Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Claudel : L’Arbre du pays Toraja

La sélection des meilleurs livres de janvier et février 2016

 

 

Première impression : Écrivain-cinéaste et juré Goncourt, l’auteur – entre autres – des Âmes grises et du Rapport de Brodec ose un titre difficile. Il faut en effet avoir lu le roman pour en apprécier la force. Par ailleurs, Philippe Claudel prend des risques. Un roman dont le sujet est la mort, ce n’est pas main-stream, comme on dit dans le milieu. Belle jaquette, froide à dessein (bleu-vert-gris et typo argentée). Le motif ? Pluie allégorique des feuilles de « l’arbre du pays Toraja » (important rite funéraire en Indonésie). Le roman a été publié en janvier, et le printemps approche, mais il n’y a pas de date de péremption pour les bons livres. Ni de délai pour poser la seule question qui importe en littérature comme dans la vie. Comment vivons-nous la mort ? Tout le reste est secondaire.

 

Le pitch : Le narrateur, un artiste, a perdu son meilleur ami (non seulement reconnaît-on Jean-Marc Roberts dans le magnifique personnage d’Eugène, mais c’est son portrait craché, une peinture fine et sensible qu’il aurait aimée). Ce presque frère était le producteur de son œuvre. Le moteur de son hors-bord. Depuis qu’il a perdu ce qui faisait – sans qu’il le sût – son bonheur et son équilibre (la compréhension de ses intentions, donc de son art, car les artistes ont un besoin vital de ce « frère » d’âme et de création, qui peut aussi être une « sœur »), le narrateur erre, veuf de tout, ou presque. Il hésite entre deux femmes. Et médite sur la place de la mort dans sa vie. Qu’est-ce qu’être vivant ? Comment survivre à la mort de nos proches ? Peut-on penser la nôtre ? L’amour peut-il nous aider, alors ? Comment affronter sans devenir fou ce scandale qu’est la perte de nos êtres chers ? Ils sont « partis » avant nous, dit-on. Ce « partir » ne signe-t-il pas notre crainte d’employer le juste mot ? Aujourd’hui, au lieu de mourir, on « part ». On « disparaît ». On « s’éteint ». L’ennemi qui ne peut se dire est d’autant plus redoutable. On ne peut penser ce qui n’est pas nommé. Au contraire de ces Indonésiens du pays Toraja, qui centrent toutes leurs vies sur l’accomplissement du rituel funéraire, nous nous cachons derrière notre petit doigt. L’effroi (compréhensible) augmente la « langue de bois », et nos faiblesses concernant la camarde. Elle est pourtant la seule chose dont nous soyons sûrs, quelles que soient nos croyances ou notre absence de foi. Entre l’obsession de la mort qui caractérise le peuple Toraja – et la puissante beauté de cet arbre-tombeau, dans lequel des cadavres d’enfants mêlent à la sève, leur sang – et l’absence de rituels en vogue dans nos sociétés, comment se situer ? Que peut Éros, dans ce champ de ruines ?

 

La quatrième de couverture : « Qu'est-ce que c'est les vivants ? À première vue, tout n'est qu'évidence. Être avec les vivants. Être dans la vie. Mais qu'est-ce que cela signifie, profondément, être vivant ? Quand je respire et marche, quand je mange, quand je rêve, suis-je pleinement vivant ? Quand je sens la chaleur douce d'Elena, suis-je davantage vivant ? Quel est le plus haut degré du vivant ? »

Un cinéaste au mitan de sa vie perd son meilleur ami et réfléchit sur la part que la mort occupe dans notre existence. Entre deux femmes magnifiques, entre le présent et le passé, dans la mémoire des visages aimés et la lumière des rencontres inattendues, L'Arbre du pays Toraja célèbre les promesses de la vie.

 

La première phrase : « Sur l’île de Sulawesi vivent les Toraja. »

 

La dernière phrase : « Il me semble désormais que je n’aurai plus d’autre âge que le sien, et qu’oubliant mon corps, oubliant qui je suis, oubliant mes maux et mes hésitations, mes erreurs, mes blessures, je serai tout à elle, afin qu’elle puisse vivre, aimer, rire, s’éblouir et grandir jusqu’au ciel. »

 

Quelques phrases qui donnent le « la » : « Mais si j’exprime différemment ce qui m’occupe, je dirais que je cherche à réfléchir sur la part que la mort occupe dans notre vie, comment nous l’intégrons à nos jours, à nos activités de vivants, à nos amours, à notre travail, et comme nous œuvrons avec ou contre elle. » (page 62)

 

Et encore : « La mort d’Eugène ne m’a pas seulement privé de mon meilleur et seul ami. Elle m’a aussi ôté toute possibilité de dire, d’exprimer ce qui en moi s’agite et tremble. Elle m’a également fait orphelin d’une parole que j’aimais entendre et qui me nourrissait, qui me donnait, à la façon dont opère un radar, la mesure du monde que, seul désormais, je ne parviens à prendre qu’imparfaitement. » (page 141)

 

Et enfin : « Les cloches de Saint-Sulpice se sont mises à sonner à toute volée. Le battement des marteaux de bronze sur les volumineuses structures a fait vibrer les vitres du bar et jusqu’à la petite table de part et d’autre de laquelle nous étions assis, Florence et moi. La surface du café que je n’avais pas bu s’est ridée de cercles concentriques qui m’ont rappelé l’agitation d’une mare après qu’on y a jeté une pierre. J’ai repensé soudain aux noyés de Lampedusa.

“Pourquoi m’as-tu appelée, moi, pour me raconter tout cela ? Tu as d’autres oreilles désormais, non ?” m’a alors demandé Florence. » (page 181)

 

Conclusion : L’un des meilleurs livres disponibles chez votre libraire aujourd’hui.

 

 Annick Geille

© Photo : Hervé Thouroude

 

Philippe Claudel, L’Arbre du pays Toraja, Stock, janvier 2016, 216 pages, 18 €

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