Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Laurent Seksik. Extrait de : Romain Gary s’en va-t-en guerre


EXTRAIT >

 

Elle fouilla le premier tiroir du bahut, en sortit un à un les objets qui s’y trouvaient, ses mains agitées d’un léger tremblement qui n’était pas dû à l’air glacial pénétrant dans la pièce par les interstices de la fenêtre. Sur la table, elle déposa une brosse à cheveux, deux factures impayées, une enveloppe déchiquetée, quelques breloques, un cendrier en terre cuite fissuré de part en part. Elle glissa la main au fond du tiroir. Il n’y avait rien de ce qu’elle cherchait. Elle remit le tout en vrac et entreprit de prospecter dans les placards de la cuisine. Une fois pris les verres et les assiettes, elle monta sur une chaise, vit l’étagère nue. Elle souffla sur le bois. Une couche de poussière se souleva et retomba aussitôt. Dans son esprit, ce fut comme si le temps se recouvrait de cendres. Elle descendit de la chaise, alla dans sa chambre, fouilla sous les draps, examina sous le matelas, tira la petite malle où elle rangeait ses livres pour les protéger du froid et de l’humidité. C’était cette trentaine des plus belles éditions des romans russes et français qu’elle possédait et qu’elle avait commandées, ouvrage après ouvrage, à la Grande Librairie Française de Varsovie et pour laquelle elle avait déboursé au total plusieurs centaines de zlotys. Le dernier ouvrage reçu était le premier tome d’une édition de Guerre et paix. Elle avait abandonné depuis longtemps l’idée d’obtenir un jour le second tome.

Elle sortit les livres par piles de trois ou quatre et eut un pincement au cœur en contemplant le fond de la malle vide. L’argent n’était pas là non plus. Tout en remettant les livres, elle calculait dans son esprit combien elle pourrait en tirer si elle trouvait acheteur à Wilno. Mais qui aujourd’hui dans le ghetto lui proposerait une somme décente pour ces ouvrages pour lesquels elle s’était ruinée ? M. Piekielny à qui elle s’était ouverte de son intention de vendre la collection s’était montré intéressé par Madame Bovary, en hommage à son épouse disparue et prénommée Emma. Elle lui avait dit :

« Vous prenez Madame Bovary, prenez L’Éducation sentimentale ! On ne sépare pas les enfants d’un même lit. »

Le petit homme avait demandé dans sa barbe si Emma Bovary était également l’héroïne de L’Éducation sentimentale, si c’en était la suite.

« Non, monsieur Piekielny, ni la suite ni le premier épisode. »

Le petit homme avait pris un air triste de déception, avant que son visage ne s’éclaire et qu’il demande :

« Et l’argenterie, madame Kacew ? Ma proposition tient toujours, vous savez. »

Jamais elle ne se séparerait de l’argenterie.

Elle retourna dans la pièce principale, s’assit sur la chaise, embrassa l’espace vide du regard. Le divan rose avait trouvé preneur en premier. Puis la console Louis XV. Les fauteuils, l’armoire et le grand tapis avaient été emportés par les huissiers. La table, les chaises ainsi que le bahut étaient jugés irrécupérables.

Elle poussa un long soupir, plongea son visage entre ses mains, puis elle éclata en sanglots – quand Nina pleurait, elle semblait explorer toutes les ressources de sa mélancolie, célébrer en actes l’immensité de sa souffrance, elle pleurait comme les hommes pieux pleurent la destruction du Temple de Jérusalem, Kol Nidre et Kaddish mêlés dans un même et long sanglot.

Elle avait vécu en quelques années une telle somme de drames qu’elle avait l’impression d’avoir reçu en héritage tous les malheurs du monde.

Elle sortit un mouchoir de sa poche, essuya ses paupières, alla se poster devant le miroir, se força à sourire, reprit la brosse dans le tiroir et la passa dans ses cheveux avec de lents mouvements de va-et-vient.

On frappa à la porte. Elle s’éclaircit la voix.

— Entre, Roman.La porte en s’ouvrant laissa déferler la clarté du jour. Le garçon vint déposer un baiser sur la joue de sa mère, recula d’un pas, s’attarda sur son visage et demanda à Nina si elle avait pleuré. Nina nia du mieux qu’elle pouvait, puis, à nouveau, elle fondit en larmes.

— Si j’avais pleuré, je te le dirais, n’est-ce pas ? expliqua-t-elle, des flots de larmes continuant à se déverser sur ses joues. Pourquoi te mentirais-je ? Est-ce qu’il y a une honte à pleurer ?

Il fit non de la tête.

— Je te dirais tout simplement : oui, Roman, je pleure parce que je ne retrouve plus la liasse de billets que j’étais certaine d’avoir cachée et que je ne sais pas comment nous allons nous en sortir sans cet argent. Tu comprends, n’est-ce pas ?

Il approuva d’un mouvement du menton.

— Il n’y a pas de honte à pleurer, pas plus qu’il n’y a de honte à manquer d’argent, poursuivit-elle des sanglots dans la voix.

Elle prit son fils entre ses bras, serra sa joue contre la sienne, demeura un instant immobile, les paupières à demi closes, respirant son odeur. Sa peine se dissipa. Ses larmes cessèrent.

— Regarde-moi dans quel état tu t’es mis, tes joues sont toutes mouillées ! s’exclama-t-elle en tendant son mouchoir à son fils. Recule... voilà, tu es parfait !

Elle contempla Roman en silence, l’examina sous toutes les coutures comme elle en avait l’habitude lorsqu’il rentrait de sa journée d’école. Elle redoutait toujours qu’il ne couve quelque chose, avait la hantise qu’il ait maigri, qu’il fût tombé malade. Elle craignait qu’il n’ait pris un mauvais coup qu’il aurait naturellement tu parce qu’il savait combien la moindre écorchure sur sa peau pouvait blesser sa mère. Elle l’examinait avec plus de sérieux et de méticulosité encore depuis que son aîné avait été emporté par la maladie.

— Mais, ajouta-t-elle avec une expression de joie soudaine, tu as encore grandi ?

Il fit non de la tête, comme s’il était accusé de quelque chose de grave.

— Si, tu as grandi ! Ton pantalon t’arrive au mollet !

Il regarda au sol, avec un air d’incompréhension.

— Mon fils a encore grandi ! s’écria-t-elle, comme si c’était l’événement le plus extraordinaire de l’année.

Tout son chagrin était passé. Sa tristesse s’était envolée. Roman avait grandi. Qu’importaient la ruine, la pauvreté et la misère, le supplice infligé à ses jours par son mari volage, le terrible deuil dont elle sortait à peine, sa boutique Maison Nouvelle en faillite, ses chapeaux qui ne se vendaient plus, ses créanciers qui éructaient : Roman avait grandi !

— Oh, un bon centimètre ! exulta-t-elle. Va me chercher le mètre qu’on vérifie ! Il va falloir que je te refasse l’ourlet de ton pantalon.

L’enfant ouvrit le troisième tiroir du bahut où se trouvait le mètre, revint le donner à Nina, se mit au garde-à-vous face à elle dans l’attente d’être mesuré, selon un rituel qui se répétait depuis qu’il était en âge de se tenir debout.

 

Voir grandir son fils était un miracle que le sort renouvelait sans cesse, centimètre après centimètre, un des rares événements qui égayaient ses jours depuis la disparition de son premier fils, Joseph. Le demi-frère de Roman était mort quelques mois auparavant, à vingt ans et des poussières, au terme d’une terrible maladie qui avait atteint ses poumons et envahi ses reins, elle l’avait envoyé se faire soigner à Berlin, l’avait rejoint pour ses dernières heures, elle revoyait toujours les ombres sur son visage blafard, ses yeux encore brillants de vie et que la mort allait bientôt fermer.

Du fait de la croissance du garçon, son pantalon devait sans cesse être rallongé par un nouvel ourlet que Nina prenait un plaisir jubilatoire à faire. Se mettre à genoux devant Roman pour coudre, c’était dans son esprit comme s’incliner face au destin, se prosterner devant la vie qui continuait. Elle rallongeait le tissu, elle prolongeait les jours, conjurait le malheur à grands coups de ciseaux.

Nina avait confectionné le costume en choisissant soigneusement l’étoffe, et un à un tous les boutons, à l’époque où Arieh Kacew vivait encore à la maison, avant de s’abandonner dans les bras d’une autre, l’esprit égaré par l’appétence sans bornes des hommes, leur faim insolente de jeunesse et de jouissance.

Roman demeurait droit comme un i face à sa mère, tandis que Nina s’appliquait à défaire le précédent ourlet, une aiguille dans sa main, une autre entre ses lèvres, elle cherchait la marque idéale avec une précision d’orfèvre, s’y reprenait à plusieurs fois pour que le bas du pantalon fût cassé mais ne bâillât pas, ne descendît pas trop ; elle exigeait de lui une immobilité parfaite à laquelle il s’appliquait. Et, quand elle en avait terminé avec les ciseaux et les aiguilles, elle lui demandait de faire quelques pas devant elle, tout entière concentrée sur le travail qu’elle venait d’accomplir, comme si c’était la tâche la plus essentielle qu’elle ait jamais réalisée, recommençant au moindre doute afin que le pantalon eût la bonne tenue. À la fin, elle se montrait toujours satisfaite, c’était le plus bel ourlet qui ait jamais été cousu, ce pantalon tombait mieux qu’aucun autre, avait été fabriqué pour les jambes de son fils.

À l’époque où son mari vivait encore dans leur demeure, elle lui annonçait la nouvelle le soir venu quand il rentrait. « Roman a encore grandi ! » claironnait-elle si fort que tout l’immeuble du numéro 16 de la rue Grande-Pohulanka pouvait l’entendre. Son mari, bouillonnant d’une joie contagieuse, se plaçait à côté de son fils et, pliant les genoux pour se mettre à la hauteur du garçon, lançait :

« Roman, tu dépasses ton père ! »

Nina venait embrasser Arieh sur la bouche, fière de lui autant qu’elle l’était de Roman – son fils était leur œuvre, le sacre de leur union. Elle exultait comme si une partie de sa vie s’était accomplie dans ces quelques millimètres. Ce centimètre gagné était une victoire. On se congratulait, on faisait quelques pas de polka, mari et femme enlacés, ensemble comme au premier jour, unis pour l’éternité. Le garçon les rejoignait, entraîné dans la danse, transporté et ravi d’avoir contribué au bonheur des siens par le seul fait de sa croissance.

Maintenant, son mari dansait avec une autre.

 

© Flammarion 2017

© Photo : David Ignaszewski/Koboy

 

 

Quatrième de couverture > Avant d'inventer Émile Ajar, Romain Gary s'est inventé un père. Bâtissant sa légende, l'écrivain a laissé entendre que ce père imaginaire était Ivan Mosjoukine, l'acteur russe le plus célèbre de son temps. La réalité n'a rien de ce conte de fées.

Drame familial balayé par l'Histoire et fable onirique, Romain Gary s'en va-t-en guerre restitue l'enfance de Gary et la figure du père absent. Avec une émotion poignante, le roman retrace vingt-quatre heures de la vie du jeune Romain, une journée où bascule son existence.

Après Les derniers jours de Stefan Zweig et Le cas Eduard Einstein, Laurent Seksik poursuit magistralement cette quête de vérité des personnages pour éclairer le mystère d'un écrivain, zones d'ombre et genèse d'un créateur, dans une histoire de génie, de ténèbres et d'amour.

 

Né à Nice en 1962, Laurent Seksik est écrivain et médecin. Les derniers jours de Stefan Zweig et Le cas Eduard Einstein ont été traduits dans le monde entier, L'Exercice de la médecine a connu un grand succès. Romain Gary s'en va-t-en guerre est son huitième roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Laurent Seksik, Romain Gary s’en va-t-en guerre, Flammarion, janvier 2017, 240 pages, 19 €

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