Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Frédéric Vitoux : Le Rendez-vous des mariniers


La sélection des meilleurs livres de la rentrée littéraire de janvier 2016

 

Première impression : Bon titre. Belle photo de couverture, rétro à souhait. Qu’est donc pour Frédéric Vitoux ce bistrot disparu, son personnage principal ? Une gargote parigote qui connut ses heures de gloire du temps des grands-parents de l’académicien, au cœur de l’Ile Saint-Louis (que chérit un autre écrivain insulaire, lui aussi académicien : Angelo Rinaldi). Le plus bel endroit de Paris. « Il y a le bruissement du vent dans le feuillage des peupliers, le long de des quais et des berges, le clapotis de l’eau, la patience des pêcheurs à la ligne, et ce drôle de ronflement des chaudières et des bateaux-lavoirs qui crachent parfois une fumée âcre et noire, le long des quais d'Anjou et de Bourbon, rien de plus. »

 

Prise en mains : 307 pages, dont certaines illustrées (photos, dessins, lettres, etc.). Un croquis de John Dos Passos, des portraits de Simenon et de Drieu La Rochelle, pépites que nous devons sans doute à l’épouse de l’auteur : Nicole Vitoux.

 

Le pitch : Les meilleurs souvenirs sont ceux qu’on n’a pas vécus. Surtout lorsqu’on est écrivain. Voici donc les « antémémoires » de Frédéric Vitoux, récit proustien et promenade littéraire. Si l’on excepte quelques pages « vécues » par l’auteur – comme celles consacrées à Bernard Frank (il rompit avec Barbara Skelton, auteur du très beau Born Losers, grâce à Sagan et ses tours de magie, et vécut à Paris durant les trois années qui précédèrent la parution de Solde, et sa rencontre avec Claudine). À de rares exceptions près, donc, les souvenirs évoqués ici sont du domaine de la littérature (ou de la vie littéraire), plutôt que liés au passé de l’auteur. Ce qui fait le charme de l’entreprise. « Suivez-moi quai d’Anjou », semble nous dire Frédéric Vitoux, « je serai votre expert en rêveries, votre camarade de poésie. Votre guide dans l’Île. Celui qui permet de saisir l’esprit des lieux et le cœur des hommes – illustres ou pas – qui vécurent ici. Ils passèrent : nous passerons tous. Poussez avec mes chers fantômes la porte du Bistrot des Mariniers qui n’existe plus non plus. Invitation teintée de mélancolie. « Je voudrais bien savoir quand ma jeunesse m’a quitté », disait Jules Renard, cité par l’auteur. Aux Mariniers, nous sommes en bonne compagnie. Louis Aragon, Pierre Drieu La Rochelle, Georges Simenon, Ramon Fernandez sont au « Rendez-vous ». Nous dégustons quelques pages éblouissantes sur Simenon (familier des voies navigables de la destinée). Prenons un verre avec Dos Passos, déjeunons avec Drieu, « cet homme mélancolique, traînant sa nonchalance de séducteur désabusé », familiers de l’Île. Si la pudeur de Vitoux est grande, son sens de l’hospitalité littéraire l’est encore plus.

 

Quatrième de couverture : C’est l’histoire d’un restaurant populaire dans l’île Saint-Louis, où l’on prenait ses repas à même le marbre des tables et où la patronne présentait l’addition sur une ardoise. Son enseigne ne trompait pas : Au Rendez-vous des Mariniers…

Au 33, quai d’Anjou, s’y donnèrent rendez-vous, de 1904 à 1953, les habitants du quartier, les patrons des péniches amarrées sur les berges et les blanchisseuses des bateaux-lavoirs tout proches…

Nombre d’écrivains et d’artistes y trouvèrent aussi refuge et s’en firent souvent l’écho dans leurs œuvres – de Jean de la Ville de Mirmont à Picasso, de John Dos Passos à Pierre Drieu La Rochelle, d’Hemingway à Aragon, de Simenon à Blaise Cendrars, etc. Et c’est encore là que dînèrent, un soir de mars 1933, François Mauriac et Louis-Ferdinand Céline – une rencontre entre deux romanciers que tout opposait !

Frédéric Vitoux s’attarde en leur compagnie. Tout comme il fait revivre les trois propriétaires successifs de l’établissement, dont le destin n’est pas sans résonances avec celui de sa propre famille installée, à la même époque, à l’autre bout du quai, et où il continue d’habiter.

Au Rendez-vous des Mariniers est une promenade chaleureuse, insolite et fragmentée dans l’histoire littéraire de la première moitié du XXe siècle et dans celle de l’île Saint-Louis, pour ne pas dire de la France tout court.

 

Première phrase : « Un mois après ma venue au monde, le 19 août 1944, dans une maison isolée en lisière de la forêt d’Orléans, où ma mère, entourée de ses deux premiers enfants, avait été accueillie, l’été, chez de proches amis, je découvris, si je puis dire, le domicile familial du quai d’Anjou, puisque Paris, non, n’avait pas brûlé avec le départ des troupes allemandes. »

 

La page 233 (pourquoi la page 233 ? Pourquoi pas ? Elle donne une idée de l’esprit du récit) « Fernandez [l’écrivain Ramon Fernandez, père de Dominique Fernandez, ndlr] les réunit [il s’agit de Mauriac et de Céline, ndlr] cette fois pour un dîner près de chez lui, quai d’Anjou au Rendez-vous des Mariniers...

Le fameux dîner du jeudi 23 mars 1933.

Quelle fut leur conversation ?

En vérité, la première question qui devrait se poser serait plutôt celle-ci : y eut- il seulement une conversation entre eux ?

Je n’ai jamais recueilli aucun témoignage d’un dialogue, d’un véritable échange entre Céline [dont Frédéric Vitous est le biographe – La vie de Céline, prix Goncourt de la biographie1988, ndlr] et l’un de ses proches, conversant ou s’opposant sur un sujet donné. En société, Céline se taisait, le plus souvent. Il observait. Il épiait. Il écoutait. Par goût, par tempérament (et pas seulement sur un plan érotique), il était voyeur. Et écouteur aussi. Il auscultait le monde autour de lui. Et puis, soudain, il lui arrivait de prendre la parole. De monologuer, de prophétiser, d’invectiver, d’imiter, d’amuser la galerie, mais oui ! On ne soulignera jamais assez la cocasserie de Céline, auprès de ses intimes, quand il se sentait en confiance. Il inventait, il grossissait les traits, il caricaturait, il voyait juste. Jusqu’au délire ou au fou rire le plus apocalyptique.

J’imagine volontiers Mauriac, tel un chat patelin [Frédéric Vitoux est l’auteur du Dictionnaire amoureux des chats, ndlr] et griffu, tapi aux aguets, dans un coin du Rendez-vous des Mariniers, un Raminagrobis réjoui au fond de lui-même par ce jeune écrivain insensé et désespéré (Céline a presque dix ans de moins que lui, et il débute tout juste dans une carrière que Mauriac a entamée à un âge beaucoup plus jeune que le sien) qu’il espère apprivoiser, voire convertir. En attendant, peut-être, par la suite, de ne faire de lui qu’une bouchée.

Bien entendu, tout chez Céline (la lettre qu’il lui a adressée l’a déjà mis en évidence) le sépare de l’univers mauriacien. Pour faire bref, le conflit entre la foi et la chair, qui pèse sur la plupart des romans de Mauriac, lui demeure totalement étranger. »

 

La dernière phrase : « Ce sont ces souvenirs-là, indirect, qui sont les plus formateurs – et, qui sait, les plus impudiques. »

 

Conclusion : Certains fantômes hantent la mémoire de l’auteur, comme leur repaire, lui aussi disparu, hélas. C’est là que commence la littérature ; le meilleur de Frédéric Vitoux.

 

Annick Geille

Photo : © DR

 

Frédéric Vitoux, Le Rendez-vous des mariniers, Fayard, janvier 2016, 320 pages, 20 €

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