Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Pierre Montal. Extrait de : Les Années Foch






 

EXTRAIT >


Hélène


J’aurais aimé pouvoir afficher « Complet » à l’entrée de l’avenue et refuser les nouvelles têtes. Surtout après l’arrivée, à l’automne, de ce gamin qui cherchait Anne, qui posait des questions sans donner l’air d’attendre une réponse. Il ne semblait pas bien dangereux ni spécialement malin, ce n’était pas le problème, mais il paraissait trop triste pour ne pas finir par créer des emmerdements. Je connais les mélancoliques. Quand ils ne causent pas de tort, ils font perdre du temps. Mes clients mélancoliques mettent toujours des heures à se rhabiller. C’est leur piège. Tout le monde a un piège pour forcer les autres à écouter ses problèmes. Avant la passe, l’homme « normal » pense trop à baiser pour discuter. Après il veut généralement déguerpir au plus vite, pas fier. Mais le mélancolique, lui, bavarde, comme s’il s’en voulait. Si l’on ne se tient pas sur ses gardes, on se retrouve vite à ressasser avec lui. Tout le monde a le droit d’être triste, je ne le conteste pas. Mais, chercher les confidences des autres, ce n’est pas correct.

L’embouteillage s’est formé après minuit dans les contre-allées. Les voitures s’entassaient, méthodiquement. Puis j’ai vu repasser les mêmes bagnoles, avec les mêmes profils de conducteurs. Pas de doute, ils faisaient plusieurs tours, de vrais insectes autour d’une lampe. Il n’y a pas beaucoup d’explications à ça. En fait, il n’y en a qu’une ici, je la connaissais avant même de descendre de voiture : la chair fraîche.

La fille était superbe. Une blonde qui paraissait encore plus grande dans cette minuscule Citroën noire. Le plafonnier éclairait exagérément son visage. D’habitude, on cherche toutes l’obscurité. Des traits réguliers, un profil parfait, un décolleté qui aurait sans doute pu provoquer à lui seul le bouchon... bref, des complications.

Le lendemain, j’ai retrouvé les autres filles de l’avenue dans un café de la place Victor-Hugo. La nouvelle avait réussi son entrée, elles étaient toutes au courant. Nous allions faire comme d’habitude. Il ne fallait pas traîner. « Cette salope est trop belle », a conclu Jenny.

Elle se faisait appeler Ingrid et m’a répété au moins trois fois que c’était son vrai prénom. Elle prétendait venir de Suède, être étudiante en économie et garer sa voiture sur l’avenue pour payer ses études. Je connaissais le discours, toujours le même. Elle m’a expliqué qu’elle ne viendrait pas le week-end, parce qu’elle repartait en Suède chaque semaine voir sa famille. Rien ne manquait à la panoplie. C’était à se demander qui avait écrit le speech en premier. Le week-end prochain, papa et maman pleureraient leur fille devant la télé, à Göteborg ou plus vraisemblablement en Russie, comme tous les soirs depuis des mois. Ingrid ne prendrait pas l’avion pour leur rendre visite, elle traînerait sans doute près des palaces du VIIIe arrondissement. Dans deux mois, grâce à ses clients fidèles, elle partirait à Monaco pour un beau petit paquet de fric. Son plan était simple, elle voulait faire l’escort, recevoir en appartement, vivre grâce à une petite dizaine d’habitués, des « gentlemen », si possible un peu ramollis, de plus de quarante-cinq ans, le genre qui ne fait plus de mal à personne. J’y avais pensé avant elle, nous y avions toutes pensé. Dans quel métier on ne rêve pas de supprimer les mauvais côtés pour ne garder que les bons ? La coiffeuse veut en finir avec les shampoings j’imagine, le cadre supérieur rêve de se mettre à son compte, sans chef et, nous, nous voulons toutes oublier la rue. J’avais bien l’appartement, acheté cash avec la vente d’un petit deux-pièces après la mort de ma mère. Mais je n’étais pas assez jolie, ni assez jeune pour attendre bien au chaud que le client y débarque.

Ingrid, elle, était belle à tomber mais elle ne pourrait jamais acheter de studio. Il lui faudrait louer avec tous les ennuis qui allaient avec, pas uniquement les macs, mais aussi les propriétaires méfiants, ceux qui réclamaient leur coup à l’œil sans quoi ils vous foutaient dehors, ceux qui vous viraient pour faire plaisir à Bobonne, toujours un peu agacée par la jolie locataire. Dans cinq ans, elle douterait et se ferait opérer les seins. Il paraît que l’on dit « augmenter les seins » aujourd’hui. Aux nouveaux clients, elle raconterait encore ses études et ses retours dominicaux en Suède. Les filles n’abandonnent jamais leurs mensonges, elles resservent la version des débuts, cela finit par rassurer tout le monde, le client comme elles. Pendant combien de temps j’ai expliqué aux hommes que je venais ici après le bureau ? Le type qui me quittait en remontant sa braguette à deux heures du matin pouvait-il sérieusement m’imaginer au bureau six heures plus tard, en « assistante de direction » ? Mais on s’y retrouvait, lui comme moi : il n’allait pas vraiment aux putes et le trottoir n’était pas ma vraie vie. Ingrid a enchaîné sur une histoire de sœur jumelle installée à Los Angeles et qu’elle comptait rejoindre bientôt. Ça devenait n’importe quoi. Il allait falloir passer à la partie désagréable.

— Ma chérie, ici on est plusieurs, on est organisées. Il y a deux ou trois règles à suivre.

— Mais, j’ai le droit, je peux venir !

— Tu peux. Si tu respectes les règles dont je voudrais te parler. Par exemple, tu ne peux rester garée ici. Avec les filles, nous avons décidé d’espacer les voitures pour ne pas nous marcher dessus. Tu vois ?

— Et alors ?

— Il faudrait te garer plus bas, vers l’Étoile, à hauteur du 10 par exemple. Toujours sur le trottoir de gauche, mais ça tu avais compris, c’est bien.

— D’accord.

— Et puis, on s’est réparti les horaires, pour ne pas arriver toutes en même temps. Toi, tu pourrais venir vers dix-sept heures trente par exemple ? Ça te va ? Tu restes autant que tu le veux bien sûr.

— Oui. Et je peux venir si je fais ça ?


— Bien sûr, chérie, la rue est à tout le monde.

Voilà, c’était fait. Ingrid se retrouvait au début de l’avenue, un peu trop en vue pour que les clients s’arrêtent sans crainte. Et à dix-sept heures trente en plus, quasiment pour la sortie des écoles, il n’y aurait pas foule. C’était la première partie du plan, une petite vengeance entre filles, rien de bien sérieux, un bizutage. La suite ne m’enchantait pas, mais elle allait finir par venir. Ce serait plus dangereux pour elle. Et puis cela m’obligerait à parler à Michel.

 

© Pierre-Guillaume de Roux 2015

© Photo : François Grivelet DR

 

 

Quatrième de couverture > « L'avenue Foch a fait plus que combler chez moi un retard de culture générale, elle a forgé un goût. Tout était possible derrière ces façades haussmanniennes protégées par des contres-allées sombres comme des douves de châteaux forts. Rien ne vaut Foch, m’avait dit Anne. »

1995. Pierre, 20 ans, débarque à Paris pour retrouver la trace d’Anne, son amie d'enfance disparue. Ses recherches le mènent avenue Foch. Il découvre l'envers nocturne de cette luxueuse adresse : les prostituées, les "aventuriers" du Bois de Boulogne, les riverains fortunés, les fêtards égarés, les policiers du stand de tir, le club des gardiens d'ambassades et même Gérard de Villiers ou le musicien Prince... Tous se croisent dans cet univers parallèle fait de contre-allées, de recoins sombres et de secrets.

Pierre rencontre ainsi Hélène, une prostituée, et Michel Damborre, dandy fatigué et charismatique. Tous deux ont bien connu Anne et s’efforcent de le cacher au jeune homme. Un drame lui permettra de découvrir la vérité sur son amie et de comprendre son parcours. Celui d’une enfant perdue des années 1990, comme lui.

 

Né en 1971, Jean-Pierre Montal est le cofondateur des éditions Rue Fromentin. Il a publié en 2013 Maurice Ronet - Les Vies du feu follet (Pierre-Guillaume de Roux). Les Années Foch est son premier roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-Pierre Montal, Les Années Foch, Pierre-Guillaume de Roux, août 2015, 212 pages, 20,90 € 


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