Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gwen Edelman. Extrait de : Le Train pour Varsovie

 

EXTRAIT >

 

Voilà, dit Jascha en tournant une page, voilà le Varsovie dans lequel tu avais si envie de retourner.

 

Deux jours plus tard, reprit Lilka, les déménageurs ont commencé à emballer tout ce qui ne nous avait pas été confisqué. Mais ils se sont tout à coup arrêtés. Ils se sont assis, l’air maussade, une cigarette aux lèvres. Ça suffit comme ça, ont-ils décrété. Nous avons terminé. Ma mère se trouvait dans une autre pièce. Maman, ils ne veulent plus travailler, lui ai-je dit. Comment ? s’est-elle exclamée. Pour qui se prennent-ils ? Mais le monde avait changé. Et les gens comme ma mère ne tenaient plus les rênes du pouvoir. Elle est allée les voir, dans son tailleur élégant, ses chaussures françaises, avec ses cheveux blonds. Qu’est-ce que cela signifie ? leur a-t-elle demandé. L’espace d’un instant, ils sont restés bouche bée en la voyant. Puis ils se sont rappelé qu’elle n’était qu’une Juive. Nous ne travaillerons plus tant que nous ne serons pas payés davantage. Mais nous étions d’accord sur le prix, a protesté ma mère. Un petit déménageur, mince comme un fil de fer, s’est levé sans la lâcher du regard, sa cigarette pendant à ses lèvres. Nous avons changé d’avis. Ça peut arriver à tout le monde, a-t-il ajouté. Les autres ont souri. Ma mère n’était pas encore habituée à ce nouvel ordre. Elle les a regardés d’un air incrédule. Puis elle s’est ressaisie. Ce sera tant de zlotys, leur a-t-elle répondu, et pas un de plus. C’est à prendre ou à laisser. Autrement, elle s’adresserait à quelqu’un d’autre. Vous n’aurez pas le temps, a répliqué l’un des déménageurs. Ils vont fermer les portes. Si vous n’êtes pas à l’intérieur… Et sur ces mots, il a fait glisser un doigt en travers de sa gorge.

 

Ce soir-là, alors que nous étions assises au milieu des malles, Marysia est entrée en se séchant les yeux avec un coin de son tablier. Ses cheveux fins étaient ramenés en arrière par des peignes en plastique transparent qui dégageaient ses longs lobes d’oreille secs sur lesquels j’aimais tirer lorsque j’étais petite. Ce sera bientôt fini, a-t-elle dit. Et vous serez de retour.

 

Nous sommes montées dans le droshky que ma mère avait réservé le 13 novembre 1940, deux jours avant qu’ils ferment les portes. Nous avions chacune une valise. Le reste arrivait par charrette, rue Sienna. On n’avait jamais vu pareil chaos. Les rues grouillaient de gens qui poussaient des charrettes où s’empilaient meubles, lits, matelas, armoires, poêles et casseroles. Des vies tout entières attachées à l’arrière d’une carriole. Dans la panique, ils se bousculaient ; des armoires et des lits se fracassaient en tombant sur le pavé.

 

Les chevaux hennissaient ; nous manquions de nous faire écraser sous des meubles. Les porteurs étaient plus chargés qu’ils ne le pouvaient. Les gens poussaient des cris, s’appelaient. Il y avait un vacarme sans nom. Les Juifs se faisaient flouer. Juste avant qu’ils referment les portes, la panique était indescriptible. Les Juifs n’avaient pas le droit d’emporter quoi que ce soit de leur appartement. Et pourtant, les rues étaient remplies de charrettes où s’entassaient les meubles de Juifs.

 

De petits enfants se serraient sur les lits. Ballottés, ils s’accrochaient en criant quand le chariot tournait dangereusement au coin de la rue. Parfois, une charge mal équilibrée tombait ; parfois, une charrette se retournait. Une carriole tirée par un cheval nerveux a dévalé les pavés avant de disparaître. Le cocher avait perdu le contrôle. Ces gens dont les maisons étaient remplies de beaux meubles, de tableaux, d’argenterie, de tapis d’Orient abandonnaient leur vie. Eux, et tous les autres.

 

Un enfant courait derrière la charrette de sa famille. Dans l’agitation, il avait été oublié. Finalement, la charrette avait fait demi-tour et ses parents étaient revenus le chercher. Assis sur le trottoir, il refusait à présent de se lever. Non, criait-il, je veux vivre tout seul ! Son vœu serait bientôt exaucé. Quel chaos. Les cris, les pleurs, les chevaux qui devenaient quasiment fous à cause de l’hystérie humaine. Et au-dessus des pavés l’on apercevait un ciel clair de novembre et le disque rond du soleil qui brillait.

 

Les chauffeurs faisaient payer une fortune. Et ceux qui avaient échangé leur appartement avec celui de Juifs avaient gagné le gros lot. Certaines personnes le vidaient de tout ce qui le rendait habitable avant de le rendre. D’autres emménageaient dans l’appartement de Juifs, puis vendaient ensuite le leur. Il n’existait aucun recours juridique. Il n’existait plus de lois pour les Juifs. Puis Ils sont arrivés et ont commencé à frapper les Juifs avec des matraques. Ils leur tiraient la barbe jusqu’à l’arracher. Un cheval qui avait eu le malheur de poser son flanc contre l’un d’Eux a été battu à mort. Lilka s’arrêta, épuisée.

 

Finalement, nous avons monté l’escalier qui menait à notre nouvel appartement et nous avons attendu que la charrette qui contenait nos meubles arrive. Nous attendons toujours, dit Lilka. Cette première nuit dans le ghetto, nous avons dormi par terre. Papa, ai-je murmuré, viens nous sauver. Mais il ne reviendrait pas. Nous étions seules. Enfermées derrière des murs de deux mètres de haut. Et tout ce qui nous appartenait avait été laissé derrière nous.

 

Par la fenêtre, la neige tournoyait, comme poursuivie par des furies. Quelle folie, dit-il en mouillant son doigt avant de tourner la page de son journal. Revenir ? Est-ce qu’on n’en a pas déjà eu assez Là-Bas ? Elle fuma l’une de ses cigarettes blondes, soufflant un mince filet de fumée. Pourquoi sommes-nous venus ? Oui, pourquoi ?

 

Je vais décommander, dit-elle. Fais-le maintenant, lui répondit-il. Elle noua sa robe de chambre et s’approcha du téléphone. Nous avions réservé une voiture, annonça-t-elle. Elle est déjà là ? Eh bien, dites au chauffeur qu’il y a eu un changement de programme. Nous n’irons pas au ghetto, finalement… Non, pas du tout. Merci. Elle raccrocha. Il m’a dit que je parlais bien le polonais. Elle s’assit tout d’un coup. Qu’est-ce que j’ai, enfin ? Mon cœur bat la chamade, j’ai le souffle court. Se pourrait-il, demanda Jascha, que tu aies oublié ce qu’est la peur ?

 

Elle regardait la neige tomber. Je me souviens de l’hiver 1940, dit-elle. Nous avions tout le temps froid. Ils avaient fermé les portes et nous ne pouvions pas sortir. La neige tombait et déjà les gens commençaient à mourir. Cela n’a pas pris longtemps. Cent quatre-vingt-six calories par jour. Te souviens-tu, Jascha ? La ration pour un Juif. Parfois, il neigeait pendant plusieurs jours d’affilée. Le froid pénétrait dans nos os. On avait l’impression que nos yeux allaient geler dans leurs orbites. L’hiver polonais, dit-il. N’a-t-il pas toujours été ainsi ? Lorsque Dieu dans Sa sagesse a fait geler la Pologne, Il aurait dû faire geler tous les Polonais avec. Comme tu es méchant, dit-elle. Je ne le suis pas assez, répondit-il.

 

Lilka mangea un pain au lait. Partout dans le ghetto, les tuyaux avaient gelé. Tout n’était plus qu’une décharge à ciel ouvert. Au milieu de tout cela, ma mère avait réussi à conserver son manteau de fourrure. Elle l’a porté avec son beau chapeau jusqu’à ce que l’on donne l’ordre aux Juifs d’abandonner le moindre morceau de fourrure qu’ils possédaient. Sous peine de mort. Manteau de fourrure, col en fourrure, manchette en fourrure, tout devait partir. On voyait des Juifs avec des manteaux sans col. Personne n’avait plus de manteau chaud. Puis les Polonais sont arrivés et ont acheté les fourrures pour une bouchée de pain. Ma mère a vendu la sienne à un prix dérisoire. Le vison que mon père lui avait offert à ma naissance.

 

Lilka sucra son café froid. J’imaginais les soldats allemands sur le front en long manteau de vison et col de fourrure. Oh, ma chérie, dit Jascha. Ne sois pas bête. Ils les ont transformés en d’autres choses. Ils n’avaient pas envie que leurs soldats ressemblent à de vieilles dames juives, pas vrai ? Ça n’aurait pas été bon pour le moral des troupes.

 

Lilka ramassa sa serviette blanche et se tamponna la bouche. Mes parents avaient l’habitude de se promener tous les deux, bras dessus bras dessous, poursuivit-elle. Comme ils étaient élégants. Elle, avec son chapeau de velours noir et la voilette qu’il lui avait rapportée de Paris ; lui, dans son costume bleu marine bien coupé, avec une cravate en soie. Mais un jour mon père n’a plus eu le droit de sortir.

 

Ma mère m’a demandé de lui faire la lecture, de lui jouer du piano, de lui réciter les poèmes de Mickiewicz. Elle jouait aux cartes avec lui, lui rapportait le journal et des livres. Il ne supportait pas d’être enfermé à la maison. Il était tout le temps agité, pianotait des doigts sur son bureau, fumait cigarette sur cigarette. Un jour, il a décidé de sortir. Avec ton physique, c’est impossible, lui a dit ma mère. Juste un petit tour, lui a-t-il répondu, et je reviens. Je veux voir ce qui se passe dehors, dans le monde. Je vais perdre la tête si je ne prends pas l’air. Et sur ces mots il a brandi les faux papiers qu’il avait payés si cher. Je me souviens qu’il portait son doux manteau en laine caramel, ses cheveux noirs plaqués en arrière. Elle a essayé de le retenir, s’est accrochée à son revers de veston, l’a imploré de ne pas y aller. Lilka, m’a-t-elle dit, aide-moi. Mais comment aurions-nous pu l’arrêter ? Il avait fait son choix. Et en lui disant de ne pas s’inquiéter, qu’il serait de retour dans un instant, il l’a embrassée et il est parti…

 

Elle écrasa sa cigarette dans une soucoupe et en alluma une autre. Pendant des années, j’ai pensé que si je revenais à Varsovie, je le retrouverais. Qu’il y avait eu une erreur. Qu’il avait été emmené, mais avait survécu. Qu’il était revenu et nous cherchait. Que si seulement je pouvais retourner à Varsovie, je le trouverais là-bas… Il soupira. Ma chérie, dit-il d’un air las, tu penses que tu es la seule ? Tout le monde fait ces rêves-là.

 

Après cela, ma mère est devenue plus sèche, plus dure. N’avait-elle pas toujours été comme ça ? demanda Jascha. Sous le parfum français et les perles ? Qu’est-ce que tu en sais ? rétorqua Lilka. C’est elle qui s’est arrangée pour que je suive une formation d’infirmière à l’hôpital, elle qui m’a obtenu mon « ticket pour la vie ». À l’époque, Ils voulaient encore donner l’illusion que seuls les gens en bonne santé étaient envoyés à l’Est pour travailler. Le personnel hospitalier était exempté de déportation. Il ne leva pas les yeux de son journal. Et elle a réussi à faire entrer de l’argent dans le ghetto pour que nous puissions manger. Elle n’avait jamais cuisiné, nous avions toujours eu une bonne. Et au milieu de la foule et dans la crasse, elle allait tous les jours dans la rue pour chercher de la nourriture. Oui, oui, dit Jascha. Fort bien. Il tourna la page. Elle le fusilla du regard. Je ne peux rien dire sur elle sans subir tes commentaires désobligeants, constata-t-elle. Ce qu’elle a fait était inacceptable, dit-il. Depuis quand es-tu l’arbitre moral du ghetto ? lui lança-t-elle.

 

© Belfond 2016

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Drapée dans un épais manteau, une toque de fourrure enfoncée sur la tête, elle regardait défiler les champs d'un blanc immaculé. Tiens, dit-elle en levant un doigt ganté, il y a un oiseau qui a oublié de partir vers le sud.

Assis en face d'elle dans le compartiment clos, il fumait son tabac noir, une grosse écharpe autour du cou. Ses cheveux blancs ondulés encadraient son visage tels ceux d'un prophète. Comme les Juifs, remarqua-t-il, qui ne sont pas partis tant qu'ils le pouvaient. Il retira un brin de tabac collé sur sa langue. Après, c'était trop tard. Ils auraient dû écouter les oiseaux. Crois-tu qu'on a fait mieux ? demanda-t-elle. On a fait ce qu'on a pu, lui répondit-il.

 

Gwen Edelman est née à New York et a fait ses études dans la banlieue New-yorkaise ainsi qu'en France, à la Sorbonne. Elle s'est intéressée à la photographie et au cinéma avant de devenir éditrice puis de créer sa propre agence littéraire. Elle vit à New York et se consacre à ses deux passions : l'écriture et les voyages. Son premier roman, Dernier refuge avant la nuit (Belfond, 2002 ; J'ai Lu, 2004) a été récompensé par le prix du Premier Roman Étranger en 2002. Le Train pour Varsovie est son deuxième roman à paraître chez Belfond.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gwen Edelman, Le Train pour Varsovie, traduit par Sarah Tardy, Belfond, février 2016, 192 pages, 17 €

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