Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Laurent Mauvignier. Extrait de : Continuer


Extrait >

 

La veille, Samuel et Sibylle se sont endormis avec les images des chevaux disparaissant sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montagnes, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes.

Et puis au réveil, lorsque Sibylle sort de sa tente, une poignée d’hommes se tient debout et la regarde. Il lui faut trois secondes pour les compter, ils sont huit, et une seconde de plus pour constater que les deux chevaux sont encore à quelques mètres, là où on les avait laissés hier soir. Samuel se lève à son tour, il ne comprend pas tout de suite. Il regarde sa mère et, à l’agressivité qu’il reconnaît dans la voix des Kirghizes quand ils se mettent à parler, à questionner en russe, et surtout parce qu’à sa façon de répondre il voit que sa mère a peur, il se dit que la journée commence mal.

Sibylle parle russe, c’est l’avantage d’avoir eu des grands-parents qui ont fui l’Union soviétique. Mais c’est comme si elle n’entendait rien de ce que lui dit l’un des types. Elle fixe un instant ses yeux bleus, son visage fermé, les autres avec leurs têtes noircies par le soleil et le travail – mais qu’est-ce que c’est leur travail ? Sibylle sait qu’au Kirghizistan, voleur de chevaux est un travail qui a une tradition et une noblesse. Alors, pour l’instant, elle ne répond pas, ou seulement en posant d’autres questions, et les autres ignorent si c’est seulement sa voix et son accent qui déforment les mots qu’elle dit, ou si c’est bien la peur, l’émotion, le danger qu’elle ressent. Pendant ce temps, Samuel s’est levé, il a empaqueté ses affaires. Il démonte sa toile de tente et lance des coups d’œil à sa mère. On regarde les chevaux qui broutent de la luzerne un peu plus loin, en se disant qu’il faudra se rapprocher. Mais pour l’instant c’est le cercle des huit hommes qui se referme, se rétrécissant, se précisant comme les questions qui fusent, d’où venez-vous comme ça ? Pourquoi vous venez dans ce pays où il n’y a rien à faire ? Pourquoi vous avez envie de marcher si haut dans les montagnes ? Qu’est-ce que vous voulez ? Pourquoi vous venez et pourquoi une femme se promène seule avec un garçon si jeune ? Vous n’avez pas de mari ? Il n’y a pas d’homme avec vous, non ? Et vos chevaux, ils ont l’air robuste, vous les avez achetés où? À qui? Loin? Au marché à Osh ? À Bichkek ?

Sibylle et Samuel ne regardent pas le type pendant qu’il lance ses questions. Elle continue de parler en rangeant ses affaires – des gestes précis qu’elle ne pensait pas avoir déjà acquis, elle pourrait faire le paquetage les yeux fermés. Elle continue de poser des questions pour ne pas répondre à celles dont le débit se fait de plus en plus pressant. On a défait et rangé les tentes, sellé les montures, Samuel détache les chevaux, les hommes ne disent plus rien, ils ricanent, observent. On décide de descendre et de rejoindre les paysans qui travaillent plus bas, d’aller vers les fermes, on se le dit en français – un instant le français devient comme un mur épais et puissant pour se protéger des autres, ceux-là qui maintenant parlent entre eux et se mettent à rire d’un rire mauvais et rageur.

Quand Sibylle ouvre la marche, elle fend le cercle qui s’est fermé autour d’eux. Samuel la suit, le regard des hommes qui les laissent passer est une barrière plus difficile à franchir que leur corps, mais le cercle s’est ouvert et forme une ligne flottante : huit hommes qui les regardent partir et les suivent longtemps, d’abord du regard, puis en marchant derrière eux, de plus en plus près. Ils ne lâchent pas si facilement, ils insistent, toujours les questions sur les chevaux. Mais Sibylle ne répond plus. Elle murmure à Samuel qu’il faut continuer à descendre, sa voix est si basse maintenant qu’elle chuchote comme si elle craignait que l’un des hommes parle français, ce qui est absurde, bien sûr, elle le sait, peu importe, c’est plus fort qu’elle.

On lui avait bien dit que c’était une connerie de partir avec son fils comme ça à l’aventure, seulement tous les deux. Mais elle avait tenu bon, elle avait répondu, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous voulez que je ne fasse rien et que je laisse Samuel plonger et lâcher prise complètement ? Non, ça, c’est hors de question, je ne le laisserai pas tomber.

 

Pendant un temps qui leur paraît aussi long et pénible que sont lourds et insistants les regards des huit types, Sibylle et Samuel descendent. Ils veulent rejoindre la vallée en se disant qu’en bas ils trouveront des gens – car au-dessous on voit la route qui serpente entre les collines, et les villages, les fermes isolées, les gens qui vont travailler. Déjà la chaleur monte et dans quelques heures l’été écrasera les pentes verdoyantes sous un ciel d’un bleu limpide et implacable.

Dans leur dos, Sibylle et Samuel entendent que deux des gars ont l’air de réclamer quelque chose. Leur chef s’arrête pour les engueuler, ça discute, ça tergiverse, Sibylle et Samuel n’attendent pas d’en comprendre davantage ; ils marchent vite, silencieux, la bride à la main. Puis, soudain, les deux types se mettent à courir et passent devant eux en les frôlant et en gueulant, là, tout près, sans regarder vers eux, et dans l’air du matin a juste le temps de sentir un relent aigre de sueur et de poussière, peut-être de vodka. Les chevaux hennissent, ils n’aiment pas ce roulis de caillasses ni les voix rauques qui éructent. Les deux types descendent en cavalant et laissent les six autres derrière eux, qui semblent les insulter. On n’a pas le temps de se dire qu’on peut mourir ici, dépouillés et balancés dans un fossé, au pied d’une montagne, qu’ils peuvent nous traîner plus loin et nous abandonner agonisants parmi les pierres et les ronces. Oui, pas le temps de se dire qu’on peut se faire tuer par des sales gueules qui puent l’alcool et la crasse, on ne se dit rien, mais lorsqu’ils arrivent dans la vallée, près d’une route déserte, à flanc de colline, les hommes qui étaient derrière passent à l’attaque – c’est rapide, le chef jaillit le premier, il bondit sur Sibylle pendant que deux autres essaient de sauter sur Samuel. Sibylle s’est retournée et tient fermement sa cravache, elle cingle le visage du chef de bande ; Samuel frappe les deux types à coups de poings, les chevaux reculent, ils vont s’enfuir, les autres essaient de les saisir, mais ils se cabrent et hennissent en tambourinant sur le sol, les fers claquent sur la pierraille, la poussière monte, jaune, fine, des particules qui dansent autour des corps le temps que dure l’attaque – un temps très court, une voiture apparaît à l’autre bout de la route, Sibylle et Samuel ne la voient ni l’un ni l’autre.

Mais le chef de bande se met à gueuler pour prévenir les autres. Samuel et Sibylle transpirent et crient, quand ils voient la voiture ils ne pensent pas qu’on vient les aider. C’est une pauvre vieille Traban bleue, elle soulève une masse compacte de poussière qui ne retombe pas sur son passage mais semble se figer dans l’air. L’image qui leur vient, c’est plutôt celle des deux types qui se sont enfuis. Ils se disent qu’ils reviennent – mais sans doute pas, bien sûr que non, les autres types ne seraient pas pris de panique si c’était eux. La voiture approche, un avant-bras sort de la portière passager et au bout un objet – puis un soubresaut, la main et l’avant-bras qui rebondissent sous le coup de la détonation, une deuxième détonation, dont l’écho résonne longtemps dans l’air, un son métallique qui se fracasse très loin contre les parois des montagnes et se répercute encore avant d’aller mourir très loin, en haut, contre les glaciers.

Soudain, les types disparaissent dans la montagne. Sibylle et Samuel ont à peine le temps de les voir s’évanouir dans les bosquets et derrière les arbres – des frissons dans les feuillages, des bruits comme des animaux, les hennissements des chevaux qui ont peur et la poussière qui retombe, épaisse et pourtant légère comme du pollen au printemps sur le bord des routes de campagne.

 

© Éditions de Minuit 2016

© Photo : Roland Allard

 

Quatrième de couverture > Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu'à aujourd'hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter. Elle a ce projet fou de partir plusieurs mois avec lui à cheval dans les montagnes du Kirghizistan, afin de sauver ce fils qu'elle perd chaque jour davantage, et pour retrouver, peut-être, le fil de sa propre histoire.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Laurent Mauvignier, Continuer, Éditions de Minuit, septembre 2016, 240 pages, 17 €

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