Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Cinq autres bons livres de janvier 2016

Un témoignage déchirant, L’Été d’Agathe, du journaliste Didier Pourquery, deux fictions réussies, Autopsie d’un père, le dixième livre de Pascale Kramer, et La Straniera, premier roman de Stéphanie Vermot-Outhenin (découverte par la romancière Michèle Gazier, jurée au Prix du Premier Roman), un polar métaphysique, Si tous les dieux nous abandonnent, plus l’essai – brillant – de Franck Maubert sur la genèse de L’Homme qui marche, le chef-d’œuvre de Giacometti. Autant de genres divers et variés pour un même plaisir de lecture…



Patrick Delperdange : Si tous les Dieux nous abandonnent    


Première impression : Photo de couverture inquiétante à souhait. Derrière la fuyarde se cache le coupable.

 

Le pitch : Spécialiste du roman policier et de littérature pour la jeunesse, l’auteur, franco-belge, a reçu pas mal de lauriers, dont le Prix Simenon. Il tricote ici une intrigue à trois voix, trois paumés en quête de sens, et de rédemption… Qui les délivrera du mal ? Mais le ciel semble vide. Le malheur devient alors une sorte d’expiation. Céline, Josselin, Léopold, sans oublier le nouveau-né Emmanuel (qui signifie « Dieu avec nous ») verront leurs destins basculer. Unité de lieu et de temps, la tragédie peut se déployer. Patrick Delperdange a beaucoup lu Faulkner, en particulier Sanctuaire ; tant mieux. Il vaut mieux être hanté par le grand William que par le dernier roman de gare en vogue. Ce polar est d’ailleurs parfait lors d’un voyage en TGV. Le soir si possible, quand le paysage s’estompe derrière la vitre, afin d’oublier combien la SNCF nous plume chaque année davantage. Dans un climat de violence diffuse, Patrick Delperdange s’interroge sur la nature de l’homme. Les animaux ignorent l’emprise du mal, mais ils sont en voie d’extinction, au contraire des humains, qui prolifèrent. (Patrick Delperdange sera à Lyon à l’occasion du Quai du Polar les 1, 2 et 3 avril prochains).

 

Première phrase : « La voiture s’est engagée sous la voûte des arbres qui enlaçaient leurs branches par-dessus la chaussée, et le clair de lune grisâtes a disparu. »

 

La phrase qui donne le la : « J’ai marché vers les ténèbres et je les ai trouvées. »

 

Conclusion : Sous l’égide de Marcel Duhamel, la Série Noire, aujourd’hui dirigée par Aurélien Masson, après avoir célébré ses soixante-dix ans en 2015, continue d’attirer les bons auteurs de romans noirs. Avec ce roman à suspense sur la solitude et la quête de sens, Patrick Delperdange (quel nom prédestiné !) nous offre un polar métaphysique.

 

La quatrième de couverture : Violence, cruauté, trahison : rien ne leur sera épargné. Céline est une jeune femme en fuite. Léopold, un vieux monsieur qui ne tient plus à la vie que par habitude. Quant à Josselin, il ne s'agit en fin de compte que d'un idiot qui se croit très malin. Le destin de ces trois personnages va se trouver lié de manière inattendue et impitoyable. Un dieu malfaisant aurait-il décidé de s'amuser avec leur existence, comme un fou qui jouerait aux dés ? Malgré leurs défauts, malgré leurs maladresses, Céline, Léopold et Josselin nous touchent comme nous toucheraient des amis, des semblables, des frères. Ce qui leur arrive pourrait tout aussi bien nous arriver. Si tous les dieux nous abandonnent, il nous faudra continuer à vivre seuls, pauvres humains.

 

> Patrick Delperdange, Si tous les Dieux nous abandonnent, Gallimard, coll. « Série noire », janvier 2016, 234 pages, 17 €

(Photo : DR)

 


Pascale Kramer : Autopsie d’un père

 

Première impression : On aime bien le titre, la bande est énigmatique. La – plaisante – photo de l’auteure (Grand Prix 2005 du Roman de la SGDL, prix Schiller et prix Rambert) eût sans doute été préférable ?

 

 Le pitch : Traité de manière intime dans la peinture d’un ratage entre un père – qui s’est suicidé – et sa fille qui de toute façon avait coupé les ponts, le thème du paria. Le très médiatique Gabriel n’était plus fréquentable. Censuré ! Ania essaie de comprendre cet ex roi maudit, et de se comprendre.

 

Première phrase : « Les bassins de retenue d’eau venaient d’être franchis. »

 

Dernière phrase : « Et elle ne comprenait pas davantage de quelle insondable rancune les jeunes types, si veules et lents hier à s’avancer jusqu’à la tombe, avaient tiré l’énergie d’un acte d’une telle violence. »

 

Conclusion : Le meilleur ? Beau personnage de la veuve, Clara.

Roman familial et social. Avec en toile de fond, la société française contemporaine ; vénéneuse, tel un fruit blet et empoisonné.

 

Quatrième de couverture : Ania, qui n'a guère vu son père Gabriel ces dernières années, apprend par sa nouvelle femme qu'il vient de se suicider. Cette mort volontaire semble faire suite au scandale qui a éclaboussé ce journaliste et intellectuel de gauche quand il a publiquement pris la défense de deux jeunes « Français » qui ont massacré un Comorien sans-papiers. Comment les haines ont-elles pu en arriver là ? Dans le village où il doit être enterré, l'ambiance est délétère, chacun prenant parti pour ou contre Gabriel. Que s'est-il passé pour que ce père en vienne à rétrécir ses vues au point de tremper dans une affaire aussi sordide et de devenir un paria ? En auscultant une France sous tension et au bord de l'explosion, Pascale Kramer nous offre un puissant roman sur le basculement politique et le repli sur soi, qu'elle met en scène de manière intime et collective.

 

> Pascale Kramer, Autopsie d’un père, Flammarion, janvier 2016, 173 pages, 17 €

(Photgo : © David Ignaszewski/Koboy)

 


Didier Pourquery : L’Été d’Agathe

 

Première impression : Livre de journaliste ? L’auteur est un acteur clef du milieu. On entre dans le texte et l’on comprend immédiatement qu’il s’agit d’un texte nécessaire. Suffisamment rare pour être souligné. La douleur du narrateur vous saute aux yeux dès les premières pages. On ne lâche plus le livre, car cette douleur qui loin de se tenir tranquille, est tout sauf sage, devient notre fil conducteur. 

 

Le Pitch : Le cri d’un père orphelin de sa fille. Qui ne peut se taire, et doit parler. Nous parle. Pour offrir au lecteur cette pavane pour une fille défunte. Tous ceux qui ont atrocement perdu un proche récemment (maladies, accidents, attentats) seront ses lecteurs reconnaissants.

 

La première phrase : « Jeudi 21 juin 2007

J’ai reçu les résultats. Ils ne sont pas bons. »

 

La dernière phrase : « Il y a tellement de choses que je voudrais te dire ce soir, mon Agathe. Je vais les écrire dans un livre, ça me fera du bien de te les raconter, de te raconter. Je t’aime. »

 

Conclusion : Un tombeau de mots. On ne peut ressusciter personne, mais il est possible de rendre la vie supportable avec des mots.

 

Quatrième de couverture : « Vendredi 10 août 2007. Agathe s'est arrêtée de respirer. Après six mois de lutte depuis sa deuxième greffe et toute une vie de combat. Sa lumière, son rire, son esprit, son courage vont tellement nous manquer. Sept ans plus tard, moi, son père, j'ai décidé de raconter qui était cette jeune femme vivante, joyeuse et directe. Comment elle a avancé, aimé, partagé. Comment elle a vécu, jusqu'au bout, son dernier été. Je voulais parler de sa vie, de la vie. Je me suis replongé dans mes notes, j'ai repris les photos, les courriers de ses vingt-trois étés. Puis j'ai commencé à écrire. Jour après jour. Ce fut difficile et doux. Tu m'accompagnais, Agathe, avec ton regard sur le monde, sur la maladie, sur la famille, sur moi. Nous échangions. À la fin, tu étais en vie. » D.P.

 

> Didier Pourquery, L’Eté d’Agathe, Grasset, Janvier 2016, 198 pages, 17 €

(Photo DR)

 

 

Stéphanie Vermot-Outhenin : La Straniera

 

Première impression : Petite maison très pointue créée par la fille de François Nourissier et de Cécile Mulsthein, La Grande Ourse s’est vite imposée sur la scène littéraire française, avec de bons premiers romans tels Repulse Bay (Prix du Premier Roman 1013). Le premier roman de Stéphanie Vermot-Outhein – découvert par Michèle Gazier, romancière au Seuil, juré au Prix du Premier Roman et passionnée par l’Italie – devrait connaître un sort heureux auprès des femmes. Tant mieux, car ce sont elles qui lisent les romans. Seul bémol, le titre qui doit tout à Bellini, n’est pas facile à lire. La typo, quoique graphique, complique les choses. Cependant dès qu’on se met à lire le texte, on oublie.

 

Le pitch : Beau thème féministe. La culpabilité et comment s’en débarrasser. Mari, enfant : la scandaleuse Marianne laisse tout. Abandonne tout. Pourquoi ? Il faut se débarrasser de tous les clichés sur la féminité pour devenir une personne, le tout sur fond de choc des cultures. Marianne devient elle-même sous nos yeux. Intrigue sophistiquée. Écriture nourrie. Les premiers romans sont souvent anecdotiques. Pas celui-ci. Vision ample, personnages. Mythologie. Imaginaire prometteur.

 

La première phrase : « Qui était-elle ? À quelle image pouvait-elle s’identifier ? »

 

Dernière phrase ; « Et puis, si tu veux, je t’aiderai à faire ta valise… À quelle heure est votre train, demain ? »

 

Conclusion : Un écrivain est né. À suivre.

 

Quatrième de couverture : Un train file et s’enfonce dans la nuit. La ragazza straniera, la francese s’en va, quitte ce pays qui l’a accueillie à bras ouverts il y a vingt ans déjà.

Quand quelques jours plus tôt, sa belle-sœur lui a tendu son billet, un aller simple Rome-Dijon, Marianne a accepté de partir. Sans rien dire, sans pleurer ni hurler. Sans même réfléchir. Guidée simplement par la douce voix de Lorette. « Mais bien sûr, tu viens immédiatement ! Je t’attends ma petite-fille. »

 

> Stéphanie Vermot-Outhenin : La Straniera, La Grande Ourse, janvier 2016, 176 pages, 16 €

(Photo DR)

 


Franck Maubert, L’homme qui marche

 

Première impression : Dès qu’il s’agit de comprendre l’intériorité d’un artiste, et quel artiste, cette fois, Alberto Giacometti, Franck Maubert est le meilleur écrivain français du moment. Comme il existe des experts dans les salles des ventes et les galeries, il existe à Paris un expert littéraire de l’art : c’est lui.

 

Le pitch : Je suis, nous sommes tous « un homme qui marche ». Des hommes qui marchent. D’où la grandeur de cette œuvre : elle nous réunit et exprime notre humanité. Cependant le mystère demeure sur la création de ce chef-d’œuvre qui a pourtant déjà fait couler pas mal d’encre. Franck Maubert s’est glissé dans la peau de Giacometti. Il nous prend par la main et nous guide avec générosité et finesse dans l’espace et le temps à la recherche de ce qui a fondé l’imaginaire du sculpteur. Promenade autour de la plus célèbre statuaire de la planète- terre. Frank Maubert comprend le sculpteur comme s’il s’agissait de lui, d’où cette aisance, ce regard. L’érudition, par pudeur, avance masquée. On ne la sent que lorsqu’on a tout enregistré. Un savoir-faire qui n’est pas donné à tous les critiques d’art, ni même à la plupart des romanciers. Du grand art. « Giacometti pose la question fondamentale, celle de l’existence, du rapport de l’être au monde. Le nouveau Rodin, c’est lui. »

 

La première phrase : « Pourquoi cette sculpture, L’homme qui marche, exerce-t-elle une telle fascination ? »

 

La dernière phrase : « Aucune notice biographique, aucun dictionnaire, aucune encyclopédie ne saura dire qui était l’homme complexe, le grand homme, le génial artiste. Une mythologie se bâtit d’une suite de petits riens et de différences, de grand œuvre et de petites phrases. Peut-être celle-ci : “Je cherche en tâtonnant à attraper dans le vide le fil blanc du merveilleux.” »

La littérature dit tout, révèle tout. CQFD.

 

Quatrième de couverture : En septembre 1945, Alberto Giacometti retrouve son atelier parisien, dont la guerre l’a tenu éloigné. Dans ses bagages, il rapporte ce qu’il n’a pas détruit, soit peu de choses : des têtes et des personnages en pied qui tiennent dans des boîtes d’allumettes. Il reprend aussitôt son travail sur la figure humaine. Sa perception de l’espace se transforme soudain. Durant l’année 1946, il trouve enfin sa voie. Il parvient à inventer une forme qui résume tout l’homme et sa condition : l’homme dans son extrême dépouillement, solitaire, frêle et puissant, en mouvement, pensant. C’est un coup de maître.

L’Homme qui marche, cette haute figure aux longues jambes, la tête si loin des pieds rocheux, c’est vous, c’est moi. C’est l’artiste lui-même. Nous nous reconnaissons en lui. Mais sait-on bien d’où il vient ?

Dans ces pages, Franck Maubert, auteur du récit Le Dernier Modèle (prix Renaudot essai 2012), va à sa rencontre et l’interroge. Il nous raconte l’histoire fascinante de ce chef-d’œuvre, les circonstances de sa création, les sources qui l’ont inspiré et sa trajectoire dans les deux dernières décennies de la vie de Giacometti.

 

> Franck Maubert, L’Homme qui marche, Fayard, janvier 2013, 136 pages, 17 €

(Photo : © Opale)

 

Sélection réalisée par Annick Geille

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