Patrick Grainville. Extrait de : Le démon de la vie
EXTRAIT >
Soudain le mouvement, le feu. Dans l’interstice entre deux pierres disjointes de la muraille. Une merveilleuse foudre les frappa. La vie de l’autre côté, dans l’invisible. Le secret. Ils repartirent pleins de trouble, éblouis. Assaillis par mille questions, promesses. Ils grimpèrent sur leurs scooters tout neufs. Libres de filer partout, toujours. Ils rejoignirent les Maures, plongèrent dans leur sauvagerie, le chamboulement de collines serrées, de rochers, d’ombres, de versants noirs. Ils en connaissaient les sentiers perdus. Ils s’arrêtèrent dans un vallon étroit gorgé d’un soleil éclatant et coururent entre les arbousiers en se tenant la main. Cette euphorie les prenait tout le temps. S’élancer aveuglément, la course du cœur battant jusqu’à tomber dans l’herbe. En regardant le ciel, ruisselants de sueur, pantelants.
– On a bien vu ! dit Louise.
– On a vu la même chose, répondit Luc.
Dans l’accroc du mur, l’ondulation furtive. La vie derrière l’écran. Quelque chose qui transformait le monde. Ils revinrent dans le petit immeuble du village où leurs deux familles habitaient. Les parents étaient absents.
Ils allèrent dans la chambre de Louise. Ils se déshabillèrent à toute vitesse et ils s’étreignirent dans la frénésie de leur vision. La porte s’ouvrit d’un coup, le père de Louise les surprit enlacés, dorés, goulus. Luc entre les cuisses de Louise, son dos brun et fin. Convulsé. Il fonça sur le garçon, l’arracha du ventre de sa fille, le gifla, voulut le chasser.
Louise se rebiffa, toute nue :
– Ce n’est pas à toi de nous empêcher ! On fait ce qu’on veut !
La violence de sa fille surprit le père, il se ressaisit et hurla :
– Fiche le camp ! Disparais !
Elle le regarda en proie à la fureur et dans une grimace de haine lui lança :
– Tu trompes maman, tu crois qu’on ne le sait pas, avec la mère de Luc, on vous a vus ! Tu n’as rien à nous interdire, tu vis dans le mensonge !
Le père de Louise ouvrit la bouche, stupide, hagard :
– Salope !
– Ose dire que ce n’est pas vrai !
Luc admirait la colère de Louise. Il était rempli d’émoi et de fierté. Il n’avait pas peur du père qui s’était tourné vers lui avec une interrogation de rage et de désespoir. Luc renchérit :
– On vous a vus.
Et ils se tenaient là, debout devant lui, nus, beaux. Leur beauté l’éclaboussait. Dans son impuissance furieuse. Les deux gosses braqués, quatorze ans chacun de mauvaiseté concentrée. Le sexe de sa fille, celui de Luc, les deux sexes sans pudeur. Ils couchaient ensemble. Ils l’attaquaient. Et c’était impossible que Louise couche avec Luc. Pas elle, pas lui. Pas dans l’enfance, pas maintenant. Il était sidéré par leur autonomie, leur détermination. Deux animaux, deux bêtes qui montraient les crocs, le mordaient. Ils jaillissaient soudain, sortis de leur gangue, inconnus, venimeux, tordus de hargne. Prêts à tuer ! Oui, capables de le tuer ! Il avait enfanté ça ! C’était là, d’un bloc, deux juges, deux bourreaux.
Il quitta la pièce, les laissant tous les deux dans la chambre de Louise, chez lui. Vaincu.
Alors Louise d’un coup pleura. Luc la supplia de s’arrêter. Pour un peu ils seraient sortis de leur logement, comme ça, tout nus, chassés du paradis. Mais ils restèrent dans la chambre. Clotilde, la mère de Louise, rentra, rien n’y changea, les parents commencèrent à dîner. Luc et Louise les entendaient. Ils avaient même allumé la télé. Et les amants étaient restés allongés sur le lit, main dans la main. Le père de Luc téléphona à celui de Louise, simplement pour s’informer de l’absence de son fils à cette heure. Il pensait qu’il était resté à dîner chez les parents de sa copine. Depuis la petite enfance ils étaient inséparables. Les deux familles étaient inséparables... Gilles, le père de Louise, s’écria :
– Ils couchent ! Ils sont couchés, dans la chambre de Louise, ils m’ont insulté, ils sont complètement malades, ils sont fous, ils sont barricadés.
Mathieu, le père de Luc, et Jeanne, son épouse, écoutaient la nouvelle, se regardaient perplexes, c’était compliqué soudain. La mère était gênée, bloquée, muette. À bout d’arguments le père dit :
– Laisse-les ! Ils finiront bien par sortir.
Et ils sortirent le lendemain vers midi, ce fut leur première nuit complète ensemble, officielle. Ils ne s’étaient endormis qu’au rayonnement de l’aurore. Ils se réveillèrent dans la maison scandaleuse, l’écho du cataclysme. Les parents étaient partis au boulot. Ils étaient maîtres des lieux. C’était presque trop... Ils prirent leur petit déjeuner dans la maison trop grande, la maison morte. Il y avait quelque chose de tué, oui, d’irréparable. Une étrangeté redoutable. Seul le fond de la nuit avait été beau. Ils avaient ouvert la fenêtre et regardé le ciel, les étoiles, et deviné au loin la masse sombre des Maures. Ils s’étaient embrassés avec une grande douceur. Sur le côté ils avaient regardé l’immense domaine du voisin qui commençait entouré de sa haute muraille nocturne. Et dans l’invisible la vision dorée persistait. La flamme ne s’éteindrait jamais. La torche de la joie les habitait. Dans la profonde nuit. Tout était blessé, mais tout était beau. Les étoiles étaient des blessures lumineuses.
© Le Seuil 2016
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Quatrième de couverture > A la lisière de la forêt des Maures, dans un village peuplé de touristes anglais, un tigre s'échappe. Il appartient à un esthète solitaire qui, dans sa vaste demeure, reçoit les visites d'Hélène, sa complice, une jeune fille d'une nature puissante. Louise et Luc, âgés d'à peine quinze ans, se passionnent pour la fuite du fauve dont ils espèrent qu'il déjouera tous les moyens mis en œuvre pour le retrouver : gendarmerie, armée, zoologues, jusqu'à l'arrivée d'un chasseur rocambolesque et spécialisé... Les deux adolescents, profitant de la relation conjugale dévastée de leurs parents, se prodiguent leur amour précoce. Mais ils sont les témoins directs de l'adultère dévorant, blessant, de la mort, de l'argent, de la perversion qui caractérisent l'existence commune. Eux, jouissent du sursis d'une île de lumière. Celle qui précède les compromis, les reniements et d'autres tentations de la maturité. Roman d'initiation et de fascination, Le Démon de la vie saisit l'été d'un âge d'or qu'il faut quitter.
Patrick Grainville est né en 1947 à Villers (Normandie). En 1976, il a obtenu le prix Goncourt pour Les Flamboyants. Après Bison (2014), Le Démon de la vie est son vingt-quatrième roman.
Pages choisies par Annick Geille
Patrick Grainville, Le Démon de la vie, Seuil, janvier 2016, 288 pages, 19 €
1 commentaire
Un roman envoutant. Belle réussite !