Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Vénus Khoury-Ghata. Extrait de : Les derniers jours de Mandelstam


EXTRAIT >

 

Allongé depuis des mois sur la planche de bois qui lui sert de matelas, Mandelstam se demande s'il est mort ou encore vivant.

Le premier mois passé il n'a plus compté.

Moins malades, ses voisins pourraient lui dire s'il est encore en vie.

Mais le typhus fait des ravages dans le camp. Trois déportés sur quatre en sont atteints.

 

Odeurs opaques de sueur, d'urine, de diarrhée.

Ouvriers-paysans ou condamnés pour des délits, aucun des déportés ne sait qui est Man­delstam. Il est le seul intellectuel du groupe.

Son voisin lui lève le bras chaque matin lors de la distribution du pain mais garde sa ration pour lui.

Le poète Ossip Mandelstam n'a pas faim.

N'a pas soif.

Le poète Mandelstam se veut à l'écoute des battements désordonnés de son cœur malade. Âgé de quarante-sept ans, il en paraît le double.

Mort, son voisin de châlit continuerait à lui lever la main pour bénéficier de sa ration de pain.

Incapable de parler, Mandelstam est inca­pable de s'y opposer.

Ses lèvres balbutient mais aucun son ne sort de sa bouche.

Il récite le même poème de peur de mourir avant lui.

Le répète même dans son sommeil et lorsqu'il lui arrive de rêver.

 

Il est dans un labyrinthe.

Il marche à tâtons pour ne pas se heurter aux parois visqueuses d'humidité.

Un homme le suit.

Son pas est lourd, assourdissant.

 

« Tu vois, je t'ai eu. »

 

Mandelstam qui se retourne reconnaît Staline à sa moustache.

 

« Tu n'auras que mon cadavre, mon poème sur toi me survivra.

Interdit de travail, de publication, pourchassé de ville en ville, perquisitions, arrestations, tor­tures, exil, froid, faim. Tu m'as tout fait subir depuis trente ans, mais mon poème est plus fort que toi. Veux-tu que je te le récite :

 

On n'entend que le montagnard du Kremlin

L'assassin et le mangeur d'hommes…

 

Arrête. Je connais le reste. »

 

Staline rit comme d'une bonne plaisanterie. Son rire fait trembler les murs, fait trembler Mandelstam.

 

« Avoue que je te fais peur. La preuve : tu te caches dans un labyrinthe.

— Avoue que mon poème te fait peur sinon tu ne m'aurais pas caché dans ce labyrinthe. Mais sache que je ne retirerai pas un seul mot. Mort, j'écrirai d'autres poèmes.

— ... que personne ne lira. Tu oublies que tu n'as pas le droit de publier. Personne ne sait qui tu es. Tu as détruit de ta main gauche ce que la droite a construit. Tous tes amis se sont détournés de toi.

Tu les harcelais. Tu leur imposais ta présence à leur table.

Dormais chez eux sans qu'ils t'aient invité, avec ta folle de femme. Deux mendiants. Aucune dignité. Vous avez épuisé vos amis. Vous les avez lassés.

— Mes vrais amis sont les misérables, les affamés qui font la queue pour une assiette de soupe. Les expulsés de leur toit, les exilés, les fusillés. Hommes, femmes, enfants livrés à ta machine à broyer. »

 

Mandelstam crie sa dernière phrase. Son cri lézarde l'œil de Staline. Staline porte sa main sur cet œil.

Le sang qui gicle de son orbite ruisselle jusqu'à terre et remplit le labyrinthe.

 

Pourquoi le labyrinthe ? se demande-t-il. Mandelstam sait qu'il hallucine.

Il essaie de s'accrocher à des lieux et à des faits réels pour effacer son cauchemar.

Pour ne pas sombrer. II a décidé d'affronter la mort les yeux ouverts.

Retrouver les moments qui ont précédé sa première arrestation l'aiderait à comprendre les raisons de sa chute.

 

Devenu du jour au lendemain indésirable, le couple Mandelstam ne savait plus vers qui se tourner.

Sans permis de travail, harcelés par la faim, ils mendiaient auprès des rares amis qui leur restaient.

L'aumône de quelques roubles arrachés à l'Union des écrivains ne pouvait les dépanner.

Inutile de demander l'aide de leur amie Akhmatova, elle aussi tombée en disgrâce.

Interdite de publication, Akhmatova ne s'au­torisait plus à écrire afin de préserver la vie de son fils emprisonné pour avoir voulu venger la mort de son père, le poète Goumilev, fusillé sans procès à l'âge de vingt-sept ans.

Mandelstam et Akhmatova, deux proscrits. Seuls étaient tolérés les poètes soumis au régime.

Akhmatova, son amie de jeunesse, sa com­plice, qualifiée de Cassandre dans un de ses poèmes, la première à avoir prévu les années sombres qui allaient déferler sur ceux qui osaient dire ce que d'autres pensaient tout bas.

 

Dolente et muette Cassandre

Tu gémis et tu brûles… Pourquoi vraiment,

Brillait le soleil d’Alexandre

Brillait pour tous il y a cent ans ?

 

Exilés dans leur propre pays, Mandelstam et Akhmatova refusaient de le quitter alors qu'ils s'y sentaient en danger.

 

J'ai oublié le mot que j'avais voulu dire

Et l'hirondelle aveugle retourne chez les ombres

Pour jouer, ailes coupées, avec les translucides.

Le chant nocturne naît quand la mémoire succombe.

 

© Mercure de France 2016

© Photo : Catherie Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Le poète fou caché sous sa couverture continue à balbutier des choses. Ses mots refusent de mourir. Le vacarme des trains n'empêche pas le poète de se réciter ses poèmes, de se les déclamer. Il entend des ovations. Il peut mourir en paix maintenant qu'il se sait apprécié. Moins fou, Mandelstam comprendrait que ce qu'il prend pour des ovations ne sont que des réclamations, ses camarades, des déportés comme lui, veulent du pain et pas des mots. Mort, ils continueront à lever son bras pour profiter de sa ration. En 1938, le grand poète russe Ossip Mandelstam a 47 ans et se meurt dans un camp de transit près de Vladivostok. Staline, "le montagnard du Kremlin, l'assassin et le mangeur d'hommes", est le responsable de sa déchéance. Du fond de sa cellule, perdu dans son monde peuplé de fantômes, Mandelstam revoit défiler sa vie : quatre décennies de création et de combat, aux côtés de Nadejda, son épouse adorée, et de ses contemporains, Akhmatova, Tsvétaïeva, Pasternak et bien d'autres... Grâce à son écriture sensible et à son sens inné de la dramaturgie, Vénus Khoury-Ghata redonne vie à Mandelstam et lui permet d'avoir le dernier mot. Prouvant que la littérature est l'un des moyens les plus sûrs de lutter contre la barbarie.

 

Romancière et poète, Vénus Khoury-Ghata est l'auteur de nombreux ouvrages. Son oeuvre a été récompensée par de nombreux prix, dont le prix Goncourt de la Poésie et le prix Renaudot poche pour La fiancée était à dos d'âne.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Vénus Khoury-Ghata, Les derniers jours de Mandelstam, Mercure de France, septembre 2016, 140 pages, 14 €

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