Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Nelly Kaprièlian : Veronica

La sélection des meilleurs livres de la rentrée littéraire de janvier 2016   


Parution : le 20 janvier, réservez-le chez votre libraire.

 

Première impression : on se précipite sur le deuxième roman de Nelly Kaprièlian quand on a aimé le premier, Le manteau de Garbo, rentrée de septembre 2014. C’est mon cas. Le milieu littéraire a vite fait de classer ses acteurs. Nelly Kaprièlian incarne avec un certain chic le pouvoir journalistique (Inrockuptibles, Vogue, Le Masque et la Plume, etc.). On sait donc combien elle chérit la littérature. Lorsque tout à coup elle se met à en produire, on la regarde avec suspicion. Comment, vous, l’arbitre des élégances, vous publiez-vous aussi un roman ? Il va falloir choisir mon petit, on peut difficilement être au four et au moulin. On se méfie a priori ; Le manteau de Garbo : encore un livre de journaliste. Littéraire sans doute, sorte de récit bien troussé autour de quelques mythes chers à l’auteure : le vêtement, les apparences, le cinéma, Garbo, Los Angeles, etc. Avec tout à coup, et que l’on reçoit en pleine figure, des pages terribles sur le génocide arménien. Et de-ci, de-là, qui nous enchante, un aveu. Un imaginaire. Des personnages. Du style.

Un écrivain se montre à peine, timidement, entre deux chapitres. Il faudrait qu’elle se lâche, se dit-on, qu’elle se foute complètement des petits copains, qu’elle y aille. Qu’elle ose, toute nue dans la foule. Elle a osé. Elle y est allée. Elle s’est lancée malgré le risque, immense. Michel Houellebecq rappelle qu’il faut lire un auteur dans l’ordre dans lequel il publie, car son précédent livre annonce celui que nous lisons. Seul un écrivain peut comprendre les écrivains. On a lu Le manteau de Garbo. Il contenait tous les ingrédients qui font de Veronica (sans accent) un grand livre. Toutes les promesses du précédent sont tenues, et même davantage. Une voix qui aurait ému Billie Holiday. Grave, originale. Mystérieusement douloureuse. Pas une once de contentement, ou de « self-pity ». Une sorte d’intime viscontien (paradoxe !). Et ce Los Angeles tentaculaire, enveloppant Veronica dans un enfer dont elle croit pouvoir s’extraire en y demeurant ! Ces palmiers – non pas sauvages –, mais peints en or, quand le soleil se couche sur Santa Monica, derrière la Pacific Coast Highway. Et ces espoirs déçus, ce rêve mort, que le hâle révèle derrière les sourires contraints.

Il va falloir compter avec la Kaprièlian. Pas dans l’attente de sa bénédiction journalistique, car on lit un livre de tant de façons et tout le monde a raison, mais au sein du cercle – très fermé – des écrivains contemporains.

 

Prise en main : Voir ce qui précède.

 

Quatrième de couverture : « Elle mentait aux journalistes. Le département publicité de la Paramount s’en était vite aperçu. Ça avait commencé par des détails, parce que ça commence toujours ainsi… Elle mentait sur sa couleur préférée : rouge, répondait-elle à l’un, violet, à un autre. Enfin, ils réalisèrent qu’elle se faisait passer pour ce qu’elle n’était pas. Elle disait que sa famille était aristocrate, que ses ancêtres étaient anglais, qu’elle avait vécu en Suisse, qu’elle était née dans une rivière... »

Quel secret cache Nicole Smith dite Nikkie dite Veronica, star de l’âge d’or hollywoodien ? Pourquoi semble-t-elle fuir sa mère, les hommes, jusqu’à ses enfants ? Et que révèlent ses mémoires inquiétants, retrouvés près de son corps sans vie ?

Cinquante ans après la disparition de Veronica, une journaliste française se penche sur cette affaire irrésolue, comme une photographie ou une séquence légendaire en fourreau noir. Mais ce Los Angeles de cinéma ne livre pas facilement ses secrets.

Nelly Kaprièlian nous offre une plongée fascinante dans le destin d’une star oubliée, victime de sa mère, de ses mauvais amis, du Moloch cinéma, cruelle aussi…

 

Première phrase : Une brume glacée maquillait de fines paillettes ses lèvres closes.

 

La page 46 (pourquoi la page 46 ? Et pourquoi pas ?)  « Ma vie me faisait l’effet d’un manège », avec les mêmes vieux chevaux de bois, leur éternel petit rictus figé, mortifère, leurs yeux peints exorbités, comme s’ils étaient le témoin d’une scène d’horreur, et la scène d’horreur, c’est votre vie, « ce piège qui vous condamne à tourner sur vous-même au rythme d’une atroce petite musique », ajoutait-elle. Si John avait été heureux d’avoir une fille, le Cyclope exigeait un fils. Il en était à la harceler, comme si elle avait le pouvoir, avec sa chair, de fabriquer un minuscule pénis à l’embryon. Par bonheur, c’était un garçon qui était né en 1945. Elle n’avait jamais éprouvé une telle angoisse. La chose qui vivait jusque là cachée dans son ventre la regardait de ses yeux grands ouverts, et elle crut y déceler une lueur maléfique. Elle se dit avec effroi que ce fils ne lui apporterait que des malheurs. Elle ne savait, pas, alors, qu’elle n’élèverait aucun de ses enfants.

Elle roule dans sa nouvelle Pontiac décapotable, les cheveux ébouriffés par le vent, elle porte des lunettes de soleil en écaille de tortue, un manteau façon peignoir en laine blanche. Elle aime toujours autant conduire seule jusqu’à la plage – son mari la croit au studio et le studio avec son mari. Elle aime aussi la vue de ces palmiers qui bordent les avenues de Los Angeles, le soleil qui joue à travers leurs feuilles frangées avant de retomber sur elle en une pluie de rayons. Cette sensation d’éternité que la lumière lui procure, c’est la seule chose dont elle ne se soit jamais lassée, et elle se dit qu’au fond, si elle s’en était tenue à ça, au lieu d’obéir aux conneries de sa mère, au lieu d’épouser des types impossibles, sa vie serait nettement plus simple.

 

Dernière phrase : Je la vois se lever au fond du Tower Bar, scintiller dans sa combinaison argentée, vaciller sur ses hauts talons, me chercher longuement du regard, et me voir, enfin.

 

Conclusion : « In my solitude », disait Billie. L’astre noir de la rentrée de janvier. Un « must », dirait la joaillerie Cartier.

 

Annick Geille

© Photo : JF Paga

 

Nelly Kaprièlian, Veronica, Grasset, janvier 2016, 288 pages, 18 €

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