Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Djian. Extrait de : Dispersez-vous, ralliez-vous !


EXTRAIT >

 

Nos voisins les plus proches étaient des vieux. Je ne m’y intéressais pas beaucoup. Je jetais rarement un coup d’œil dans leur jardin quand je passais, je les saluais à peine s’ils étaient dehors à inspecter leurs fleurs ou leur gazon ou occupés à lire dans leurs chaises longues en buvant du thé glacé. Je tournais la tête vers les bois, je regardais ailleurs. Mon père me demandait juste d’être polie avec eux.

J’étais polie. Je leur avais tendu la main lors des présentations. La femme m’avait embrassée. Je pense qu’elle avait une bonne soixantaine d’années. Mon frère, Nathan, avait haussé les épaules. Elle est baisable, non, m’avait-il soufflé.

Bien après, j’ai repensé à ses paroles en la voyant nue sur le tapis de sa chambre, la langue violette. C’était la première fois que je me trouvais en présence d’une femme épilée. Il faisait nuit. J’ai entendu mon père pousser un juron dans une autre pièce.

Je me suis penchée sur elle pour tâter sa cuisse quand mon père est venu me chercher. Nos regards se sont croisés. Ma mère avait plié bagages depuis longtemps.Nous sommes sortis. Mon père s’est laissé choir dans un fauteuil de la véranda. Sans dire un mot. Son père s’était suicidé lui aussi.

Lorsque nous sommes retournés nous coucher, le jour se levait à peine, l’horizon pâlissait. Il faisait encore bon pour une fin d’automne. Un policier nous avait interrogés, avait pris quelques notes en bâillant tandis que d’autres s’affairaient à l’intérieur, me souriaient, ouvraient des placards, soulevaient des coussins — mais tout ça ne perturbait guère le silence aux alentours, les bois noirs de l’autre côté de la route.

Est-ce que ça va, m’a demandé mon père.

Je n’ai pas bien compris sa question, sur le coup, car je ne voyais pas pourquoi ça n’irait pas. Je n’éprouvais rien de particulier pour ces gens.

J’ai acquiescé avec un vague mouvement d’épaules.

Il pensait que je tenais de ma mère cette froideur, ce cœur dur. Une femme qui avait plaqué son mari et ses enfants sans hésiter.

Au moins, tu vois ce que l’on récolte, a-til soupiré en regagnant sa chambre.

Je ne savais pas très bien pourquoi elle nous avait plaqués, j’étais encore une enfant à l’époque, je ne savais pas si elle nous avait oubliés, mais lui ne l’avait pas oubliée. Il me semblait qu’elle n’avait pas quitté son esprit un seul instant durant toutes ces années. Une sorte de rumination sans fin, profondément douloureuse.

Comme agent immobilier, mon père avait d’assez bons réflexes, il n’a pas attendu. Je ne lui en voulais pas de se servir de moi. J’avais fini par m’habituer aux enterrements, à la main que mon père posait sur mon épaule au moment de présenter nos condoléances à de parfaits inconnus. J’avais fini par m’habituer à ces familles en larmes, au deuil, à le voir distribuer ses cartes de visite en compatissant à leur malheur — il me tenait contre lui, l’image même du brave type, du bon père de famille prêt à se rendre utile.

J’avais pas mal grandi depuis, nous étions presque de la même taille, j’étais maigre, mais ma présence à ses côtés, en certaines occasions, généralement funèbres, semblait toujours indispensable. Je ne voulais pas en discuter. Son travail n’était pas facile et la concurrence était rude. Je ne voulais pas être une ingrate. Nathan lui suffisait.

Au moment de nous mettre en route, il m’a glissé un coup d’œil satisfait. C’était une des choses qu’il aimait dans la vie. Me voir en jupe avec des chaussures cirées.

Mon père et moi connaissions l’origine du mal qui avait empoisonné nos voisins et les avait détruits tous les deux. Nous avons gardé le silence durant le trajet, l’un et l’autre enfermés dans nos pensées. Il y avait un peu de vent, des feuilles mortes s’envolaient, de longs nuages blancs filaient comme des torpilles. Je ne pouvais pas dire à quel point Nathan me manquait. De lui aussi, nous étions sans nouvelles et je passais mon temps à le détester, à le haïr. J’ai observé mon père durant l’enterrement, sa nervosité derrière un masque impassible, ses lèvres serrées, son front baissé. Je savais ce qu’il pensait, que le résultat était là, que c’était l’œuvre de Nathan, l’inévitable résultat de ses turpitudes. Baiser la femme de son voisin, mon père n’appréciait pas beaucoup ce genre.

Quoi qu’il en soit, la chance lui a souri ce matin-là. Le fils de la famille, un homme d’une quarantaine d’années, d’allure élégante, s’est avancé vers nous à la sortie du cimetière, tandis que mon père et moi étions en train d’astiquer nos chaussures. Les allées poussiéreuses des cimetières étaient la plaie et mon père avait ses manies — il prévoyait des chiffons de secours dans la boîte à gants.

L’homme s’est arrêté à quelques pas et nous a considérés — souriant aimablement, tenant la carte de visite de mon père entre deux doigts, découvrant ses dents blanches.

 

Chaque fois qu’il décrochait une bonne affaire, ce qui n’arrivait pas tous les jours, mon père se servait un grand verre d’alcool avant d’aller se coucher et il se mettait à parler tout seul au bout d’un moment. Je m’étais aperçue qu’il buvait également s’il avait des soucis d’argent ou si quelque chose n’allait pas, mais je ne l’avais jamais vu ivre, j’entends totalement ivre, je préférais fermer les yeux, consciente du mal qu’il se donnait, comme il s’accrochait à ce qui restait de nous.

À la tombée de la nuit, le vent s’est renforcé et nous avons fait le tour des pièces pour fermer les volets avant de nous coucher. Il y avait de la lumière dans la maison des voisins que l’on distinguait à peine derrière les arbres balayés par de fortes rafales. Mon père est resté un moment devant la fenêtre, à fixer l’obscurité, son verre à la main.

Il était satisfait. L’affaire avait été rondement menée. Je sentais son excitation, sa légère euphorie. Il avait besoin d’être valorisé de temps en temps et son patron l’avait appelé pour le complimenter.

Il ricana brièvement et posa son verre pour tirer les volets. Le vent s’engouffra et lui fouetta le visage.

Cependant, il ne trouvait pas très honorable de profiter des dégâts provoqués par son fils. C’était l’ombre au tableau, le revers de la médaille, selon lui. Il m’a interrogée du regard pour savoir ce que j’en pensais, mais je n’ai rien dit.

Je me demandais encore comment Nathan s’y était pris pour séduire cette vieille femme. J’avais beau trouver ça répugnant, j’étais fascinée. J’ai entendu mon père se cogner contre un meuble et jurer entre ses dents tandis que je me couchais. J’ai éteint.

 

J’étais en train de faire une machine. Quand j’ai relevé la tête, il était là et j’ai eu un mouvement de recul. Pour finir, comme il gesticulait derrière le carreau, je l’ai laissé entrer. Je n’étais pas très sociable. Nous l’avions pour voisin depuis une dizaine de jours et j’avais réduit nos échanges à quelques mots, bonjour bonsoir, à de vagues signes de la main. Il me tardait que mon père parvienne à vendre la maison et qu’il s’en aille.

Myriam. Bonjour. Ça va. Ton père n’est pas là. Je suis enfermé dehors, figure-toi.

Je suis allée chercher le double que nous gardions pour les visites. J’ai senti son regard dans mon dos. Ce n’était pas la première fois. Ça me dérangeait. Je préférais m’éclipser quand il venait discuter avec mon père — quitte à me montrer presque grossière envers lui.

J’ai posé les clés sur la table. J’évitais de toucher les gens, pour ainsi dire.

Je te fais peur, m’a-til demandé. J’espère que non.

Il a souri puis il a ramassé les clés. Je l’ai suivi des yeux pendant qu’il retournait chez lui, coupant à travers les bosquets et les arbres épars, dépouillés, qui séparaient nos deux maisons. Je n’avais rien de particulier contre lui. J’aurais juste préféré qu’il ne soit pas là. Ni lui ni qui que ce soit d’autre. J’aimais par-dessus tout qu’on me laisse tranquille. Je ne demandais rien de plus.

Comme j’étendais le linge, il m’a appelée, il m’a dit de venir voir une minute. J’ai répondu c’est quoi, je suis occupée. Puis j’ai repris mes occupations sans plus penser à lui et je fumais une cigarette lorsqu’il s’est de nouveau manifesté quelques minutes plus tard, tenant un serpent mort dans son poing et serrant l’autre contre son ventre.

Ce truc m’a mordu, a-til déclaré en prenant un air soucieux. Je dois faire quoi.

Rien, j’ai dit. C’est une couleuvre.

Ah bon. Tu en es sûre.

Il s’est assis d’autorité à la table de la cuisine.

Elles sont protégées, j’ai dit.

Il a hoché la tête. D’accord, a-til soupiré, je suis désolé.

Je crois que j’ai paniqué.

Le soir venu, lorsque mon père est rentré, j’ai attendu la fin du repas, et tout en débarrassant, je lui ai demandé s’il y avait du nouveau concernant la vente de la maison d’à côté.

Je ne veux pas que tu t’inquiètes de ça, m’a-til répondu sèchement. Le marché va reprendre. Tout le monde tire la langue.

Je ne pouvais pas lui dire que j’étais impatiente de voir notre voisin retourner d’où il venait. Que le moindre changement dans mes habitudes me contrariait, suscitait ma méfiance — Nathan appelait ça être coincée à mort. Il pouvait appeler ça comme il voulait. Il n’était plus là pour m’éclairer de ses lumières.

J’ai rangé la vaisselle pendant que mon père était plongé dans son journal et je suis sortie dehors pour fumer une cigarette.

Le voisin était dans son jardin, brûlant des feuilles mortes à la nuit tombée.

C’est bon. Je l’ai enterrée, a-til dit.

C’est bien, j’ai dit.

 

© Gallimard 2016

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Tout commence alors que Myriam est encore adolescente. Extrêmement introvertie, elle vit chez son père qui l’a élevée seul. La mort de leur voisine fait débarquer dans le quartier un homme d’une quarantaine d’années, Yann qui, très vite, devient son premier amant.

Peu après, les voici mariés et Myriam se libère de ses inhibitions de jeune fille.

Elle accouche d’une petite Caroline, sans éprouver aucun sentiment maternel. Et quand son frère et sa mère réapparaissent dans sa vie pour se disputer l’héritage paternel, Myriam tranche la question en incendiant la maison de son enfance.

Drogue, amants, maîtresses, confusion des sentiments. Ce roman, chronique d’une émancipation borderline, raconte une vie hors des codes, entièrement construite à la faveur de rencontres. On croit tout savoir de Myriam, mais peut-être nous a-t-on caché l’essentiel.

 

Philippe Djian est l’auteur de plus d’une quinzaine de romans aux Éditions Gallimard, parmi lesquels Incidences, ou « Oh… », tous deux adaptés au cinéma, et Chéri-Chéri.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Djian, Dispersez-vous, ralliez-vous !, Gallimard, mars 2016, 208 pages, 18 €

1 commentaire

je l'ai pris dans les mains, l'ai feuilleté, lu quelques pages, et puis non ; du titre à l'histoire, du style convenu aux clichés éculés, non vraiment, je n'ai pas pu - et Dieu sait que je le défends depuis plus de vingt ans, mais là, non, trop c'est trop ; Djian semble désormais "faire du Djian", écrire tiède dans ce consensus mou qui nous tue tous les jours un peu plus... il est temps qu'il retourne vivre à l'étranger s'il veut recouvrer sa plume incendiaire d'antan... :-(