Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Véronique Ovaldé. Extrait de : Soyez imprudents les enfants


EXTRAIT >

 

Ce n'est qu'en rentrant hier soir de l'Institut de Barales, tandis que je conduisais lentement, le bras gauche à l'extérieur de la portière afin de goûter au vent chaud qui vient du sud et de l'Afrique, que j'ai pensé à ce qui m'avait amenée précisément ici, dans cette voiture qui remontait la colline. Tout avait commencé quand j'avais treize ans. Avant mes treize ans il n'y avait rien. Seulement la longue attente de l'enfance. Le sommeil et l'ennui dévorés de mauvaises herbes.

L'histoire d'Atanasia Bartolome pourrait donc avoir débuté, me disais-je, lors de la grande exposition de 1983 au musée d'Art et du Patrimoine de Bilbao. Je pourrais écrire que cette exposition avait marqué un tournant, mais ce ne serait pas assez fort puisque juste avant cette exposition tout était immobile et pétrifié, et pour marquer un tournant il eût déjà fallu être en marche. En fait, ma visite à la grande exposition de 1983 avait été la conséquence du désir d'émancipation de mademoiselle Fabregat, mon professeur d'histoire de l'art. J'aimerais pouvoir dire que c'est par elle que tout est arrivé. J'aimerais utiliser cette formule si satisfaisante et si catégorique. Mais c'est simplement que mademoiselle Fabregat, en plus d'avoir des accointances indépendantistes, rêvait d'un monde où personne n'aurait considéré que vous n'aviez plus qu'à rôtir dans les feux de l'enfer si vous aviez ressenti une bouffée de désir – de concupiscence – envers votre voisin de palier. Mademoiselle Fabregat faisait partie des rares professeurs qui nous demandaient de nous indigner devant les affiches qu'on voyait encore sur certains murs de la ville – et accessoirement de les arracher. Ces affiches de la Commission épiscopale d'orthodoxie et de moralité célébraient le port de vêtements décents pour les femmes et concevaient l'activité ménagère comme une pratique idéale de la gymnastique. Aussi vais-je me permettre d'écrire avec précaution que c'est parce que mon professeur d'histoire de l'art était une femme piaffant d'impatience que j'ai rencontré Roberto Diaz Uribe et que j'ai emprunté la route (on en revient toujours à ces affaires de virage et de croisée des chemins, comme lorsque le diable donna le choix à Robert Johnson entre l'art et la vertu) menant à l'obsession qui, durant trop longtemps, constitua ma vie.

Je pourrais vous dire, puisque je l'ai cru pendant pas mal d'années, que cette histoire a débuté il y a cent cinquante ans quand mon aïeul Gabriel Bartolome suivit Pierre Savorgnan de Brazza au Congo en pensant benoîtement explorer, édifier et ne jamais conquérir. Ou quand son frère jumeau Saturniño Bartolome décida de construire un phalanstère au Brésil.

Je pourrais tout autant vous dire que cette histoire remonte à quatre cents ans quand mon ancêtre Feliziano Bartolome coucha avec la maîtresse de l'évêque de la province et dut quitter son village d'Uburuk pour courir le monde puisque la chair l'avait trahi et mis au ban.

Mais je ne veux pas commencer par là.

Je pense qu'il faut que je commence par vous parler d'Atanasia Bartolome et de ce qu'elle ressentit quand elle vit pour la première fois une toile de Roberto Diaz Uribe.

À cette époque j'étais Atanasia Bartolome.

Mais comment parler de moi, de mes souvenirs, de mon enfance sans que la petite voix qui m'accompagne depuis toujours prenne la parole ? Si je retourne à la maison de mon enfance alors la petite voix qui me raconte ma propre vie s'installe confortablement, si je retourne à la maison de mon enfance alors je redeviens Atanasia Bartolome.

L'exposition qui fut à Bilbao l'un des événements de ce mois de juin 1983 fut considérée par beaucoup comme une provocation. Elle s'intitulait Mon corps mis à nu. Elle disait en effet qu'on pouvait de nouveau montrer en Espagne les corps, la chair, leur beauté et leur effondrement et qu'on allait mettre de côté pour un moment les tableaux tauromachiques. Elle présentait des toiles de Schiele, Bacon, Freud, Picasso et une toile monumentale de Roberto Diaz Uribe.

J'avais treize ans.

Je ne connaissais rien à rien. Seulement le temps long de la dictature, sa queue de comète, et la mémoire tronquée.

Nous n'avions jamais encore eu l'occasion de visiter dans le cadre scolaire autre chose qu'une église de jésuites.

La lumière était crue en ce matin de juin et je traînassais derrière mes camarades, les regardant marcher par grappes de trois ou quatre, cheveux nattés, serrés, contraints, corps boudinés dans notre uniforme à carreaux, boudinés parce que près de s'échapper, et nous marchions sur le trottoir et nous agglutinions à chaque feu rouge dans un mouvement aquatique qui évoquait un banc d'anchois allant et venant et scintillant, s'étirant et se reformant avec régularité. Je portais des chaussettes tirebouchonnées, des baskets noires et un bracelet de force que j'avais trouvé au marché pour contrecarrer cette tenue de bonne sœur, c'est ainsi que nous l'appelions, et chacune d'entre nous en transgressait comme elle pouvait la bienséance, vu que mademoiselle Fabregat, notre professeur d'histoire de l'art, était une femme en pleine conquête de son indépendance et que nous voulions toutes lui plaire. Je traînassais dans la perspective d'un après-midi sous le regard moins vigilant que d'habitude de mademoiselle Fabregat que les années 1980 galvanisaient et poussaient à porter des jupes en cuir très courtes. Je traînassais parce que je traînassais depuis toujours. Je marchais seule parce que jamais je n'avais réussi à caler mon pas sur celui d'une autre. Ce jour de juin 1983 était si limpide, avec un ciel d'un bleu catégorique au-dessus de Bilbao, punaisé de quelques nuages blancs, comme ceux qu'on voit au-dessus des sierras dans les westerns, des nuages parfaits, décoratifs et inoffensifs, et je marchais en m'inquiétant de ne pas encore avoir mes règles (mais en ne souhaitant pas vraiment les avoir) alors que toutes mes camarades en parlaient et arrivaient une à une le matin avec un air de fierté et de mystère qui disait qu'elles étaient passées de l'autre côté, et moi je traînassais, et je faisais attention de ne pas marcher sur les lignes du trottoir, et je pensais que, peut-être, je n'allais jamais les avoir et que je serais obligée de faire semblant et d'arriver moi aussi un matin avec un air de fierté et de mystère dont tout le monde se foutrait puisque j'étais tellement solitaire.

Nous avions monté les marches du musée et mademoiselle Fabregat s'était retournée en haut de l'escalier pour nous compter et nous jauger, elle arborait ce jour-là un pantalon noir assez serré pour que nous croyions toutes qu'elle ne portait pas de sous-vêtements. Elle était flamboyante devant la porte du musée à rameuter ses ouailles et j'étais si impressionnable et si prête à m'enthousiasmer que je me sentais frémissante, mais frémissante n'est pas le mot approprié, vibrante serait plus juste. Et je vous dis cela parce que cet état ne fut pas étranger à ce qui s'est produit dès l'entrée du musée.

Le tableau de Diaz Uribe ouvrait l'exposition. Il vous sautait quasiment au visage. Il était comme une revendication. La toile, aux dimensions spectaculaires, représentait le corps d'une femme à qui Diaz Uribe avait donné certaines caractéristiques animales – ou qui me parurent comme telles. Le trouble de cette langueur lasse si féminine alliée à ces mains trop griffues ou à cette pilosité trop visible m'a bouleversée. La femme était assise sur le sol, elle était décentrée, la plus grande partie de la toile était occupée par un carrelage bleu au motif géométrique répétitif. La femme était nue, le menton relevé, sa peau était bleutée, marbrée, transparente, d'une transparence maladive, épuisée, sexuelle.

 

© Flammarion 2016

© Photo : Jean-Luc bertini

 

 

Quatrième de couverture > « Soyez imprudents les enfants », c’est le curieux conseil qu’on a donné à tous les Bartolome lorsqu’ils n’étaient encore que de jeunes rêveurs – et qui explique peut-être qu’ils se soient aventurés à changer le monde. « Soyez imprudents les enfants », c’est ce qu’aimerait entendre Atanasia, la dernière des Bartolome, qui du haut de ses 13 ans espère ardemment qu’un événement vienne bousculer sa trop tranquille adolescence. Ce sera la peinture de Roberto Diaz Uribe, découverte un jour de juin au musée de Bilbao. Que veut lui dire ce peintre, qui a disparu un beau jour et que l’on dit retiré sur une île inconnue ? Atanasia va partir à sa recherche, abandonner son pays basque natal et se frotter au monde. Quitte à s’inventer en chemin.

Dans ce singulier roman de formation, Véronique Ovaldé est comme l’Espagne qui lui sert de décor : inspirée, affranchie et désireuse de mettre le monde en mouvement.

 

Véronique Ovaldé est née en 1972. Elle a publié huit romans dont, aux éditions Actes Sud, Les hommes en général me plaisent beaucoup et Déloger l’animal (2003, 2005) et, aux éditions de l’Olivier, Et mon cœur transparent (prix France Culture-Télérama 2008), Ce que je sais de Vera Candida (prix Renaudot des lycéens 2009, prix France Télévisions 2009, Grand Prix des lectrices de Elle 2010) et, plus récemment, La Grâce des brigands (2013).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Véronique Ovaldé, Soyez imprudents les enfants, août 2016, Flammarion, 352 pages, 20 €

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