Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Georges-Olivier Châteaureynaud. Extrait de : Le Goût de l’ombre


EXTRAIT >

 

Avec le recul, je me dis que j’aurais dû m’en douter. Je ne me sentais pas malade à proprement parler, mais tout de même, ces étourdissements continuels auraient dû m’alerter. Je perdais pied, un peu comme à la mer. Vous avancez dans l’eau, vous en avez jusqu’au menton, et soudain le sable dur et ridé se dérobe sous vos pas, vous sentez que vous vous enfoncez, vite vous fermez la bouche, vous pincez les narines, le casque froid de l’eau vient vous coiffer. Aussitôt vous donnez un petit coup de talon et vous remontez comme un ludion... On connaît tous ça. Mais là, moi, ça n’était pas à la mer, il n’y avait pas d’eau, c’était dans l’air ou peut-être dans la vie. Je perdais pied dans la vie, sur le boulevard ou au bureau, ou au restaurant, en me levant pour sortir de table, ou chez moi, dans mon salon, n’importe où. Cela ne durait jamais longtemps, j’émergeais bientôt comme un ludion, moi aussi. En raison de la brièveté du phénomène, je ne m’en étais pas inquiété outre mesure. Au fond, quoi qu’il nous arrive, on se dit toujours d’abord que ça va passer, que ça n’est qu’une sensation « comme ça », sans vraie cause, sans vraie signification. Mais finalement, avec le recul décisif que me confère mon nouvel état, je suis bien placé pour estimer que tout a une cause et un sens. Quand je songe aujourd’hui à mes vertiges d’hier, je me dis qu’il s’agissait de signes avant-coureurs, et que si j’avais consulté à temps je n’en serais peut-être pas où j’en suis. Bah ! S’il fallait soupçonner le plus léger picotement, le plus anodin tressaillement de l’un ou l’autre de nos organes ou de nos muscles, on ne vivrait plus !... En fait, c’était bien ça : je ne vivais déjà plus, je ne sais même pas depuis combien de temps. Mon médecin n’a pas été capable de me renseigner sur ce point. Le jour où je suis enfin allé le voir, pour tout autre chose d’ailleurs, après m’avoir examiné il m’a seulement dit, avec une certaine gravité dans la voix :

— Mon vieux, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer... Vous êtes un homme mort !

Je ne me suis pas vraiment frappé sur le moment. Mon interlocuteur a même dû penser que j’avais mal entendu, car il a répété :

— Un homme mort, on ne peut plus mort, mon pauvre ami !

Cette fois, en parlant, il m’a regardé du coin de l’œil, comme s’il craignait de ma part une réaction déraisonnable – une « réaction de désespoir », comme on dit.

— Vous... Vous m’avez compris ?

J’ai hoché la tête.

— Je crois, oui. Je suis mort. C’est bien ça ?

Il a hoché la tête à son tour, et il m’a tapoté l’épaule.

— C’est bien de le prendre comme ça. Vous devriez rentrer chez vous, maintenant. Il va falloir avertir vos proches. En ce qui me concerne, je ne peux plus rien pour vous. Croyez que je le regrette.

Il avait l’air sincèrement désolé. Je me suis senti obligé de lui adresser quelques mots de réconfort. — Ne vous en faites pas, docteur, ça va aller... Merci pour tout !

Je me suis acquitté du prix de la consultation et je suis sorti. Dans la rue, j’ai essayé de regarder les choses et les gens d’un œil neuf. Comme je n’y parvenais pas vraiment, je me suis exhorté in petto à plus d’émotion. Après tout, ça n’était pas rien, ce qui m’arrivait : j’étais mort. Cependant j’avais beau me battre les flancs et l’âme, tout demeurait semblable, autour de moi et en moi, à ce que j’avais toujours connu. Et je l’avoue, après des débuts de curiosité et presque d’impatience, sans doute puérils mais somme toute excusables, je me sentis profondément, immensément soulagé. J’en avais fini avec la corvée par quoi sur la Terre tout s’achève. On s’en fait un monde, me disais-je, alors qu’au bout du compte ça n’est rien, trois fois rien, ça passe comme une brise, comme une fleur... Je me félicitais de m’en être tiré à si bon compte, pour un peu j’aurais dansé dans la rue, si j’avais su danser et si j’avais osé.

Sur le chemin de mon domicile, je m’arrêtai au magasin de pompes funèbres afin d’y régler mes obsèques. M. Charon n’était pas là. Sa femme me reçut. Je ne m’étais jamais beaucoup intéressé à cette longue personne froide et brusque, aux yeux et aux dents de brochet. Je n’avais même pas imaginé qu’elle pût tenir la boutique elle aussi. C’était pourtant bien simple : Mme Charon vendait de la pierre tombale et du corbillard comme, femme d’épicier, elle aurait débité mortadelle et guémené en lieu et place de son mari. C’est le propre du petit commerce de parfaire l’union des époux qu’il attelle au même joug, des noces jusqu’au dernier souffle.

Mme Charon m’avait prêté plus d’attention que je ne lui en avais réservé, toutes ces dernières années. Elle m’avait remarqué et observé, elle avait réfléchi à mon cas et à mon style. Tel fut, du moins, le sentiment que je retirai de notre entretien. A l’instant où je la quittai, j’avais entériné tous ses choix en ce qui concernait ma bière et son capitonnage, la classe et l’ordonnance du convoi, l’emplacement et le caractère de ma sépulture. Alors, pour me récompenser de ma docilité, elle me sourit. Ce faisant, elle découvrit ses dents. Je ne pus m’empêcher de songer à l’homme qui partageait ses jours et ses nuits avec cette mâchoire-là, et je tirai mentalement mon chapeau à M. Charon.

Nous nous confirmâmes la date et l’heure de l’inhumation, et je rentrai chez moi. On me per- mettra de ne peindre qu’à grands traits l’affliction des miens quand je leur eus annoncé l’événement. Elle se traduisit, comme il est naturel, par des cris, des gémissements, des sanglots, mais aussi par des reproches, en dépit des excuses dont j’avais tenté d’accompagner la nouvelle, comme quoi je ne l’avais pas fait exprès, j’étais bien le plus malheureux, et cetera. Ce fut un moment détestable, il ne pouvait en aller autrement. Pour tout dire j’en étais malade, et je choisis, non sans quelque lâcheté, me dis-je d’abord, de me retirer. Je me rendis compte un peu plus tard que c’était là ce qu’on attendait de moi, au contraire. On m’avait aimé autant qu’un mari et un père peuvent souhaiter l’être, on souffrait en toute sincérité, mais si je voulais faciliter les choses à ma famille, lui permettre de gérer son chagrin et d’encaisser au mieux le coup qui la frappait, il fallait que j’y mette du mien, et d’abord que je cesse de traîner dans les jambes de ma veuve et de mes orphelins.

Je gagnai la chambre conjugale. Là, j’ôtai ma cravate et ma ceinture, fermai les rideaux et m’allongeai sur le lit. Des reniflements, des sanglots étouffés me parvenaient encore par intermittence de la salle à manger. Je m’en laissai si bien bercer que je ne tardai pas à sombrer dans un sommeil bref mais réparateur. A mon réveil, quelques heures plus tard, je me sentais plus frais et dispos que jamais. C’en était même déplacé, en un sens. Je débordais d’énergie, je piaffais, tandis que mes proches, hébétés de chagrin, ne songeaient qu’à aller se coucher. Pendant que je me reposais, ma femme avait dressé un lit de fortune dans la salle à manger. Pour elle. Elle n’entendait pas passer la nuit près de moi. J’eus beau faire valoir que je n’avais plus sommeil, qu’elle dormirait mieux dans la chambre, et que je m’accommoderais à merveille de la couche improvisée dans la salle à manger, elle ne voulut rien entendre. Je cessai d’insister quand je vis qu’elle roulait les yeux comme chaque fois que, de mon vivant, elle avait jugé ma conduite incongrue. Au fond, cette femme dont j’ai tout lieu de croire qu’elle m’aimait tendrement m’aura toujours considéré comme un demi-sauvage, par elle tout juste dégrossi et badigeonné de savoir-vivre. Et il n’est pas impossible qu’un observateur impartial lui eût donné raison. Je ne puis nier avoir, ce soir-là, proposé une partie de petits chevaux à mes enfants. Leur mère s’y opposa catégoriquement, en raison de l’heure tardive et de la nécessité de se lever tôt le lendemain pour aller à l’école. Elle ne voyait aucun avantage pour eux à ce que la perte d’une journée d’école s’ajoute à celle d’un père. Je la laissai donc les coucher. Puis, alors qu’elle s’apprêtait à les imiter, je lui souhaitai « bonne nuit quand même » d’une voix de coupable.

— Essaie de ne pas faire de bruit en rentrant, dit-elle en me voyant enfiler une veste. Tu sais que j’ai du mal à me rendormir, une fois réveillée.

 

© Grasset, 2016

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > A travers ces nouvelles ironiques et poétiques dont il a le secret, Georges-Olivier Châteaureynaud nous convie à l’accompagner à l'extrême lisière de la réalité. Un homme apprend sa mort et entre post mortem en résistance, un milliardaire pêche la sirène, un billet de tombola ressurgit vingt ans plus tard…  Il est permis d'acheter, ainsi qu'un bibelot original, la momie neuve d'une jeune fille qui se réveille la nuit, parle, chante… Un poète explore, face à la statue de bronze d'un écolier qui ressemble à l'enfant qu'il a été, un musée consacré à sa propre existence.

Ce monde ressemble au nôtre dans ses profondeurs, et l'auteur de L'Autre Rive nous y entraîne avec un parfait naturel, par la grâce d'une écriture élégante et précise. Un recueil envoûtant, par un des plus grands nouvellistes français.

 

Né en 1947 à Paris, Georges-Olivier Châteaureynaud est nouvelliste et romancier. Il a notamment publié, chez Grasset, La Faculté des songes (prix Renaudot 1982), Singe savant tabassé par deux clowns (Bourse Goncourt de la nouvelle 2005), L'Autre Rive (Grand prix de l'Imaginaire 2007), et en 2011 La Vie nous regarde passer.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Georges-Olivier Châteaureynaud, Le Goût de l’ombre, Grasset, février 2016, 192 pages, 16 €

 

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