Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Hélène L’Heuillet. Extrait de : Du voisinage


EXTRAIT >

 

Entre voisins, on s’épie, on se guette

De tous les voisins, ceux d’en haut, d’en bas, d’à côté, c’est le voisin d’en face qui fascine le plus. Qu’est-ce que j’épie chez le voisin d’en face ? Est-ce la différence que je guette et surveille ? Qu’est-ce que je crains de celui qui me regarde à la dérobée ? C’est effectivement dans le champ spéculaire que se produit d’abord la rencontre d’autrui. C’est par le regard que j’ai relation au corps, le mien, dans le miroir et dans les yeux d’autrui, et au corps d’autrui. Mais ce lien du regard est aussi ce qui nous sépare et nous oppose. L’amour peut naître dans le regard de l’autre, mais la méchanceté appartient aussi au registre spéculaire.

L’œil est attiré par le voisin ou la voisine d’en face. Dans Les Voisins d’en face, Sorrell Ames se fait l’écho d’un fantasme répandu : qu’à l’œil s’ajoute l’oreille (1). Un jour, l’héroïne du roman s’aperçoit qu’elle entend par le hasard du branchement d’une écoute (un écoute-bébé en l’occurrence) de nouveaux voisins d’en face qui attiraient déjà irrésistiblement ses yeux. Le hasard se change en habitude. Envie et jalousie constituent banalement la trame de l’histoire. Le mari de la voisine d’en face est plus beau, plus riche et plus ambitieux que celui de l’héroïne. La voisine d’en face, de son côté de la fenêtre, soupçonne sa voisine d’entretenir une liaison avec son mari ; comme souvent en ce cas elles deviennent finalement amies. Très curieusement, ce roman dont l’intrigue n’a pas plus d’intérêt que l’écriture, nous enseigne cependant remarquablement que tous les éléments du crime sont ici réunis.

Quand l’autre est mon semblable, mon moi, il me vole, me prend mon moi. Le voisin d’en face est mon semblable idéalisé. À ce titre, il est aussi celui qui me frustre non seulement de l’objet de mon désir, mais de mon désir lui-même. Une fenêtre me sépare et me lie au voisin d’en face. C’est cette fenêtre qui fait miroir. Mon identité se forge contre la sienne, dans une relation à la fois mimétique et haineuse. Mon désir m’apparaît comme projeté au dehors de moi. Il me renvoie l’image de mon désir. Lacan nous avertit que ce jeu est « un jeu de flamme et de feu, et aboutit à l’extermination immédiate (2) ». Le meurtre est le premier fantasme qui nous habite concernant le voisin d’en face. La puissance de Rear Window, Fenêtre sur cour, vient précisément de la réalisation visuelle d’un fantasme universel. Le film de 1954 est bien souvent réduit à son suspense, en définitive pourtant assez mince et bref. En fait, Hitchcock déplie la logique du face-à-face. Le personnage central, qui regarde ses voisins d’en face, est un photographe, Jeffries (James Stewart). L’œil est son instrument de travail. Immobilisé par une fracture de la jambe, Jeff n’est plus qu’un regard fixé sur ses voisins d’en face. C’est une lutte à mort qui s’engage dans ce face-à-face. La logique de l’œil s’emballe. Rien n’échappe au grand reporter, même un crime soigneusement caché. Se voyant vu, l’assassin tente de tuer cet œil dont une panoplie de téléobjectifs décuple l’acuité. Mais c’est par la lumière d’un flash photographique, d’un œil artificiel promu au rang d’arme de défense, que le journaliste paralyse celui qui s’apprête à l’assassiner.

 

La lutte à mort avec le voisin d’en face

Hegel, est pour Lacan, le premier à avoir conceptualisé la puissance mortifère du face-à-face. Peut-on trouver chez Hegel la source du désir contemporain de reconnaissance ? La lutte pour la reconnaissance est-elle émancipatrice pour les cultures minoritaires ou les victimes d’humiliations et de mépris ? À lire Hegel, la lutte pour la reconnaissance est pourtant d’abord l’histoire de l’impossible coexistence humaine. Hegel est en effet le premier à avoir formulé que le désir est le désir de l’autre, et à avoir saisi les implications de cette assertion. Le regard de l’autre et le corps de l’autre sont des miroirs vivants ; ils constituent la première fondamentale aliénation de nos désirs. C’est ce qui conduit à la lutte à mort, à la destruction. Dans la Phénoménologie de l’esprit, la lutte pour la reconnaissance émerge de la dialectisation du désir, qui se découvre moins tourné vers des choses que vers l’autre, moins consommateur d’autrui qu’en quête de son regard sur soi. Ce que je désire, c’est l’autre désir : je désire le désir de l’autre. Mais ce désir est déjà d’abord, parce que c’est un désir en miroir, une lutte pour la reconnaissance, un désir d’être reconnu de l’autre (3). La rencontre, événement imprévisible de l’autre, prend la forme d’un combat : « Un individu surgit face à face avec un autre individu. » Ce surgissement est tension vers la reconnaissance qui exclut les médiations symboliques dont nous l’habillons dans le monde humain ; ces consciences ne sont pas « encore présentées réciproquement ». Faire les présentations, se nommer, aller au-devant de l’autre, chercher à faire connaissance sont des codes de reconnaissance. Voisins et voisines polissent le surgissement de la rencontre par des rites de politesse.

Mais Hegel montre que, pour être reconnu à travers des présentations sociales menées en bonne et due forme, il faut s’être abstrait de notre avidité compulsionnelle. Parce qu’elle passe par le regard, la rencontre avec ceux d’en face est d’abord désir compulsif de voir. Chez Hegel, cette forme de désir, qui n’est pas encore un vrai désir car il ignore le temps, renvoie à la première position subjective, celle qui fait saisir la réalisation de la compulsion comme absolument vitale. Il faut forcer le regard de l’autre. Mais pour passer à une dimension plus humaine du désir, moins vorace, plus polie, il faut s’arracher à la vie, et prendre le risque de la mort. Pour témoigner qu’on n’est pas attaché à la vie l’un de l’autre, on veut réciproquement la mort de l’autre : « chacun tend donc à la mort de l’autre ». La vérité de la conscience de soi qui engage la lutte avec le voisin d’en face réside dans le risque de sa vie, car « c’est seulement par le risque de sa vie qu’on conserve sa liberté ». La lutte de pur prestige est le summum de la violence car elle est encore enfermée dans le spéculaire. La haine se mêle au désir.

Les romans contemporains sur les voisins tournent très vite au thriller, car le thriller est la forme contemporaine de la lutte de pur prestige. Dans Le Voisin de Tatiana de Rosnay comme dans Les Voisins d’en face de Sorrell Ames, de banales housewives, qui travaillent juste ce qu’il faut pour avoir l’occasion de sortir de chez elle, se transforment en détectives au péril de leur vie (4). S’engage alors dans les deux cas une lutte à mort avec leur voisin, qui est aussi, dans ces deux romans symptomatiques, une lutte d’une femme avec un homme. Ainsi le désir, dans sa dimension érotique, se prétend-il au-dessus de la vie, et s’en va-t-il à la mort. Même Le Livre des voisins de Danièle Laufer, qui, s’arrachant à la tragédie, dresse l’inventaire comique des fantasmes du voisinage, se fait l’écho du parfum de meurtre qui plane dans le face-à-face. L’auteur raconte le spectacle que son immeuble offre aux clients du café d’en face qu’elle écrit « Le café d’enface ». Bien entendu, les voisins font aussi partie de la clientèle de cet établissement et, tout en se dévisageant, se demandent les uns à propos des autres : « L’assassin en puissance a peut-être cette tête de femme à lunettes qui lit le journal (5) ? »

De nombreux romans sur les voisins trahissent l’espoir que, de la lutte à mort, sorte, comme magiquement, un progrès de la liberté. Chez Tatiana de Rosnay, l’héroïne ne vient pas seulement à bout du voisin pervers qui pense la séduire en la regardant sans être vu, mais elle rompt un mariage aliénant. Hegel nous apprend pourtant quelle puissance d’illusion mortifère contient le fait de risquer sa vie. Bien sûr, il n’est pas de vie sans risque, et il faut bien parfois oser se mettre soi-même en jeu. En ce sens, il n’est pas de liberté sans traversée de la mort, sans transformation subjective. C’est pourquoi, chez Hegel, la vérité, dans le grand chemin de la culture, est du côté de celui qui a eu peur de mourir, celui qui se trouve par là même relégué au service de la vie, à la servitude. Au moins celui-ci a-t-il vraiment compris quelque chose, il a compris ce qu’est la mort, et ce qu’elle n’est pas. Il a changé. Mais en tant que telle, la lutte à mort de pur prestige est une impasse. Or, avec le voisin d’en face, ce qui a lieu est une lutte à mort de pur prestige. La mort, dans cet affrontement duel, n’est encore que le négatif de la vie et, à ce titre, elle ne peut rien prouver. Ses effets sont inattendus, ils ne sont pas ceux qui étaient escomptés.

 

(1) Sorrell Ames, Les Voisins d’en face (1988), trad. P. Safavi, Paris, Presses de la Cité, 1999.

(2) Jacques Lacan, Les Écrits techniques de Freud, Séminaire livre I, 1953-1954, leçon du 5 mai 1954, Paris, Seuil, 1975, p. 194.

(3) Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), vol. 1, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, p. 155.

(4) Toute l’intrigue du roman de Tatiana de Rosnay tient à ce que celui qu’elle prenait pour un voisin du dessus était en fait un voisin d’en face.

(5) Danièle Laufer, Le Livre des voisins, Paris, Carrère, 1988, p. 22.

 

© Albin Michel 2016

© Photo : Hélène L’Heuillet

 

 

Quatrième de couverture > Faute de terre en friche, d'île déserte ou de territoire vierge à habiter, plus rien ne sépare aujourd'hui les hommes. Nous sommes donc tous voisins. Figure actuelle de l'altérité, le voisin n'est pas l'ami. On accueille l'ami chez soi tandis que l'on aborde le voisin sur le pas de sa porte. Le voisin n'est pas non plus le prochain, mais il l'a supplanté dans nos sociétés sécularisées. Il peut même devenir l'ennemi : au mieux, il n'inspire que froide indifférence, au pire, il suscite le déchaînement de la plus extrême violence. Le voisinage est un lien par le lieu. Nous ne nous comportons pas de la même manière selon que nous avons affaire à un voisin d'en face, un voisin d'à côté, un voisin d'en haut ou un voisin d'en bas. Savoir comment vivre et interagir avec son voisin sans tomber dans les pièges ravageurs du face-à-face constitue le principal défi d'une éthique du voisinage nécessaire dans une société de masse où, serrés les uns contre les autres, nous devons trouver le moyen de coexister.

 

Hélène L'Heuillet est maître de conférences en philosophie à l'Université Paris-Sorbonne et psychanalyste. Elle a publié, notamment, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-suicides, 2009.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Hélène L’Heuillet, Du voisinage, Réflexions sur la coexistence humaine, Albin Michel, septembre 2016, 240 pages, 23 €

Aucun commentaire pour ce contenu.