Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Extrait. Claude Durand : M’man


EXTRAIT >

1

Jusqu’à sa dernière heure, dans ce mouroir de grande banlieue, à la lisière des premiers champs, jouxtant un casse de véhicules accidentés, elle se rappellera la fraîcheur montant des eaux du canal, la brûlure des orties dans le terrain vague bordant la berge, l’appel d’un grillon lui vrillant les tympans, les cailloux roulant sous ses reins tandis qu’il s’affalait sur elle, et, entre leurs cheveux mêlés, les myriades d’étoiles du solstice d’été, ce brasillement céleste qu’en ses ultimes instants, dans le clair-obscur de la chambre balayée de loin en loin par les phares d’ambulances ou de voitures de police sur la nationale proche, elle percevra encore derrière ses paupières mi-closes.

C’est aussi le même feu aux joues, la même coulée de glace dans le reste du corps.

Il lui mord la bouche. Dans l’haleine de fumeur qui l’écœure elle décèle un goût de sel : elle saigne en haut, en bas. En soufflant il lui demande si elle a déjà… Déjà quoi ?… Il grogne des mots qu’elle ne comprend pas, l’écartèle davantage, la pilonne, pantelante, abandonnée, une de ses mains battant l’air puis agrippant un nid de ronces, de l’autre se masquant les yeux pour ne pas voir, ne pas savoir ce qui lui arrive.

Il s’est retiré. Elle est secouée de sanglots secs, sans larmes. Il la couvre çà et là de baisers économes. On dirait qu’il veut ainsi cautériser une plaie en elle. L’interroge : Tu as bien voulu ? Je ne t’ai pas obligée ? De la tête elle fait ni oui ni non. Toute sa vie elle répondra par ce hochement entre acquiescement et dénégation. Jusque devant le maire où il aura passé pour un consentement.

Un souffle, un froissement de feuilles, c’est un chien roux, frétillant, langue pendante, qui vient les flairer. Ils se redressent, découvrent le maître du corniaud qui siffle la bête puis, après une dernière bouffée, lance son mégot embrasé dans l’eau noire. Il les a aperçus et leur crie : Ça va, les amoureux ? – tandis que le chien file en éclaireur sur le chemin de halage en direction de l’écluse.

Debout, rajustés, ils entendent le ferraillement de la dernière micheline sur le pont.

Je te raccompagne, décide-til en consultant sa montre.

Elle lui emboîte le pas.

Après quoi elle n’aura cessé de le suivre, sauf, sept décennies plus tard, empêchée de l’escorter jusqu’au cimetière alors qu’elle-même, Ignorant qu’il n’était plus, gisait, incapable de demander de ses nouvelles, sur ce qui serait sous peu son lit de mort.

 

2

 

Avec celles et ceux de son âge elle avait naguère virevolté à l’issue des repas de baptême ou de communion solennelle ; les soirs de retraite aux flambeaux, le bouquet du feu d’artifice ayant lâché dans les pétarades ses ultimes giclées d’étincelles multicolores, les lampadaires rallumés ayant appelé sur l’estrade l’orphéon et, au milieu de la place pavoisée, les couples pour une première bossa-nova, elle profitait de la pénombre alentour pour esquisser, seule, quelques pas en s’évertuant à prendre pour modèle sa sœur aînée dont les déhanchements remontaient la jupe sur ses lourdes cuisses d’un blanc de craie. Mais, organisé par la fabrique de montres phosphorescentes où Edwige, sortie du cours Pigier, officiait comme sténodactylo, celui-là était son vrai premier bal et, attifée comme elle l’était, ne sachant que faire de ses bras, n’osant regarder personne, non seulement Jeanne risquait de faire tapisserie, mais elle eût grandement préféré rester sans cavalier plutôt que de se trouver exposée au milieu de la piste, sa gaucherie offerte aux quolibets des unes et aux sourires compassés des autres. Secouant les confettis que les mioches endimanchés, se faufilant entre les danseurs, jetaient à poignées, elle sentit qu’elle allait pouvoir y couper quand, cherchant à esquiver un lancer de serpentins, elle heurta le couple que sa sœur formait avec un garçon à peine plus âgé qu’elle – ovale parfait du visage, casque de cheveux gominés, yeux de jais, oreilles comme deux anses de porcelaine, ourlet des lèvres entre sourire et bouderie – qui, s’étant présenté : Gervais, sous-chef de bureau, lâcha l’aînée pour la cadette et, de valse en polka, de samba en slow, ne la quitta plus du reste de la soirée, elle, ivre et ravie, s’abandonnant comme une chiffe, yeux chavirés, à son partenaire.

Alors que Léon, au saxo ténor, sur l’estrade en compagnie de ses copains de l’orphéon, soufflait, les veines du cou gonflées, les joues cramoisies, tout en faisant mine de viser Edwige, sa jeune et plantureuse épouse, seule à se trémousser encore sur la piste, en se servant de son instrument comme d’une escopette, les fêtards avaient commencé à se disperser et Gervais avait moins suggéré qu’ordonné à Jeanne d’aller faire ensemble quelques pas derrière l’usine, le long du canal.

 

3

 

Plus opulente encore que sa fille aînée, son modèle réduit, Gaby pétunait comme un sapeur et respirait comme un soufflet de forge, si bien qu’à voir l’ample houle de sa poitrine, au balcon d’une robe ou d’un corsage généreusement échancrés, on eût dit qu’elle venait d’escalader cinq étages, alors qu’elle se mouvait en toute occasion avec une lente, nonchalante et tremblante majesté de mammifère marin. Tout le monde n’avait pas, comme Jeanne, le privilège de la voir, tôt le matin, ramasser une chevelure qui lui battait les reins, la rouler et échafauder un chignon avec des dizaines d’épingles qu’elle puisait dans un cendrier et piquait avec art pour le démonter aussi prestement le soir, et abandonner ses longues mèches noires, déjà filetées de blanc, à la brosse appliquée de sa cadette, tout en se curant l’oreille avec une allumette soufrée avant de la gratter et de porter à ses lèvres une de ces « troupe » qu’un voisin, fourrier dans l’infanterie, lui fourguait en cartouches à prix d’ami.

En toute saison elle prenait la micheline de six heures pour gagner, à Paris, l’atelier de joaillerie où elle était préposée au contrôle des entrées et sorties des métaux précieux, poste de confiance dont elle se rengorgeait comme d’une mission dont eût dépendu la sûreté de l’État. Son œil d’un bleu électrique repérait les comportements douteux, les caches les plus ingénieuses, et même quand on n’avait rien à se reprocher, un regard d’elle suffisait à se sentir coupable d’on ne savait quoi.

C’est de cet œil inquisiteur qu’elle dévisagea Jeanne après que celle-ci, ayant quitté la table de jardin, sous le pêcher, à l’abri du soleil de l’été indien, où l’on fêtait l’anniversaire d’Aimé, le père, s’en fut revenue, toute pâle, du fond du jardin où elle avait couru vomir contre le grillage du poulailler derrière lequel cous-nus et colverts s’étaient agglutinés pour disputer aux oies cette pitance inattendue.

Gaby ne demanda pas de qui. Vu les paquets de tabac à rouler et les flacons de Bénédictine ou de Chartreuse qu’il lui rapportait de la coopérative de son usine, elle ne pouvait douter que c’était Gervais qu’en échange de ce tribut elle laissait fricoter avec sa cadette depuis le fameux bal où il l’avait raccompagnée dans la nuit, si égarée qu’on l’avait trouvée, le lendemain, couchée tout habillée sur le banc de l’entrée, le chat lové contre son ventre.

 

4

 

Gaby n’avait pas feint la surprise, encore moins la colère comme lorsqu’elle surprenait, à l’atelier de joaillerie, une contrevenante à glisser sous son ongle un copeau d’or blanc. L’accident lui permettrait de caser sa cadette avant ses dix-huit ans. Ce serait un souci de moins car Jeanne, la pauvre, hormis les tâches ménagères dans lesquelles elle suppléait sa mère, ne montrait de dispositions pour aucune activité qui lui eût permis de subvenir à ses besoins, n’avait pas plus de cervelle qu’un moineau, vivait dans la lune et en était encore, à son âge, à jouer avec un baigneur en celluloïd qui bêlait « M’man » quand on le penchait en avant.

Pour déterminer jusqu’à quelle date on ne pourrait décemment différer le mariage, elle demanda à quand remontait l’irréparable, puis consulta le calendrier des Postes, au dessus Du poste de TSF sur les ondes duquel alternaient à longueur de journée chansons de charme et rumeurs de guerre.

Quand elle se tourna vers Aimé, tassé, souffreteux, sur son tabouret, pour lui dresser un état de la situation, c’est à peine si celui-ci leva les yeux de l’exemplaire du Petit Journal qu’en fervent Croix-de-Feu il lisait de la première à la dernière ligne. D’un geste exaspéré, il interrompit son épouse, ordonna à sa cadette d’approcher et lui tapota la joue avec une affectueuse indifférence comme pour lui signifier que tout cela, comparé à ce qu’il avait lui-même subi, n’était qu’un mauvais moment à passer.

Des deux filles, Jeanne était sa préférée. Edwige ressemblait trop à sa mère et, comme elle, le regardait avec condescendance déchiffrer son journal en remuant les lèvres et en suivant les lignes du bout de l’index. Elle ne comprenait pas que Gaby leur eût donné pour géniteur un type usé avant l’âge, aux ongles noircis par la limaille, qui rapportait trois fois moins qu’elle à la maison, et lui en voulait d’autant plus que c’est par lui qu’elle-même avait connu Léon, lui aussi manœuvre aux Grands Laminoirs de Villeneuve, Léon dont le rire rauque de saxo, dans les bals des bords de Marne, lui avait tourné la tête.

Chez Jeanne, Aimé s’attendrissait sur sa propre soumission à un destin tracé d’avance, et s’il parut ne pas pleurer le départ annoncé de sa cadette, c’est que le gaz moutarde, en 14, du côté de Bruay-en-Artois, lui avait tiré toutes les larmes du corps, lui asséchant les yeux pour le restant de ses jours.

 

© Fayard 2015

© Photo : Maurice Rougemont

 

 

Quatrième de couverture > Jeanne, dite M’man, a épousé Gervais, garçon réservé, travailleur, peu prodigue de mots et de marques d’amour, qui, par sa carrière rectiligne, garantira à leur couple une sécurité de moins en moins étriquée.

M’man aura élevé trois enfants.

Une fois les enfants grandis, Gervais retraité, M’man et lui se retrouvent dans un tête-à-tête qu’ils n’ont jamais connu et qu’ils ne savent trop comment occuper. Heureusement, quelques voyages organisés vont, pendant un temps, distraire une Jeanne ravie et son mari, moins épris de dépaysement. Bientôt l’âge fait son œuvre et Gervais va s’épuiser à tenir sa femme à bout de bras dans leur modeste maison de banlieue.

Ce récit en accéléré de près d’un siècle se lit comme l’humble épopée d’une de ces vies faites de détresses discrètes, d’envies réfrénées, d’élans contenus, de journées quasi immobiles mais pourtant bien remplies, celles aussi de deux êtres entre lesquels la parole est devenue un bruit de fond.

Composé de cent courts chapitres qui sont autant d’éclats d’un portrait en mosaïque, M’man donne à mesurer ce que furent les conditions de dépendance des femmes au foyer au XXe siècle, à maints égards plus proches de celles de leurs devancières du XIXe siècle que du sort actuel de la plupart de leurs descendantes.

 

Claude Durand est né en 1938 à Livry-Gargan et mort le 6 mai 2015 à Paris. Auteur d’une dizaine de livres, dont La Nuit zoologique, prix Médicis 1979, il dirigea les Éditions Fayard de 1980 à 2009. Ce roman posthume est le plus intime de ses livres.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Claude Durand, M’man, Fayard, octobre 2015, 272 pages, 18 €

 

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