rien ; j’étais là, devant la mer en plein soleil, à suivre les marées, le ressac, les traces d’eau, de sel et de sable mêlés ; c’était bon, c’était l’été. J’aime beaucoup lire sur la plage.

Aude avait passé trois semaines de juillet en résidence à Saint-Nazaire. Elle m’avait manqué, j’avais détesté dormir et vivre sans elle, concevoir puis préparer les repas, m’occuper des garçons, leur trouver des activités quand ils se lassaient de la baignade ou du portique, dans le jardin. Aude, sans le savoir, m’avait fait maudire juillet, mon mois préféré, celui qui effaçait chaque jour un peu plus les images de mes classes et de mes élèves, tout en entretenant mystérieusement l’impression que l’été ne finirait jamais, ou n’en finissait pas de commencer. De cette résidence, j’avais préféré ne rien savoir, imaginer seulement les conférences sur le dernier recueil, les coupures de presse, les ateliers d’écriture pour enfants, les innombrables silhouettes qui avaient frôlé ma femme sans la voir, celles qui l’avaient séduite, enviée, bousculée dans les couloirs, laissée seule derrière sa pile de livres à dédicacer, celles qui devaient l’épier, aussi, quand elle sortait son mobile pour me téléphoner, sans oser m’embrasser trop fort ou de trop près. À son retour, j’avais laissé nos enfants seuls à la maison le temps d’aller la chercher à la gare, elle voulait rentrer vite, j’avais envie de traîner, de la serrer longtemps dans la voiture, de l’emmener faire un tour, de profiter de notre solitude avant de rejoindre les garçons et nos quelques habitudes.

Nous n’avions pas vu passer août. Le temps m’avait empêché de me baigner chaque jour, j’avais manqué de courage et d’envie pour travailler, beaucoup aimé Aude que son séjour avait rendue radieuse et légère. Sans que cela prenne d’alarmantes proportions, je m’étais laissé doucement couler, sur les rochers ou le sable, emportant mes livres et l’appareil avec lequel je m’escrimais à photographier des vagues. Vers le 15 toutefois, j’avais commencé à remuer quelques souvenirs du lycée, à y substituer de nouveaux visages, ceux qui m’attendaient, ceux que j’allais affronter tout à l’heure, en ce début de septembre, après avoir pris en bas de chez nous, comme à chaque rentrée, un café sur le port.

Il faisait beau. Je m’étais assis en terrasse, avais allumé ma première cigarette, ouvert le journal. Le bateau partirait dans une demi-heure pour traverser la rade ; ensuite, je finirais à pied (mon cartable, évidemment, est quasiment vide à cette époque de l’année, et je n’aime pas tellement le bus). Depuis plusieurs années, ce dont j’étais plutôt fier, je ne regardais pas d’autre femme que la mienne. J’aimais Aude, plus encore qu’à l’époque où nous nous mariâmes, mais c’est plutôt par admiration que je m’étais enchaîné à elle, à sa délicatesse et sa patience, à son rire surtout. Je crois que c’est en grande partie l’humour, dont nous avions besoin tous deux, qui nous avait conduits à nous reconnaître, qui nous tenait amants, qui nous avait fait silencieusement promettre de ne jamais nous quitter. Cet humour que je désespérais de trouver chez une femme, qu’aucune avant elle n’avait su m’offrir ni même concevoir, qui n’était pas le mien, qui ne lui répondait même pas, plus haut que tout mon humour, plus morbide parfois, plus pur ou plus enfantin, plus intelligent surtout. Aude sait combien j’aime l’intelligence. Et je sais qu’elle aurait trouvé drôle, telle- ment plus drôle que moi, ce qui se produisit ce matin-là, dont je ne me remis jamais vraiment.

 

2

 

Une femme tomba dans le port. À 7 h 20, passées la rubrique d’informations locales et les petites annonces du quotidien que je feuilletais distraitement, sa cheville avait dû se tordre, son talon déjà hésitant avait dû se fendre entre deux pavés inégaux du quai, de si loin, je n’avais pas tout vu, juste la silhouette chanceler soudain, l’agitation maladroite des bras essayant de maintenir ce qui restait d’équilibre, l’impossibilité, malgré le concours acharné de tous les membres apparemment valides, de retenir le poids et le mouvement du corps qui, de côté, en était venu à se balancer d’abord, pour finalement se jeter, en un stupide bruit de flaque, dans les eaux grises du port que ne remuait pas encore le moteur du bateau.

En d’autres circonstances, ou si je n’avais pas été seul (lâchement, je ne sais rire qu’en société, jamais le premier, jamais sans d’autres, parce que je ne parviens pas à me laisser saisir par ces éclats de l’amusement, à estimer, malgré ce que j’attends qu’on reconnaisse comme mon sens de l’humour, ce qui est drôle et ce qui l’est moins), en d’autres circonstances, donc, j’aurais pu trouver le spectacle hilarant. Aude m’y aurait aidé, écartant les lèvres pour découvrir la rangée supérieure de ses dents soigneusement alignées, nous aurions gloussé tous deux, sans soupçonner un instant que la jeune femme ne savait peut-être pas nager, en cultivant, une fois encore, cette innocence en laquelle nous entendions nous aimer et nous séduire.

Mais sous cette lumière de fin de saison, dans ce matin où, pour la première fois depuis des semaines, il me fallait retourner travailler, sans perspective de baignade, ma gorge, en se nouant, me rappela qu’elle me priverait désormais de légèreté et de celle, déployée, de ma femme. C’était la rentrée, je terminais mon café sur le port, j’assistais, épouvantable- ment seul, à une scène horrible. Tandis qu’à quelques mètres de là, trop loin pour que je puisse entendre les clapotis de ses semblants de brasse, trop près pour que j’oublie ce qu’elle avait de sordide à offrir, une femme luttait contre le poids de son sac et de ses vêtements trempés pour regagner le quai, se relever, s’enfuir, espérant si fort que personne ne l’aurait vue.

 

3

 

J’étais professeur de lettres dans un lycée de Lorient. On m’avait proposé le poste deux ans plus tôt, alors que je commençais juste à me faire à l’idée de vivre en région parisienne. J’avais fait toutes mes études à Paris. C’est d’ailleurs là qu’Aude et moi nous étions rencontrés, elle terminait les siennes à la Sorbonne, nous avions pris notre temps avant de nous installer ensemble, en location, dans un trois (petites) pièces où elle était tombée enceinte deux fois, à moins d’une année d’intervalle, et où nous étions convenus de n’avoir plus d’autres enfants. Je n’avais jamais éprouvé, ni en m’y projetant ni a posteriori, de véritable plaisir à enseigner, encore moins conçu, même par fantaisie, une quelconque idée de vocation à ce métier. J’avais envie de lire, triviale- ment besoin de manger ; et les rentrées d’argent d’Aude étaient trop inégales pour que je reste, sans m’en sentir coupable ni humilié, pieds nus sur le lit avec mes romans puis, plus tard, mes essais indigestes de critique, ou mes dialogues de Platon dont j’avais le projet de venir à bout. Avoir lu tout Platon, sans prendre de notes, sans me soucier d’y respecter un ordre par exemple thématique ou de retenir les noms de tous les personnages (les mêmes reviennent souvent, mais j’ai très peu de mémoire), représentait pour moi, au même titre qu’enfant la lecture intégrale d’un dictionnaire, un défi, un accomplisse- ment, une façon de me sentir plus près de celui à qui j’avais envie de ressembler, de l’homme qui aurait lu tout Platon et qui n’en ferait pas étalage, qui garderait sa réussite pour lui seul, qui n’en parlerait même pas à Aude de peur de la faire fuir avec mes manies de lecture intégrale et mon complexe de n’avoir pas lu suffisamment, de survoler les auteurs, de me faire une idée trop hâtive du contenu de leur pensée sans en suivre assez le mouvement, les remaniements et les évolutions.

À l’époque, souvent le mardi, après mes cours (je finissais à 15 h, ce qui me laissait une bonne heure avant la sortie d’école des garçons), j’allais dans la librairie du quartier, jetais un rapide coup d’œil sur les nouveautés du rez-de-chaussée et montais rejoindre, au premier étage (le second regroupant, dans un manque évident de cohérence, les livres pour enfants, les guides touristiques, les essais sur la musique, l’architecture, le cinéma), le rayon « sciences humaines », passais sans m’arrêter devant les ouvrages de psychologie (de l’adolescent, du travail), sociologie (des masses, des ménages), et piochais au hasard, après avoir suivi du regard le classement par ordre alphabétique d’auteurs, un des dialogues qui me manquaient encore pour compléter ma collection. En comptant les volumes qui en regroupaient plusieurs (les « premiers dialogues », par exemple – Second Alcibiade, Hippias mineur, Premier Alci- biade, Euthyphron, Lachès, Charmide, Lysis, Hippias majeur et Ion – sont publiés ensemble), tout tenait sur deux étagères de la bibliothèque, ce qui laissait libres les quatre rayonnages dont Aude avait besoin pour déposer ses manuscrits en cours, ses romans étrangers préférés (les autres restant dans un carton qui nous servait de table de nuit), et les usuels.

C’est aussi pour mieux supporter le métro que je m’étais mis à lire. En allant chercher les enfants, qui goûtaient pendant le trajet, assis à côté de moi sur les sièges moites de la rame, je sortais mon Platon, qui me donnait une contenance, en lisais parfois une ou deux répliques aux garçons qui se moquaient pas mal des histoires socratiques de pots ou de chars et balbutiaient quelques mots, les lèvres recouvertes de miettes sucrées et grasses ; je sortais un mouchoir, marquais la page de mon livre d’une main, leur essuyais, de l’autre, la bouche d’un geste rendu maladroit par les secousses du wagon, reprenais ma lecture, silencieuse cette fois, jetant un regard de temps à autre sur Antoine et Brice pour m’assurer de leur capacité à ouvrir et boire une brique individuelle de jus d’orange sans jouer à faire la guerre à coups de paille. À chaque station, j’étais obligé de m’interrompre pour ramasser la peluche de l’un, le cube en plastique de l’autre, croiser ou décroiser mes jambes, selon l’espace que me laissait la personne qui voulait se lever ou s’asseoir en face de moi, souvent un cadre supérieur tendu par ces kilomètres sous terre à parcourir encore, après une journée de travail, dans la chaleur humide aux odeurs contradictoires de transpiration que dégageaient tous ces bras levés, tous ces équilibres précaires suspendus aux poignées métalliques des heures de pointe. À Denfert, il fallait encore prendre le RER B, nous arrivions vers 18 h, Aude était là, j’espérais bien qu’elle le soit, c’était mieux si j’évitais, en leur faisant couler un bain, de fondre en larmes d’épuisement devant mes fils, mon Platon à la main.

 

© Les Éditions de Minuit 2015

© Photo : Yves Loterie

 

 

Quatrième de couverture > Un incident survenu le jour de la rentrée des classes conduit Paul à quitter son poste de professeur, Aude – qu'il aime beaucoup –, et leurs deux enfants. C'est l'occasion pour lui de changer d'air, de revoir Rodolphe, de rencontrer Simon, aussi. D'acheter un poisson rouge, pour son nouvel appartement. C'est essayer de tout recommencer.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Marion Guillot, Changer d’air, Les Éditions de Minuit, septembre 2015, 172 pages, 14 €

 

Aucun commentaire pour ce contenu.