Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Patrick Besson : Ne mets pas de glace sur un cœur vide


La sélection des meilleurs livres de la rentrée littéraire de janvier 2016

 

Première impression : On est d’accord ou pas avec ses éditos du Point (on apprécie ceux dont il se moque, ou l’on se moque de ceux qu’il apprécie) ; lorsque Patrick Besson publie, on se précipite. Il a un sacré métier, le Patrick. Bon titre, et pour cause. D’après Irène Némirovsky – citée par l’auteur – ce serait la phrase que prononça Tchekhov sur son lit de mort.

 

La quatrième de couverture : Dans la banlieue parisienne de Malakoff, Vincent Lagarde séduit les femmes les plus belles malgré son cœur malade et son physique ingrat. Lorsqu'il épouse la sublime Karima, tout le monde cherche la faille... 

Malakoff, juillet 1989 : au Café du Carrefour, boulevard Gabriel-Péri, Vincent et Philippe commentent avec ironie le défilé extravagant qui a eu lieu sur les Champs Elysées pour fêter le deux centième anniversaire de la Révolution Française. Vincent, malade du cœur qui attend une greffe, et Philippe, professeur de lettres passionné de vélo et de sexe, sont des voisins qui deviendront des amis, puis des rivaux et enfin des ennemis. À cause d'une belle et brillante veuve algérienne, ils vivront l'aventure la plus singulière et la plus troublante de leur existence. 
Au travers de cette tragi-comédie à suspens dont le déroulement surprendra les lecteurs, Patrick Besson ( Lettre à un ami perduDaraLes BrabanMais le fleuve tuera l'homme blancCome baby) fait revivre la France de la fin du siècle dernier, continent presque déjà disparu.

 

La première phrase : J’étais leur voisin à Malakoff, il y a plus de vingt ans.

 

Le pitch : « Il n’y a rien de vrai en tous cas dans ce que nous avons vécu. » Cette sensation de flou, de « cœur vide » Patrick Besson la met en scène dans ce roman faussement gai. Le temps serait-il le personnage principal ? Que l’on soit jeune, ou un peu moins, au point de ressentir une sorte d’irréalité croissante, il faut se méfier des (faux) amis quand ils sont nos vrais voisins. Comment savoir si l’on est l’ami de quelqu’un ? Il téléphone et on le rappelle (encore plus vrai vingt ans après, quand règne le SMS qui fait gagner du temps et perdre ses amis). Ainsi Vincent – un type sans cœur au sens propre, car dans l’attente d’une greffe cardiaque, dans le Malakoff des années 89/90 –, est-il le vrai voisin, mais pas l’ami de Philippe, le narrateur. Philippe est prof de lettres « sportif et pas pédé ». La réalité pour lui n’existe pas. Il a beau se pincer, il ne marche pas dans les combines du réel. Somnambule chez les vivants, Philippe est une sorte d’athée de la vie. Pour lui donner un semblant de relief, il n’a que deux expédients, la littérature et le sexe. Ce prof de lettres lit beaucoup et couche avec énormément de femmes. En particulier celles de son voisin sans cœur. Le narrateur les connaîtra toutes bibliquement. Pendant que se déroule cette petite histoire aux dialogues ciselés, une page de la grande se tourne (chute du mur de Berlin, fin des Ceausescu, mort de Beckett, Mandela à Paris, etc.) On paie en francs. Les portables n’existent pas. C’est l’époque des répondeurs. Dernier numéro d’Apostrophes…

 

Une phrase qui donne le « la » ? Elle sourit et but une gorgée de champagne. Une fille adore sourire avant de boire une coupe de champagne, surtout quand son mari – ou concubin – et son amant se trouvent au même endroit.

 

La page 100 (pourquoi la page100 ? Et pourquoi pas? Elle donne le ton du livre, un aperçu de sa désinvolture attristée) :

— Elle avait l’air de se moquer de moi, dit-il.

— C’est un air qu’on prend parfois quand quelqu’un nous plaît.

— Je me souviens que tu avais l’air moqueur en regardant Vanessa.

— Elle me plaisait.

— Pareil avec Sonia.

— Elle me plaisait aussi.

— Karima devrait te plaire également.

— Le contraire m’étonnerait.

— C’est bizarre cette manie que toutes mes nanas ont de te plaire.

— Essaye une moche.

— Ne me tente pas, serpent de la Bible.

Si j’étais le serpent de la Bible, qu’était-il, lui, La Bête de l’Apocalypse ?

À la secrétaire et au répondeur, il laissa le numéro de son appartement car il n’allait pas au bureau, il n’en avait pas. À l’exception de quelques mois, dont Karima m’apprit plus tard que c’étaient quelques semaines chez Warner, en octobre 1981 – les bureaux s’étaient toujours refusés à lui. Ils lui semblaient être un continent inconnu que regagnaient chaque matin ses contemporains, le laissant seul et inoccupé sur l’embarcadère du travail. Il rentrait alors chez lui, ou plutôt chez sa mère, qui pourvoyait en outre à ses besoins. Il m’apprit un jour qu’il touchait des revenus équivalents au salaire mensuel d’un P-DG d’une entreprise de moyenne importance, genre l’agence immobilière de Karima, argent grâce auquel il pouvait se vêtir chez les bons faiseurs et dîner dons des restaurants étoilés qui impressionnaient les infirmières et les coiffeuses.

Le lendemain de sa rencontre avec Karima – c’était un samedi –, Vincent attendit onze heures du matin pour rappeler au domicile de l’inconnue de Pablo-Neruda. Répondeur. On a oublié ces grosses machines que les jolies filles laissaient branchées en permanence. C’est avec elles qu’elles ont commencé à torturer les hommes un peu mieux qu’avant. Vincent ne laissa pas de message, certain que pour un motif mystérieux, la femme s’était moquée de lui.

 

La dernière phrase : Sa mère mourut sept mois plus tard. De chagrin.

 

Conclusion : L’écriture pétille, narquoise, sûre d’elle. Elle virevolte, et brille en cachant son jeu. « Le droit au loup », disait le romancier Jack-Alain Léger. On se laisse embarquer dans cet univers loufoque à la Boris Vian. La grande histoire et la petite se croisent, la nostalgie serre les cœurs. La fonction de l’écrivain c’est de rendre la vie qui n’est pas, ou plus. Que sont la jeunesse et nos amis devenus, semble dire Patrick Besson. Nous sourions souvent. Pas lui. Écrivain trop poli pour être triste, Patrick Besson nous quitte sur une pirouette, fuyant l’absence des voisins qu’il aimait.

 

Annick Geille

© Photo : Bruno Klein

 

Patrick Besson, Ne mets pas de glace sur un cœur vide, Plon, janvier 2016, 185 pages, 18 €

Aucun commentaire pour ce contenu.