Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Andreï Makine. Extrait de : L’Archipel d’une autre vie


EXTRAIT >

 

À cet instant de ma jeunesse, le verbe « vivre » a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, « exister » allait me suffire.

 

Je m'éloignais du rivage quand un hélicoptère rompit la somnolence brumeuse du matin. Le seul vol de la semaine pour la petite localité de Tougour, ce coin perdu de l'Extrême-Orient. Les passagers descendirent, chargés de valises, de cabas, de rouleaux de tapis... Un bref chaos se forma entre ceux qui venaient de débarquer et ceux qui, groupés sur le lieu d'atterrissage, s'apprêtaient à monter dans l'appareil. Une femme racontait sa sortie au cinéma (un événement !), un homme calait dans son side-car un lit pliant, une nouvelle venue, frissonnant sous ses vêtements légers, se renseignait auprès des autochtones...

Je décidai d'attendre que tout le monde soit parti avant de me remettre en marche. Et c'est alors que j'aperçus cet arrivant-là.

Assis au pied d'un rocher, il vérifiait son paquetage dont les sangles fixaient des skis de chasseur, très courts et larges, recouverts de kamouss – la peau dure des pattes de renne. Ici, la neige pouvait happer le voyageur même en été. Voyageur... Je devinais qu'il ne resterait pas au village ni ne poursuivrait le vol. Son but était ailleurs.

Cette pensée m'unit à lui, tel un secret partagé. Nous voyions le même dessin cendré des monts, le soleil dans des éclats de coquillages et, sous un amas d'algues, ce bloc de glace qui bravait la tiédeur de juillet... Je me sentis très proche de cet inconnu. Pourtant, son mystère résista – une identité plus complexe que celle d'un simple trappeur de la taïga.

L'hélicoptère vrombit, souffla une volée d'aiguilles de pin, s'envola, devenant vite une petite encoche au-dessus de la mer.

L'homme se leva, endossa son fardeau, dansota pour mieux l'équilibrer. Sans remarquer mon guet, au creux d'une dune...

Se détournant de la bande côtière, si utile dans ces contrées sans routes, il rejoignit la forêt, cherchant à se rendre tout de suite invisible. Je suivis le sillage de ses pas – le craquement d'une branche, une tige couchée. Il laissait peu de traces.

 

Mon arrivée à Tougour, une semaine auparavant, semblait confirmer le jugement que les « soviétologues » portaient, à l'époque, sur la Russie et son communisme vieillissant qui coïncida avec notre jeunesse.

À la fin de l'année scolaire, notre classe fut coupée en deux et l'annonce tomba : le premier groupe recevrait une formation de grutiers, le second – celle de géodésistes... Âgés de quatorze ans, nous manifestions des aptitudes inégales et, malgré le nivellement de la vie en orphelinat, on trouvait parmi nous des surdoués et des cancres, des stakhanovistes teigneux et des fainéants convaincus. Un oukase du Parti aplanit ces différences. De la Sibérie centrale, on nous expédia à trois mille kilomètres à l'est, en Extrême-Orient, où un chantier avait besoin d'apprentis grutiers et de géodésistes débutants.

« Embrigadement totalitaire, glosaient les soviétologues. La dictature qui nie l'individualité humaine. » Oui, sans doute... Sauf que nous le vivions non pas en théorie, mais dans la chair de nos âmes, pleines d'insouciance et de chagrins, de soif amoureuse et d'espoirs blessés. Notre départ se confondit avec l'éblouissement du ciel et les senteurs de la taïga renaissante. Rétifs aux doctrines, nous n'avions qu'une envie : nous enivrer de ce nouveau printemps, le meilleur de notre vie, pensions-nous.

 

L'apprentissage débuta à Nikolaïevsk, sur la rive gauche de l'Amour, « à une heure du Pacifique », nous informa-ton avec une pointe de fierté. La chance de voir l'océan ne se présenta pas, nous restions sur les berges de l'estuaire.

De la géodésie, j'avais la vision d'un couple d'hommes, l'un tenant une barre graduée, l'autre collant son œil à un appareil d'optique fixé sur un trépied. Le stage enrichit peu cette idée sommaire. Négligeant la précision du vocabulaire, nos maîtres désignaient leurs outils comme « truc », « bidule » ou, plus emphatiquement, « toutes ces conneries ». Ce flou didactique nous laissa le temps d'explorer le port, humant son air marin – si doux, comparé aux rudes effluves continentaux de la Sibérie.

Après le travail, il nous arrivait de voir nos formateurs dans une buvette à ciel ouvert, face aux docks. Un soir, nous les y surprîmes en galante compagnie : une femme à la chevelure d'un blond luminescent embellissait leur binôme que nous croyions indéfectible. Or, visiblement, elle venait de le briser, car le Grand et le Petit (selon leurs surnoms) s'affrontaient. Deux bouteilles vides traînaient par terre, à côté des « bidules » et du trépied... C'était une joute hautement professionnelle : l'un comme l'autre vantaient leurs exploits géodésiques. À les entendre, chacun aurait accompli des « levés topographiques » partout en Russie. Des sites défilaient, de plus en plus improbables : d'un palais des sports à une base navale, d'un stade olympique à un stand de lancement de fusées... L'invitée sirotait son vin, avec un sourire énigmatique. Et nous, enfin, nous apprenions la terminologie ! Dans leur mâle émulation, nos pédagogues mentionnaient le goniomètre, le tachéomètre, le théodolite...

Il était difficile pour une femme de les départager : le Grand avait de la prestance, tandis que le Petit portait une veste de cuir, ce qui assurait à un Russe d'alors un réel statut mondain.

– Moi, je vais travailler avec les Japonais, lâcha le Grand. Un levé, pour un débarcadère...

L'impudent mensonge d'une telle embauche enragea le Petit :

– Toi ? Avec les Japonais ? Mais tu ne sais même pas par quel bout tenir un graphomètre !

L'outrage était monstrueux. Le Grand se leva, empoigna son rival, le frappa. Celui-ci évita la chute mais, glissant sur une bouteille, exécuta un assez long jerk, involontairement lubrique. Les clients s'esclaffèrent. La blonde dulcinée émit un ricanement. Le Petit s'empourpra et la situation dérapa. Il saisit le trépied muni de piquets en acier et, avec un cri rauque, le planta dans la poitrine du Grand. Le craquement des côtes fracassées fut suivi d'un « Ah ! » du public, puis d'un silence. Le Grand repoussa l'arme tombée à ses pieds et, le visage grave, déboutonna son treillis ouatiné, y fourra la main. Nous nous levâmes pour mieux voir les débris d'os et de chair qu'il allait en extraire... Sa main réapparut : elle tenait un calepin dont la couverture en moleskine portait trois impacts profonds. Le carnet où il notait nos résultats... Les spectateurs se sentirent vaguement déçus. Alors, le Grand souleva le trépied, écarta ses supports et, soudain, d'un geste précis, serra dans leur angle le cou de son ennemi. Le Petit s'affala, tenta de défaire l'étau, se débattit, mollit. Un râle expulsa sa langue brunie par le vin. Les hommes bondirent en renversant leurs chaises, les femmes vagirent. Et la dame de la discorde se sauva, nous laissant un nuage sucré de parfum et l'éclat fulgurant d'une cuisse dans la fente de sa jupe de velours... Déjà les lourdes paluches des dockers relâchaient le garrot. À côté de ces hommes aux gros muscles noueux et tatoués, le Grand avait l'air d'un intellectuel raffiné.

 

© Le Seuil 2016

© Photo : U. Andersen

 

 

Quatrième de couverture > Aux confins de l’Extrême-Orient russe, dans le souffle du Pacifique, s’étendent des terres qui paraissent échapper à l’Histoire…

Qui est donc ce criminel aux multiples visages, que Pavel Gartzev et ses compagnons doivent capturer à travers l’immensité de la taïga ? C’est l’aventure de cette longue chasse à l’homme qui nous est contée dans ce puissant roman d’exploration. C’est aussi un dialogue hors du commun, presque hors du monde, entre le soldat épuisé et la proie mystérieuse qu’il poursuit. Lorsque Pavel connaîtra la véritable identité du fugitif, sa vie en sera bouleversée. La chasse prend alors une dimension exaltante, tandis qu’à l’horizon émerge l’archipel des Chantars : là où une « autre vie » devient possible, dans la fragile éternité de l’amour.

 

Andreï Makine, né en Sibérie, a publié une douzaine de romans traduits en plus de quarante langues, parmi lesquels Le Testament français (prix Goncourt et prix Médicis 1995), La Musique d’une vie (prix RTL-Lire 2001), et plus récemment Une femme aimée. Il a été élu à l’Académie française en 2016.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Andreï Makine, de l’Académie française, L’Archipel d’une autre vie, Le Seuil, août 2016, 288 pages, 18 €

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