Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Georges Perec. Extrait de : L’Attentat de Sarajero


EXTRAIT >

 

Finissons-en : jugeant insuffisants les termes « amour, tendresse, calme » pour rendre compte de ce que je pus, à diverses reprises, ressentir pour Mila, je prends conscience de mon incapacité complète à me souvenir de ce que j’éprouvais pour elle, je déclare nulles toutes les explications que j’ai pu donner précédemment à cette incapacité, et la justifie désormais de la façon suivante : mon voyage en Yougoslavie, motivé par des préoccupations sentimentales, s’étant terminé d’une manière à laquelle je ne m’attendais pas du tout, et que je ne pouvais pas prévoir, Branko s’est trouvé, par pur hasard donc, prendre une importance considérable, dont je tiens compte, malgré moi, dans l’évocation de mes souvenirs, ce qui a pour effet de minimiser Mila qui, en bien des circonstances, passe au second plan (ou bien, en même temps que je relate ma liaison avec Mila, je dois répondre de certains actes qui, bien que conséquences de cette liaison, n’étaient cependant peut-être pas nécessaires).

Je ne dis pas que cette explication soit satisfaisante. Elle est peut-être fausse. Mais je la maintiens. Toute autre supposition m’entraînerait trop loin…

Pendant presque quinze jours, donc, je vécus avec Mila. Mais Branko restait un problème. À peine rentré à Sarajevo, il écrivit à Mila une lettre de trente-cinq pages, dans laquelle il me traitait fort méchamment : il me dépeignait comme l’un de ces Français vicelards, héritiers de Voltaire, de Fontenelle, de Marivaux et de Stendhal (j’en passe, la liste contenait quarante noms ; elle prouve d’ailleurs que Branko n’a jamais rien compris à Stendhal ni à Marivaux), un de ces Français habiles à mettre toutes les ressources de son esprit pour conquérir une femme, sans l’aimer, simplement pour le désir, le stupre et la luxure, et qu’elle n’avait qu’à lire Nerciat et Laclos pour le savoir et que lui au contraire l’aimait l’aimait l’aimait et qu’il avait tout abandonné pour elle et que si c’était à refaire et que j’étais un rien du tout et que si elle aimait la Sixième c’était grâce à lui et Tolstoï aussi et qu’elle se souvienne de tout ce qu’il lui avait apporté et des promenades qu’ils avaient faites ensemble et des nuits qu’ils avaient passées ensemble et des journées qu’ils avaient passées ensemble et de la fois que et de la fois où, etc., etc.

Mila en fut toute remuée. Pendant un jour entier, elle me posa des questions idiotes : si je l’aimais, si je l’estimais, si j’aimais Tolstoï… En fait, j’étais fort embarrassé : notre liaison n’était pas encore très solide et trop de choses encore l’unissaient à Branko, il ne m’était déjà pas tellement facile d’apaiser les scrupules de Mila et cette intervention de Branko, que je n’avais pas prévue (Branko a un petit côté masochiste ; je l’aurais bien vu cultivant sa douleur ou jouant au grand désespéré-désabusé qui se retire dans sa tour d’ivoire pour y traduire Hegel ou François d’Assise, nourrissant son génie de spleen et de solitude), cette intervention donc ressemblait pas mal à une catastrophe.

Je réussis à éviter le pire ; mais il me fallut plusieurs heures pour lui prouver que Branko était partial et plusieurs autres grandes heures pour qu’elle consente enfin à ne plus s’asseoir à l’autre bout de la pièce. À partir de cet instant, j’avais gagné : lorsque ses yeux grands ouverts plongèrent dans les miens, je sus que Branko avait disparu de son esprit.

Provisoirement. Cet imbécile était capable d’écrire encore. Ma méthode, à la longue, ne valait pas la sienne. Rompu aux plus sévères disciplines dialectiques et de plus s’exprimant parfaitement en serbe (il n’a aucun mérite), il pouvait, en fin de compte, troubler suffisamment Mila pour que celle-ci n’accepte plus de me revoir. Certes, je pouvais, à ma manière, influencer Mila, lui montrer, par exemple, qu’elle n’avait jamais été heureuse avec lui et qu’ils ne pouvaient pas vivre ensemble plus de huit jours, mais ce genre d’argumentation me répugnait. Je pouvais également, par un coup d’éclat, lui prouver mes sentiments. Mais je n’aime pas les coups d’éclat et je crois que l’on ne doit jamais chercher à prouver ses sentiments : j’appelle cela du chantage. Bref, je pouvais utiliser contre Branko les arguments qu’il utilisait contre moi. Mais il m’importait d’être constamment naturel, détendu en face de Mila, il m’importait justement de ne pas être comme Branko, de ne jamais laisser s’introduire dans ma liaison avec Mila la passion, aussi jugeai-je très peu politique de chercher à lui prouver quoi que ce soit.

Par contre, je pouvais, tout simplement, demander à Branko de se taire. Lui faire savoir qu’il n’avait plus aucune chance du côté de Mila et que le mieux qu’il lui restait à faire, c’était de se réconcilier avec sa femme et de devenir un bon petit carriériste, car, avec le passé qu’il avait, il pouvait être recteur, ministre ou député en six mois, avec tous les avantages que ça comportait. Je lui écrivis une lettre dans ce sens, mais je commis la faute de ne pas me départir d’un ton quelque peu satirique, et Branko crut que je voulais me foutre de lui, ce qui était quand même un peu exagéré. Il me répondit d’une façon on ne peut plus agressive. Conciliant au possible, je me justifiai par retour du courrier. Deux jours après, je recevais de lui l’invitation pressante de me rendre à Sarajevo, où il me voulait héberger pour huit jours.

Je fus vraiment stupéfait par cette invitation. Pourquoi diable Branko voulait-il me voir ? Qu’avait-il à me dire ? Sur le coup, je fus évidemment tenté de lui répondre que j’avais bien mieux à faire à Belgrade, mais, réflexion faite, je me demandai s’il ne serait pas profitable de me rendre à Sarajevo, où je pourrais, de vive voix, tenter de convaincre Branko. J’aurais tout de suite dû comprendre que, s’il m’invitait à venir chez lui, ce n’était absolument pas pour le plaisir de me voir. Je croyais à un dialogue possible : certains hommes politiques ont fait des erreurs plus graves, après tout.

Je dis ça aujourd’hui, en sachant bien que je n’aurais jamais dû lui répondre. Si j’avais eu un minimum de bon sens, j’aurais, dès le départ de Branko ou tout de suite après avoir reçu sa première lettre, emmené Mila hors de Belgrade, à Skopje ou à Dubrovnik, enfin dans un endroit qu’il aurait ignoré. Mais jamais, au grand jamais, je n’aurais dû accéder à sa demande et partir pour Sarajevo. Car, à Sarajevo, il arrive que les choses ne se passent pas toujours comme on pourrait le désirer, et que les plus petites actions aient des conséquences bouleversantes. On a eu des exemples. Et je ne plaisante pas, je ne plaisante pas du tout, car enfin, si je n’étais pas allé à Sarajevo, je n’aurais jamais rencontré Anna, et si je ne l’avais pas rencontrée, je n’aurais jamais pu imaginer qu’il puisse être aussi facile de se débarrasser de Branko.

 

© Le Seuil 2016

© Photo : Louis Monier

 

 

Quatrième de couverture > Le tout premier roman de Georges Perec, le seul non publié à ce jour.

En 1956-1957, le jeune Georges Perec entreprend une psychanalyse avec Michel de M’Uzan. Il s’attache aussi à Paris à un petit groupe d’intellectuels et d’artistes yougoslaves. À l’été 1957, il part pour Belgrade. À son retour, il écrit en moins de deux mois L’Attentat de Sarajevo. Tout droit issu de son séjour yougoslave, et sans doute aussi de son année de psychanalyse, le livre est refusé par les éditeurs (Le Seuil, Nadeau), qui discernent pourtant que, sous ce texte d’un très jeune homme, il y a un écrivain.

L’intrigue a pour arrière-fond Belgrade et les errances façon Vitelloni du narrateur dans la ville. Celui-ci reste longtemps en échec dans ses tentatives pour séduire Mila, compagne d’un certain Branko, plus âgé qu’elle et figure d’autorité intellectuelle – et dont le narrateur est fortement jaloux. Il progresse lentement dans son parcours de la Carte du Tendre, mais finit par arriver à ses fins.

Sitôt Mila conquise, il part pour Sarajevo où vivent Branko et son épouse, pour persuader celui-ci qu'il a perdu ses chances avec Mila. Il s’insinue dans la vie du couple. Et fomente son attentat de Sarajevo : conduire l’épouse délaissée à assassiner son mari.

En contrepoint de ce récit, lui donnant un arrière-fond inattendu, Perec reprend l’histoire de l’attentat de 1914 et du procès qui suivit. Avec une même interrogation : qui est responsable d'un crime : celui qui le commet ou celui qui l'inspire ?

Galop d'essai, écrit de jeunesse, L'Attentat de Sarajevo représente peut-être aussi la seule fois où Georges Perec se risque au roman d'analyse, jouant sur le principe d'une double scène (comme il le fera souvent par la suite), et sur une construction d'ensemble pugnace et efficace.

 

Né en 1936, mort en 1982, Georges Perec est l’auteur d’une œuvre multiforme (du roman à l’essai, du récit autobiographique à la poésie). On lui doit notamment La Vie mode d’emploi (prix Médicis, 1978).

De Georges Perec ont paru, dans « La Librairie du XXIe siècle » au Seuil, onze titres parmi lesquels L’infra-ordinaire, Je suis né, Vœux, Un cabinet d’amateur, Le Condottière et Le Voyage d’hiver et ses suites.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Georges Perec, L’Attentat de Sarajero, Le Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », mai 2016, 190 pages, 18 €

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