Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Torreton. Extrait de : Thank you, Shakespeare !


EXTRAIT >

 

Écrire ces lignes me fait de nouveau frissonner l’échine. Un texte comme celui-là est inscrit en vous comme peut l’être une vieille blessure, la mémoire s’estompe, comme le rappelait à l’instant Henry, et fait de la place pour l’arrivage suivant d’histoires aux soutes pleines de mots, mais les sensations au ventre, ces empreintes de fausses douleurs apprises par cœur, ces directs à l’âme tous les soirs à la même heure, ces crochets du gauche qui font des boursouflures dans l’intérieur de vos joues tendues et bandées comme des arcs anglais, vos veines du cou en boyaux de chat se souviennent, elles, de ces lignes car elles ont décoché des moissons de mots fléchés. Les évoquer me ferait repartir dans l’instant pour ma fausse guerre contre mon propre pays.

C’est ce texte précisément qui m’a donné envie de jouer ce rôle. Je venais de voir l’adaptation cinématographique qu’en avait faite Kenneth Branagh. Au moment décisif, lorsque Branagh, excellent en Henry V, entama ce texte, tel un métal en fusion coulant dans son moule en crépitant, je bus cette incandescence pour l’éternité.

Quand le metteur en scène des Fourberies de Scapin me demanda si j’avais une envie ou un rêve de pièce pour prolonger notre collaboration, la gorge en feu je lui dis : Henry V. Lorsque le Festival d’Avignon nous donna le feu vert pour la cour d’honneur du palais des Papes, le metteur en scène et l’administration du festival firent des recherches pour essayer de retrouver une précédente production de cette œuvre. Point de traces. Personne ne l’avait montée dans le circuit professionnel et sans doute amateur, cette pièce n’avait jamais été jouée en France par des acteurs français. Plus on remonte dans le temps, plus il est probable que l’humiliation militaire française de la bataille d’Azincourt a dissuadé n’importe quel acteur de jouer Henry V. Je vois mal en effet le grand Talma inviter Napoléon à venir assister à une représentation de cette épopée triomphale anglaise en terre de France.

Parfois, il me plaît de penser que je suis peut-être le premier comédien français à avoir interprété ce rôle depuis qu’il a été écrit par le grand Will ; qu’en France, pour cette pièce, il n’y a personne entre lui et moi, rien que quatre cents ans – la pièce fut probablement jouée en 1599 et nous étions en 1999. J’adore cette idée.

Lorsque je fus élu sociétaire de la Comédie-Française, une personne de l’administration me dit que j’étais le 489e depuis Molière. J’aime ces traces de filiation, ces preuves qu’une histoire théâtrale existe bel et bien, que mon métier a une mémoire, qu’il y a des passages de relais officiels ou discrets, indiscutables ou totalement intimes et subjectifs, comme les miens.

 

Comme je l’ai dit à propos de «To be or not to be », il y a dans Hamlet les plus belles pages sans doute écrites sur l’art dramatique depuis l’aube de l’humanité. Et j’aime particulièrement, dans le deuxième acte, la scène des comédiens.

Rosencrantz et Guildenstern, missionnés par le roi Claudius pour teinter de pourpre l’âme mélancolique d’Hamlet, font croire à celui-ci qu’ils ont croisé par hasard une troupe de comédiens qu’il apprécie. Le prince les reçoit avec une joie immense :

 

HAMLET

Vous êtes les bienvenus, mes maîtres, bienvenue à tous. [...] Plaise à Dieu que votre voix, comme une pièce d’or qui n’a plus cours, n’ait pas le timbre fêlé. Mes maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Vite au vol, comme les fauconniers français, qui lancent l’oiseau sur toute proie en vue. Tout de suite une tirade. Allez, donne-nous un avant-goût de ton art, vite, une tirade passionnée.

 

Après les salutations d’usage, Hamlet entre dans le vif du sujet : les textes. Il demande à un acteur de se remémorer un rôle précis, celui de Priam, qui après quelques hésitations lui revient parfaitement en bouche :

 

LE PREMIER COMÉDIEN

Quelle tirade, mon seigneur ?

HAMLET

Je t’ai entendu une fois me réciter une tirade qui ne fut jamais jouée ou, si elle le fut, une fois seulement ; car la pièce, je m’en souviens, n’a pas plu à la multitude. C’était du caviar pour le populaire, mais c’était à mon sens, et à celui des gens dont le jugement en la matière est plus autorisé que le mien, une pièce excellente, aux scènes bien charpentées, écrites avec autant de mesure que d’art. [...] Il y avait une tirade que j’aimais particulièrement, le récit d’Énée à Didon, et dans ce passage le moment où il parle du meurtre de Priam. S’il vit dans votre mémoire, commencez à ces vers, attendez, attendez : « Le farouche Pyrrhus, comme la bête d’Hyrcanie...» – Ce n’est pas ça. Ça commence par Pyrrhus.

Le farouche Pyrrhus, dont les armes de sable

Et les sombres desseins ressemblaient à la nuit,

Quand il était tapi dans le fatal cheval,

A maintenant son corps lugubre et noir souillé

D’un blason plus terrible...

 

Ce prince est comédien. Hamlet est un acteur, le théâtre est son affaire. Peu de temps avant de se séparer momentanément de ses amis de planches, il demande secrètement à l’un d’entre eux s’il pourrait apprendre très vite un texte qu’il écrira dans le but de l’intégrer à la représentation qu’ils donneront devant la cour.

Puis, resté seul, il nous livre encore chaude l’émotion qui s’est répandue en lui comme un onguent maudit lorsqu’il écoutait l’acteur prendre le relais du texte qu’il se remémorait.

 

HAMLET

N’est-il pas monstrueux que ce comédien, là,

Dans une pure fiction, un rêve de passion,

Ait pu si bien plier son âme et sa pensée

Que par ce travail tout son visage a blêmi,

Des larmes dans les yeux, un aspect égaré,

La voix brisée, et tout son être

Se modelant sur sa pensée ? Et tout cela pour rien.

[...] Que ferait-il

S’il avait le motif et les raisons de souffrir

Que j’ai, moi ? Il inonderait le plateau de larmes,

Déchirerait l’oreille du public de tirades atroces,

Rendrait fou le coupable, épouvanterait l’innocent,

Confondrait l’ignorant et frapperait de stupeur

Toutes les facultés des yeux et des oreilles. Or moi,

Canaille engourdie pétrie de boue, je languis

Comme un Jean de la Lune, insensible à ma cause,

Et ne dis rien.

 

Être acteur et lire cela, et l’apprendre par cœur, et le faire sien jour après jour... L’évocation plus forte que le vécu, prendre à son compte les douleurs inconnues pour les rendre palpables, à portée de conscience.

Être acteur et s’apercevoir qu’il y a quatre cents ans un homme a pleinement compris l’acte de jouer, la puissance d’un texte lorsqu’il se pare de ses habits de chair humaine.

 

Hamlet n’est peut-être qu’une gigantesque et géniale parabole sur le théâtre et l’acteur. Shakespeare nous livre sa pensée, sa foi dans cet art, au point d’en faire une arme absolue pour débusquer le mensonge. Car en faisant représenter par les comédiens un simulacre du meurtre de son père, il veut forcer son oncle à révéler son crime. Le théâtre agira comme une injection de Pentothal : le faux fera hurler le vrai, et la sincérité débusquera la manigance.

 

HAMLET

À l’œuvre, mon cerveau. Hum, j’ai entendu dire

Que des créatures coupables assistant à une pièce

Furent par l’art de la scène

Si fortement frappées à l’âme que sur-le-champ

Elles proclamèrent leurs forfaits ;

Car le meurtre, bien qu’il n’ait pas de langue, a pour parler

Une voix miraculeuse. Je ferai jouer par ces comédiens

Devant mon oncle quelque chose qui ressemble

Au meurtre de mon père. J’observerai ses traits,

Je le scruterai au vif. S’il tressaille,

Je sais ma route. [...]

Le théâtre seraLa chose où je prendrai la conscience du roi.

 

Il nous dit que le théâtre agit sur les consciences, et nous le prouve. Nous sommes tous, nous spectateurs, des Claudius piégés par le théâtre, trahis par nos travers et nos fautes rejoués devant nous. Un comédien entrant sur scène se doit de penser à cette possibilité d’emprise, d’être conscient que le théâtre est une arme puissante. Nous ne venons pas pour « jouer », nous venons « trahir quelque chose à quelqu’un », nous venons confondre des parterres de coupables d’une infinité hétéroclite de meurtres.

« Le théâtre sera la chose où je prendrai la conscience du roi. »

Souvenons-nous de cette phrase, nous autres comédiens !

 

© Flammarion 2016

© Photo : Astrid di Crollalanza

 

 

Quatrième de couverture > « Lire Shakespeare, c'est lire le monde.

J'adorais ça : ces rois et ces reines inconnus, ce théâtre qui allait voir au-dehors, qui ne s'arrêtait pas aux portes capitonnées d'un salon ...

Je voulais tout jouer, Roméo ET Juliette, je n'arrivais pas à me décider. J'étais un athlète de l'art dramatique, prêt à en découdre. Je pouvais mourir d'amour, envahir la France, renier mes filles, réclamer un cheval, voir une forêt bouger, tuer ma femme dans son lit, j'étais prêt. »

De l'éblouissement de ses premières lectures au souvenir vivace des grands rôles qui ont marqué sa vie, Philippe Torreton nous livre « son » Shakespeare. Tout à tour intime, touchant et drôle, il transmet avec délicatesse sa passion pour le plus grand des dramaturges, qui, à quatre siècles de distance, s'adresse encore à chacun d’entre nous.

 

Philippe Torreton, comédien, a incarné Richard III, Henry V et Hamlet en tournée dans la France entière. En 2016, il est Cyrano au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il est l'auteur de Comme si c’était moi (2004), du Petit lexique amoureux du théâtre (2009) et de Mémé (2014).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Torreton, Thank you, Shakespeare !, Flammarion, février 2016, 176 pages, 14 €

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