Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Yasmina Khadra. Extrait de : Dieu n’habite pas La Havane


EXTRAIT >

 

« Qui rêve trop oublie de vivre », disait Panchito.

J’incarne mon propre rêve, pourtant je croque la vie à pleines dents sans en perdre une miette.

Je cherche toujours le bon côté des choses car elles en ont forcément un. Je vois le verre à moitié plein, une forme de sourire par-dessus la grimace, et la colère comme un enthousiasme dénaturé.

Le monde n’est pas obligé d’être parfait, mais il nous appartient de lui trouver un sens qui nous aidera à accéder à une part de bonheur. Il y a immanquablement une issue à n’importe quelle mauvaise passe. Il suffit d’y croire. Moi, j’y crois. Mon optimisme, je le cultive dans mon jardin potager.

Je me suis éveillé à la joie de vivre dès l’âge de cinq ans ; quant aux années qui précèdent, je ne m’en souviens pas – je suis certain qu’elles furent formidables, puisque mes parents l’étaient.

Ma mère était choriste. À Trinidad, sa ville natale, on la surnommait la « Sirène rousse ». Elle était un ravissement, avec sa peau de nourrisson, ses cheveux flamboyants qui cascadaient jusqu’à ses fesses et ses yeux verts, brillants comme des émeraudes. Lorsque mon père l’entendit chanter pour la première fois, il fut conquis corps et âme. Il l’épousa dans la foulée. Leurs noces se réinventaient chaque soir, leurs étreintes les scellaient ; il leur suffisait de se regarder pour que les aurores boréales se substituent à leurs prunelles. Rarement amour aura été aussi fort. C’était l’amour des gens simples qui, se sachant faits l’un pour l’autre, deviennent à eux seuls le monde.

Mon père était un grand et beau mulâtre, prodigieux fruit du croisement improbable d’un aristocrate lituanien en exil et d’une enfant d’esclave affranchi – il avait hérité de l’un les bonnes manières, et de l’autre, l’endurance. Avec son vieux costume repassé méticuleusement, son chapeau au ras des sourcils et ses souliers cirés de frais, il aurait pu passer pour un prince de la nuit. Quand bien même il ne parvenait pas à joindre les deux bouts, il ne nous refusait pas grand-chose, à ma sœur aînée et à moi. Il disait : « Être pauvre, ce n’est pas manquer d’argent ; être pauvre, c’est manquer de générosité. » Il aurait donné sa dernière chemise au premier venu. Le jour, il vivotait de petits boulots, le soir il trimait occasionnellement dans un bastringue pour un salaire de misère avant de décrocher un emploi comme chauffeur de maître. Il avait conduit Lucky Luciano qui possédait un hôtel sur le front de mer, puis un dénommé Brutus, l’une des plus grosses fortunes de Cuba forcée de déserter l’île au lendemain de la chute de Fulgencio Batista.

Lorsque la Révolution éclata, mon père se planqua à la maison durant des mois. Non par peur, mais par principe. Pour lui, se sacrifier était la plus grande injustice que l’on puisse s’infliger. « Mourir pour un idéal, arguait-il, c’est confier cet idéal aux usurpateurs ; les orphelins auront beau le réclamer, personne ne le leur rendra. »

Mon père ne croyait pas dans les idéologies qui relèvent plus de l’élevage que du lavage de cerveau, ni dans les révolutions qui se contentent d’inverser les tyrannies au lieu de les renverser, ni dans les guerres aux mémoires courtes qui font croire qu’il y a des causes plus précieuses que l’existence, ce qui le révoltait par-dessus tout. Il aimait la vie avec ses hauts et ses bas, ses miracles et ses imperfections, ses kermesses et ses minutes de silence. Mon père était capable de composer un songe à partir d’une volute de fumée ; il profitait de chaque fête comme si c’était la dernière, persuadé que nos rares mérites sont les moments de joie partagés avec les êtres que nous chérissons et en dehors desquels le reste n’est que concession.

C’est lui qui m’a appris à faire d’un sandwich un festin. C’est encore lui qui m’a certifié qu’être un homme, un vrai, revient à ne pas essayer d’être autre chose que soi-même – de cette manière, au moins, on ne trompe personne.

Le seul conseil qu’il m’a donné est : « Vis ta vie. » D’après lui, c’était l’unique conseil sensé.

Dans les années 1950, il m’emmenait écouter les rois du boléro, de la guajira, de la charanga. Je découvris ainsi cette sacro-sainte charité humaine sans laquelle le monde ne serait qu’un chahut démentiel : la musique, ce don magnifique que Dieu envie aux hommes. Défilaient dans les guinguettes assiégées Celia Cruz, Eduardo Davidson, Pérez Prado et toute une clique de musiciens chevronnés fabuleux. À l’époque, La Havane ne dessoûlait guère, les cabarets vibraient au rythme du cha-cha-cha, le mambo ensorcelait les noceurs et les rues grouillaient de trovaderos et soneros paumés en quête de gloire. Je me souviens, au sortir des night-clubs, que des femmes pimpantes et éméchées se laissaient embarquer dans des bagnoles colossales en riant aux éclats ; dans les casinos aux enseignes rutilantes, les nababs claquaient leur fric sans compter, et au fin fond des quartiers défavorisés, y compris le plus pauvre d’entre eux, Santos Suárez, il y avait partout, sur le pas des portes ou à même le trottoir, des insomniaques inspirés en train de taper sur des caisses de morue. La Havane était le paradis des gros bonnets de Floride, des « familles » de Baltimore, des bootleggers en rupture de stock et des parrains convalescents ; les cercles mondains se voulaient citadelles imprenables où n’étaient admis que les cols blancs, cependant, malgré la ségrégation qui frappait jusqu’à nos gouvernants, il ne nous était pas interdit, à nous les Afro-Cubains, de fantasmer à la périphérie des liesses arrosées. On avait le droit de crever de faim, mais pas celui de bouder l’écho des percussions.

Un soir, dans une salle archibondée, j’avais assisté à un concert d’El barbaro del ritmo, l’inimitable Benny Moré.

Quel choc !Je venais de rencontrer mon prophète.J’avais dix ans et donc toute la vie devant moi pour faire de la musique mon culte et de chaque partition, une messe.

C’est ainsi que je suis devenu chanteur.

Je m’appelle Juan del Monte Jonava et j’ai cinquante-neuf ans. Dans le métier, on me surnomme « Don Fuego » parce que je mets le feu dans les cabarets où je me produis.

C’est ma mère qui m’a initié au chant pendant qu’elle me portait dans son ventre. À ma naissance, mes cris retentissaient d’un bout à l’autre de l’hôpital; on raconte que les infirmières me pinçaient les orteils pour me forcer à pleurer, émerveillées par la pureté de ma voix. Les sceptiques trouveront que je force un peu le trait. Ils ont le droit de le penser. Je ne fais que consigner ici ce que l’on m’a raconté.

Ma carrière pourrait se résumer à mon répertoire de standards, c’est-à-dire aux chansons que j’emprunte aux autres car, malgré ma virtuosité, je n’ai pas réussi à intéresser un parolier ou un compositeur. Je connais tous les succès de la rumba et du son que j’interprète avec brio, mais personne ne m’a gratifié d’un texte qui soit à moi, rien qu’à moi, avec mon nom gravé sur le disque. Bien sûr, j’aimerais éditer un tube avec ma photo sur la jaquette, survolter les troquets avec mes chansons à moi ou écouter distraitement ma musique dans un taxi, tandis que le chauffeur perd de vue la route à force de se demander si c’est moi ou un sosie – hélas, les choses fonctionnent au gré des sonates qui nous échappent. Dire que ça me passe au-dessus de la tête, ce serait mentir sans vergogne. Je suis un artiste-né ; le statut de doublure me frustre cruellement quand, en me contemplant dans la glace, je me trouve une « belle gueule » franche qui mériterait de vrais lauriers. Cependant, je me ressaisis. Si je n’ai pas mon nom en haut de l’affiche, ça n’ôte rien à mon talent. Lorsque je tiens un micro dans mon poing, j’accède d’office au nirvana – ce que je suis avant de monter sur scène et ce que je deviens à l’instant où la salle se vide m’importent peu. Je rentre chez moi si épuisé et ravi que je m’endors avant que ma tête touche l’oreiller.

J’ai connu des périodes euphoriques dans ma jeunesse, quelques encadrés dans la presse – c’est d’ailleurs à un journaliste que je dois mon surnom. J’ai interprété « Hasta Siempre » devant Fidel, j’ai chanté deux fois à l’anniversaire de Gabriel García Márquez, ainsi que pour un tas d’oligarques soviétiques en visite officielle sur l’île ; j’ai même figuré dans un film aux côtés de la divine Mirtha Ibarra avant d’être coupé au montage pour je ne sais quelle raison.

Aujourd’hui, bien que je ne draine pas les foules, la ferveur n’a pas baissé d’un décibel.

Je travaille au Buena Vista Café – jadis Buena Vista Palace, si cher aux flambeurs de Cincinnati, que la révolution castriste a rétrogradé au rang de « café » pour la bonne cause prolétarienne. L’endroit garde encore les vestiges de son lustre d’antan avec sa façade impériale lambrissée de marbre, son perron à colonnades, sa pelouse sous les cocotiers et son vaste hall tapissé de miroirs – sauf que l’entretien et les prestations de service laissent à désirer.

Certes, le public a changé ; il est constitué d’anciennes groupies, de touristes âgés, amateurs de gros cigares et d’adolescentes effrontées – n’empêche ! Je demeure le saint patron des soirées enfiévrées, le conjurateur des vieux démons. Il me suffit de me racler la gorge pour que les gens divorcent d’avec leurs soucis et se lancent sur la piste.

Il faut me voir sur scène, avec mon panama enrubanné rouge sang, ma queue-de-cheval et ma dégaine. Lorsque je penche du buste en m’appuyant sur une jambe et en battant la mesure avec le bout de mon pied, la chemise ouverte sur le duvet de mon torse musclé, il arrive parfois à ces dames de tomber dans les pommes.

Si les gens continuent de fréquenter le « café », c’est grâce à moi, Don Fuego, le souffle incendiaire des Caraïbes.

Chanter, c’est ma vie.

 

© Julliard 2016

© Photo : E. Robert-Espalieu

 

 

Quatrième de couverture > À l'heure ou le régime castriste s'essouffle, « Don Fuego » chante toujours dans les cabarets de La Havane. Jadis, sa voix magnifique électrisait les foules. Aujourd'hui, les temps ont changé et le roi de la rumba doit céder la place. Livré à lui-même, il rencontre Mayensi, une jeune fille « rousse et belle comme une flamme », dont il tombe éperdument amoureux. Mais le mystère qui entoure cette beauté fascinante menace leur improbable idylle.

Chant dédié aux fabuleuses destinées contrariées par le sort, Dieu n'habite pas La Havane est aussi un voyage au pays de tous les paradoxes et de tous les rêves. Alliant la maîtrise et le souffle d'un Steinbeck contemporain, Yasmina Khadra mène une réflexion nostalgique sur la jeunesse perdue, sans cesse contrebalancée par la jubilation de chanter, de danser et de croire en des lendemains heureux.

 

La plupart des romans de Yasmina Khadra sont traduits en plus de 40 langues. Adaptés au théâtre dans plusieurs pays (Amérique latine, Europe et Afrique), en bandes dessinées, certains de ses livres sont aussi portés à l'écran (Morituri ; Ce que le jour doit à la nuit ; L'Attentat). Les hirondelles de Kaboul est en cours de réalisation en film d'animation par Zabou Breitman. Yasmina Khadra a aussi co-signé les scenarios de La voie de l'ennemi, avec Forest Whitaker et Harvey Keitel, et de La Route d'Istanbul, tous deux réalisés par Rachid Bouchareb. Ce que le jour doit à la nuit a été adapté au cinéma par Alexandre Arcady en 2012. L'Attentat a reçu, entre autres, le prix des Libraires 2006 et a été traduit dans 36 pays. Son adaptation cinématographique par Ziad Doueiri est sortie sur les écrans en 2013.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Yasmina Khadra, Dieu n’habite pas La Havane, Julliard, août 2016, 312 pages, 19,50 €

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