Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Nicolas Idier. Extrait de : Nouvelle jeunesse


EXTRAIT >

 

Pékin est là, Feng Lei, ne t’inquiète pas. Il te suffit de fermer les yeux pour rester dans cette ville, conserver cette sensation d’espace immense, de dégagement vers le ciel. De fermer les yeux pour retourner une dernière fois au Palais d’été, t’asseoir sur un banc de pierre en face du lac Kunming, entendre les cris d’enfants et les admonestations des grands-mères pleines d’allant qui veillent sur eux. Feng Lei, tu es et tu resteras un enfant de Pékin, de sa musique, de son rythme, du déploiement d’espace horizontal et vertical qui rehausse sa beauté. Il te suffit de fermer les yeux pour retrouver les courants d’air de l’esplanade olympique, entre le stade Nid d’oiseau métallique et la piscine cubique, et voir flotter dans le ciel bleu acier ces minuscules cerfs-volants qui ne volent qu’une fois avant de se briser en deux, un peu comme l’espoir qui nous a tous animés et qui est derrière nous, aussi beau et fragile qu’un phénix en plastique à dix yuans déjà prêt à renaître. Il te suffit de fermer les yeux, Feng Lei, pour rouler à toute vitesse sur cette ligne droite infinie, de l’autoroute de Tongzhou, à l’est, à la route des Montagnes aux Pierres paisibles à l’ouest, traversant le centre des affaires vitré du CBD, puis l’avenue de la Longue-Paix et la place Tiananmen sous le regard de Mao Zedong au-dessus des cent drapeaux rouges et des estrades vides. Il te suffit de fermer les yeux et de te concentrer pour sentir sous les roues de ta moto japonaise, une Hayabusa au moteur surpuissant, le grain du bitume de ce long trait d’encre noire qui traverse les quatre premiers cercles de la ville. Oh, Feng Lei, il te suffit de fermer les yeux pour sentir sous tes doigts la fraîcheur miroitée des briques bleues du temple du Ciel. Il te suffit de fermer les yeux pour entendre la rumeur incessante de la circulation comme une ligne de basse. De fermer les yeux pour apercevoir les taches orange des kakis dans les frondaisons enneigées des arbres de décembre – à moins que ce ne soient mille soleils qui descendent entre deux gratte-ciel. Fermer les yeux, Feng Lei, pour remonter le temps, et t’en jouer. Jouer avec le temps est l’apanage des poètes, et dans la langue chinoise tu aimes que « poésie », , et « temps », , soient si proches l’un de l’autre.

*

Quand ta moto dérape et vient s’encastrer dans le capot de la voiture sombre, tu sais que la poésie va te servir à remonter le temps. Tu ne vas pas te laisser emporter avec naïveté par la mort, laquelle a pourtant mis toutes les chances de son côté.

*

Feng Lei, tu connais cette ville par cœur et tu lui fais confiance. Tu es capable de retracer en pensée des itinéraires entiers, comme pour une chasse au trésor, une quête vers l’essence qui vous sauvera, toi et les tiens. Tu pourrais remonter sans difficulté le chemin qui mène au petit restaurant où Zhang Xiaopo s’inflige ces cuites hebdomadaires dont il ne garde aucun souvenir, si ce n’est l’effroyable relent d’erguotou, cet alcool à 53° dont la consommation est régulée par la Santé publique, mais qui reste la boisson préférée des Lao Beijing, les « Vieux Pékinois ». Tu sais parfaitement qu’en prenant à gauche, en direction de la rue dite « des Fantômes », puis à droite vers les deux tours coiffant le nord de la Cité interdite, et continuant jusqu’à la rue Guloudongdajie, tu reviens au Temple, immeuble de deux étages dérobé dans le renfoncement d’une cour semi-industrielle, scène ouverte aux rockers et bar connu de tous les aficionados de la musique amplifiée. En grimpant les marches du petit escalier sur la droite à l’entrée, tu arrives dans la salle principale. La musique est éteinte. C’est là que tu as passé la nuit, avec plusieurs de tes amis. Vous avez laissé derrière vous des bouteilles de bière vides et des barquettes de plats commandés au restaurant voisin, entassées pêle-mêle sur une grosse caisse tamponnée par la douane maritime. Sam, ange au visage d’enfant fatigué, est encore là, dans la cour déserte. Elle aurait préféré que tu ne partes pas si vite, mais elle n’ignore rien de tes gestes impulsifs. Elle est habillée d’un tee-shirt multicolore et de jeans déchirés, ses cheveux sont ébouriffés et ses avant-bras tatoués de volutes d’encre nuit. Elle caresse son ventre avec douceur. Vous avez deviné à ce geste qu’elle attend un enfant. Peut-être est-ce pour cela que tu es parti si vite. Elle pense à toi. Ils pensent tous à toi, Feng Lei. Tu viens de leur offrir une des grandes soirées de leur vie, en même temps qu’à une foule compacte de fans convaincus et de noctambules de passage. Sam est là où tu avais garé cette moto dont la neige a dessiné le contour de l’absence, elle t’attend, jusqu’au moment où la sonnerie de son portable viendra déchirer le velours blanc du silence.

*

Tu remontes le temps, et tu es à nouveau dans la cour du Temple. Tu lèves le visage vers le ciel orangé qui est le toit des grandes villes. Les flocons de neige se déposent sur ton visage, comme des baisers légers. La solitude retrouvée. Tu aimes le silence. Le silence après le vacarme des guitares électriques, de la batterie et des éclats de voix. Tu te tiens debout devant ta moto. Tu as allumé une cigarette et tu ressens la ville comme une présence ouverte devant toi, dans toute la beauté des premiers soirs d’hiver. Pékin. Tu aspires la fumée. Ta main ne tremble pas. Tu te sens fort, jeune et amoureux, malgré tout ce qu’on dit de toi. Tu remontes la fermeture de ta veste noire et enfourches la moto. « Je ne me retourne jamais ; ça porte malheur », dis-tu souvent quand on t’interroge sur tes désinvoltures. Tu as dévissé les rétroviseurs. « Je préfère connaître ce qui vient que ce qui est déjà derrière moi. » Et quand on rétorque que le danger attaque souvent par-derrière, tu te contentes de répondre, avec le demi-sourire qui te vaut une réputation d’orgueil, « C’est pour cette raison qu’il faut toujours aller aussi vite que possible : pour que rien ne puisse vous rattraper ».

*

Avant de démarrer, tu noues un foulard sur tes cheveux longs pour les tenir en arrière, et glisses dans tes oreilles les écouteurs de ton iPhone. Le son déferle en toi, il envahit ta boîte crânienne, Feng Lei, s’infiltre dans le moindre pli de ton cerveau, irrigue tes canaux sanguins, se dépose comme une poudre d’or sur les parois intérieures de tes oreilles. Les notes emprisonnent la ville dans un long fondu enchaîné. Tu aimes ça. Ça te donne envie de rouler pleins gaz, le poignet de la main droite cassé pour tirer l’accélérateur au maximum et des larmes plein les yeux à cause de la vitesse. L’alcool est derrière toi. La vitesse le supprime. « Il n’y a pas beaucoup de chagrins qui tiennent face à la vitesse. » Tu t’offres un tour de Pékin, par le deuxième périphérique, et après seulement, tu reviendras chercher Sam. Tu regardes à peine en la dépassant la tour de la télévision, pourtant magnifique tout éclairée ; elle ressemble aux jambes d’un géant de verre arrêté en pleine course. Tu as passé plusieurs jours dans un de ces bureaux dont on ne peut ouvrir la fenêtre, avec vue de nuit sur le troisième périphérique de l’est irisé des étoiles filantes de la circulation. Tu lèves les yeux une fraction de seconde, le temps de voir le laser rouge du China Club et de l’Atmosphère qui monte d’un trait vers le ciel. « Si la foudre tombe non loin de toi, prends garde : ta vie est en danger », t’avait prévenu un diseur de bonne aventure de la rue Guozijian, attablé devant les hexagrammes du Livre des mutations. Tout en haut, des avions se croisent et, en dehors des passagers endormis ou hypnotisés par les petits écrans vidéo, il y en a toujours un ou une qui observe la ville et aperçoit cet éclair rouge. « Voilà l’éclair rouge de mon destin. » La moto ondule dans les courbes moelleuses du périphérique. Feng Lei, tu vas trop vite. Tu doubles par la bande d’arrêt d’urgence la file des gros camions nocturnes qui amènent les provisions de porc, de poulet, de maïs à une population jamais rassasiée – la population des grandes villes a toujours faim. La circulation est fluide. Tu aimes rouler à cette heure où il devient possible d’accélérer. Les périphériques sont dégagés, le bitume s’abandonne aux caresses de la brume. Le moteur vibre entre tes jambes. Tu ne perds rien de sa chaleur, de sa puissance. Aucune sensation, aucun mouvement de la vie ne t’échappe. Peut-être est-ce ainsi que naît ta poésie, lorsqu’elle est propulsée avec toi en orbite autour de Pékin et que les mots fleurissent comme des fleurs sur la chaussée.

 

Pas le moindre bruit ne perce les parois de la bulle qui t’entoure. La route te parle par vagues d’ondulations, ronronnements, chaleur. C’est à elle de prendre les décisions. Toi, tu écoutes du rock avec tes écouteurs blancs enfoncés dans les oreilles. Les paroles de ce morceau sont de toi. À l’origine, il s’agit de poèmes publiés dans ton premier recueil. Tu écoutes ces poèmes chantés par un des groupes de punk-rock les plus réputés de Pékin. Bian Yuan, le guitariste et chanteur de Joyside, t’a envoyé le fichier audio. À présent, tu files vers la tour du Tambour. Tu vas chercher Sam. Tu espères que l’impatience, ou la fatigue, ou encore la conjonction des deux ne l’aura pas fait partir sans t’attendre. Tu aurais dû la prévenir mais tu n’as pas eu le courage de remonter. Tu ressens le besoin de sentir le monde en toi, autour de toi, le vent qui glisse sous ta veste en cuir et te donne la chair de poule, l’odeur de mazout et de soufre, les flashs de la route jamais interrompue. Tu accélères encore, sous les câbles électriques de l’avenue Dongzhimen. Des tornades de souvenirs se soulèvent à ton passage et des larmes barrent ton visage. Le moindre accident te serait fatal, à cette vitesse, sans casque. Juste ce foulard de soie emprunté à Sam noué derrière la tête. Quand tu pénètres le cercle intérieur de la ville, entre le deuxième périphérique et la Cité interdite, tu ne ralentis pas. Pour que rien ne puisse te rattraper.

 

© Gallimard 2016

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Pendant que les gratte-ciel jaillissent à l’horizon et que les métros creusent d’immenses galeries souterraines, ils rêvent, le regard tourné vers les étoiles. Ils vivent une vie parallèle, rythmée, rapide, brutale, tantôt extrêmement joyeuse tantôt incroyablement triste. Ils sont poètes, rockers, amoureux. Ils ne dorment jamais, boivent trop, courent à en perdre haleine sur des trottoirs déserts. Parmi eux, Feng Lei, garçon sauvage revenu à Pékin malgré les cicatrices du passé, Sam, la plus jolie fille des nuits électriques, et Xiaopo, sosie de Mao devenu chauffeur de taxi. Pour échapper aux fantômes, il faudra aller vite et ne pas avoir peur. C’est une histoire qui se passe aujourd’hui, en Chine. L’histoire de la nouvelle jeunesse.

 

Agrégé d’histoire, docteur en histoire de l’art chinois et chercheur associé au Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-IV Sorbonne (CREOPS), Nicolas Idier est attaché culturel à l’Ambassade de France en Chine, à Pékin, depuis 2010. Il est l’auteur de La musique des pierres (L’Infini, 2014).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Nicolas Idier, Nouvelle jeunesse, Gallimard, août 2016, 368 pages, 20 €

Aucun commentaire pour ce contenu.